PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

In Le Nouvel Observateur – le 9 septembre 2013 :

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Ce texte porté par Vincent Peillon est-il contraire à la liberté d’expression ? Désigne-t-il les musulmans ? Questions à Eric Fassin, professeur de sciences politiques à Paris-8.

A peine le ministre de l’Education, Vincent Peillon, a-t-il dévoilé lundi 9 septembre le contenu de la charte de la laïcité, que des voix s’élèvent pour critiquer ce texte, qui interdit d’invoquer la religion pour contester un cours. Le Conseil français du culte musulman (CFCM) a immédiatement regretté que le texte comporte plusieurs "allusions" à l’islam, au risque de renforcer le sentiment de "stigmatisation" dans la communauté. Dans la foulée, le Défenseur des droits, Dominique Baudis, a décidé de saisir le Conseil d’Etat afin d’obtenir des "clarifications nécessaires" sur l’application du principe de laïcité. La charte, qui doit être affichée dans tous les établissements publics de France, est-elle contraire à la liberté d’expression ? Désigne-t-elle les musulmans ? Eric Fassin, professeur de sciences politiques à Paris-8, précise les ambitions et les limites d’un tel texte. 

Réaffirmer les grands principes de la laïcité était-il vraiment une priorité ?

– Aujourd’hui, un ministre de l’Education qui se réclame de la laïcité est presque sûr de faire consensus, sinon dans la société, du moins au sein du corps enseignant. On comprend que ce soit tentant… Mais il faut bien voir que tout consensus implique un "nous" qui se construit par opposition à "eux", et qui l’exclut du même coup. Il est donc d’autant plus troublant que cette charte s’adresse aux élèves que l’Ecole a vocation à intégrer dans la société.

En 1905, la laïcité concernait au premier chef l’Eglise ou l’Etat, soit des institutions. Elle vise désormais des individus, comme si les élèves étaient une menace pour l’école… La laïcité devient un enjeu disciplinaire, dans une politique de restauration de l’autorité. Or, la fonction première de la laïcité est d’accroître les libertés plutôt que de les restreindre.

Que pensez-vous de l’article 12 de la charte de la laïcité qui stipule qu’"aucun élève ne peut invoquer une conviction religieuse ou politique pour contester à un enseignant le droit de traiter une question" ?

– On ne peut qu’être d’accord : il faut évidemment interdire aux élèves d’empêcher un professeur de faire cours. Mais cela arrive-t-il si souvent dans la réalité ? J’en doute. Ce qui se passe, c’est que des élèves contestent le discours des profs sur le conflit israélo-palestinien ou la colonisation, la théorie de l’évolution, la construction du genre… Il ne faudrait donc pas qu’on aille au-delà de la charte, en empêchant la discussion. L’école est un lieu de transmission, certes, mais c’est un lieu de réflexion et pas seulement d’obéissance. Il faut développer le sens critique.

Mais faut-il laisser libre court aux propos négationnistes ou créationnistes des élèves dans les salles de classe ?

– Mieux vaut que les élèves disent des horreurs en classe, où on peut les discuter, plutôt que de les laisser sans réponse. Attention, il ne s’agit pas de relativisme. Il n’est pas question que les profs disent : "A chacun sa théorie. Moi, je crois à l’évolution, toi au créationnisme, et tout le monde a raison." Je préfère que des élèves aient le droit de protester – ce qui donne l’occasion aux profs de réfuter les absurdités proférées. Les interdire en ferait des martyrs de la liberté d’expression. D’autant qu’il ne faut pas oublier qu’une logique universaliste, cela s’applique aussi quand ça ne nous arrange pas. Face à la loi de février 2005 – finalement abrogée – sur les "apports positifs de la colonisation", aurait-on voulu des élèves passifs, qui n’interrogent pas cette vérité d’Etat ?

Cependant, "Liberté-Egalité-Fraternité" sont trois mots inscrits sur le fronton de toutes les écoles : l’école française n’est pas neutre, elle est porteuse de certaines idées.

– Bien sûr, et il faut s’en féliciter. Mais il est important de bien les présenter comme des valeurs, et non comme des vérités. L’Etat français revendique des valeurs, et c’est tant mieux. Mais les valeurs démocratiques sont faites pour être discutées. Par exemple, tout le monde se réclame de la liberté,  mais tout le monde n’y met pas la même chose. Songez au voile : certains veulent l’interdire au nom de la liberté des femmes, d’autres au contraire veulent l’autoriser, également au nom de la liberté. La bataille démocratique porte sur le sens que nous donnons à ces valeurs en pratique.

Pensez-vous que cette charte soit dirigée en priorité contre les élèves musulmans ?

– Tout dans cette charte, comme d’habitude quand il s’agit de laïcité, est formulé dans les termes d’une rhétorique universaliste irréprochable. Mais effectivement, tout le monde sait bien qu’on pense à certains plus qu’à d’autres. Quand la loi sur les signes religieux a été votée, personne ne songeait qu’elle allait toucher aussi aux turbans des sikhs : elle visait bien sûr le voile musulman. Quand la Manif pour tous prie devant le Sénat, qui s’indigne des "prières de rue" ? Bref, comment croire que la rhétorique universaliste de la laïcité n’est pas destinée à des groupes particuliers ? C’est saper la légitimité de la laïcité au moment où on prétend la renforcer. Quand certains nous diront : "Votre universalisme, c’est de l’hypocrisie", pourrons-nous leur donner tort ?

Propos recueillis par Arnaud Gonzague – Le Nouvel Observateur

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Categories: Laïcité

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