PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

In Interro Ecrite – le 29 octobre 2013 :

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Face à un discours contestable ou scandaleux, comme il en existe beaucoup sur l’école, le silence vaut consentement. Mais l’énervement n’est pas forcément la bonne stratégie. Il est souvent plus efficace de pratiquer l’art de la déconstruction méthodique. C’est ce que j’avais eu l’occasion de faire il y a quelques années dans le tout premier billet qui inaugurait ce blog et sur un point précis de « vocabulaire ». C’est aussi ce que fait Pascal Bouchard, sur d’autres sujets, dans son livre au titre trompeur « Je hais les pédagogues », paru cette rentrée. Il ne fait pas que cela : d’autres passages sont délibérément pugilistiques. Mais l’extrait que je publie ci-dessous relève bien de la calme argumentation, sur un thème fréquent dans les controverses scolaires : l’usage de l’étymologie pour appuyer une idée (ici, par Jacques Muglioni et Alain Finkielkraut). Où l’on voit que la skholè n’est pas forcément celle que l’on croyait. L.C.

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« Pour justifier sa vision de l’École, qui devrait selon lui ne pas tenir compte de la réalité des enfants qu’elle doit instruire, Alain Finkielkraut a longtemps usé d’une argumentation par l’étymologie dont semble-t-il, il n’ose plus faire usage. Je résume :

« Éduquer vient du latin educere, qui signifie conduire hors de. Le rôle de l’éducation est donc de sortir l’enfant de sa culture familiale ou communautaire, de l’arracher à ses attaches psychosociologiques pour l’amener au monde du Vrai, du Beau, du Bien. » C’est un argument qu’on trouve aussi sous la plume de Benoît XVI. Le cardinal Ratzinger était théologien, pas grammairien, et le Saint-Esprit ne garantissait son infaillibilité que pour les questions divines. On peut l’excuser. Mais Alain Finkielkraut est agrégé de lettres classiques (et non pas de philosophie, comme il l’a souvent donné à penser). Il a fait du latin et du grec. Il a fait aussi un peu de phonologie historique. Il devrait savoir que le latin ducere a donné le français duire, dans conduire par exemple. Le Gaffiot, la bible des latinistes, place juste au dessus d’educere, dans l’ordre alphabétique, un autre verbe, educare, qui est bien plus vraisemblablement l’étymon de la famille éduquer, éducation, éducateur… Or educare signifie exactement le contraire d’educere. C’est soigner, donner à manger, élever un enfant, un animal ou une plante. Éduquer, ce n’est donc pas arracher un élève à sa condition, c’est prendre en compte sa situation de faiblesse, et être pour lui aux petits soins.

Oublions cette querelle. Que vaut, au plan philosophique, cet argument par l’étymon ? Il suppose qu’existe une essence de l’Éducation, une nature profonde, dont cette origine lexicale serait le révélateur. Notre système scolaire ne serait qu’un avatar d’une « idée » d’école, d’une École idéale, d’une École qui n’existe que dans le ciel des idées. Est-ce stupide ? C’est en tout cas une forme de raisonnement assez répandue. Jacques Muglioni était officiellement philosophe, il a même été le doyen de l’inspection générale de philosophie dans les années 70. Et il est le véritable fondateur de la pensée « anti-pédagogiste » ou « Républicaine » contemporaine. Il n’a jamais écrit de véritable traité de philosophie de l’éducation, mais plusieurs discours, ou articles. En 1980, en réaction à la réforme Haby du collège, qui achève sa mise en place et dont l’idéologie pourrait bien gagner le lycée, il n’annonce rien moins que la « fin de l’école » (1).

Disons-le tout de suite, c’est magnifiquement écrit. L’homme a davantage le goût de la formule que de la rigueur intellectuelle. À deux ou trois citations, on mesurera la magnificence du style, qui en impose : « Toutes les innovations, les méthodes globales ou réputées actives qui tendent à privilégier le don de deviner sur la progression patiente à partir du simple, sont antirépublicaines. » « Les parents n’ont d’autre devoir que de respecter l’école ni d’autre droit que d’y inscrire leurs enfants (…) Les enfants ont généralement des parents, ce qui est parfois un bien, parfois un mal. Les écoliers ont à la fois beaucoup moins et beaucoup plus : des maîtres. »

C’est parfois assez solide, parfois plus beau qu’une sonnerie de clairons ou un roulement de tambour sur l’esplanade des Invalides. Et aussi creux. La force du verbe le dispense alors de toute démonstration, et de toute vérification. Car où a-t-il pris que les méthodes actives se contentaient de l’approximation dans les apprentissages, ou du « don de deviner » ? Quant au mépris qu’il affiche pour ceux « qu’on appelle étrangement de nos jours parents d’élèves », les intéressés jugeront.

Parmi ses arguments, J. Muglioni fait également référence à l’étymologie. École vient, affirme-t-il, du grec skholè, qui signifie « le loisir ». L’École serait donc ce lieu merveilleux où nous aurions « le loisir » de l’étude, le temps de penser, sans aucun souci d’efficacité économique, sans céder au moindre utilitarisme. Qu’on mît en relation le budget de l’Éducation nationale et le rendement de l’école, son efficacité sociale, lui paraissait d’ailleurs la chose la plus imbécile du monde. L’école n’a pas à se justifier. Elle est hors des raisons et des causes, elle est skholè.

Problème, les Grecs du temps de Socrate et de Platon n’avaient pas obtenu la 5e semaine de congés payés, ni même la première. Ils n’avaient pas idée qu’on pût se dorer sur des plages, et ils n’avaient pas non plus inventé le monachisme et ces lieux tranquilles où se retirer du monde, loin des vanités du siècle. Lorsque le citoyen, qui était, par définition, un homme riche, prenait des « skholè », du loisir, ce n’était pas pour farniente sur le sable de Marathon, ni pour méditer sur les vérités éternelles. Il mettait entre parenthèses sa citoyenneté, il ne participait plus aux débats sur l’agora, il avait enfin le temps de vendre son huile, d’acheter des esclaves, de surveiller le travail dans les mines d’argent, et d’affréter des navires de commerce. L’École, si elle était skholè, serait donc exactement le contraire de ce que Muglioni aurait voulu qu’elle fût, elle serait le temps des affaires et du profit. Mais encore une fois, ce n’est pas le fond du problème. Le plus grave est cette valeur donnée à l’étymon, cette conviction que l’École n’est que l’avatar d’une idée, dont l’histoire du mot serait révélatrice. Contrairement à ce que beaucoup de leurs adversaires, qui les ont mal lus, ont imaginé, les « Républicains » n’ont jamais cru à un paradis perdu, à la pure vertu des « hussards noirs » et d’une École de la IIIe République dont il faudrait retrouver la vieille odeur, celle des premières pages du Grand Meaulnes. Ce ne sont pas des nostalgiques, ce sont des idéalistes. Ils croient qu’il existe un idéal dont l’École actuelle, au lieu de s’inspirer, s’éloigne un peu plus à chaque réforme. Ils voudraient au contraire que l’École devînt enfin ce qu’elle est, de toute éternité.

Pascal Bouchard

(1) J. Muglioni est surtout connu pour être l’auteur du programme de philosophie de 1973, lequel comportait une liste importante de notions, et un nombre impressionnant d’auteurs. Ce programme a été très discuté, mais s’est finalement imposé : il avait la faveur des enseignants à qui il imposait tant de contraintes qu’il n’en imposait fi nalement aucune. Ses articles et discours ont été rassemblés en 1993, peu de temps avant sa mort, par quelques-uns de ses admirateurs sous le titre L’École ou le loisir de penser, et publiés par le CNDP. »

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