PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

L’hommage national  rendu, aujourd’hui, aux victimes des attentats barbares du 13 novembre ne marquera pas, de toute évidence, la fin des échanges, discussions et débats sur les conséquences de ces terribles événements. Il faut, d’ailleurs, le souhaiter vivement : comme le rappelait, de manière particulièrement opportune, Michel Terestchenko (1) lors d’une des conférences de CitéPhilo, à Lille, le 15 novembre (2), « nous sommes comptables des politiques publiques menées en notre nom pour combattre le terrorisme ». Et nous avons un devoir imprescriptible, en tant que citoyens, de les interroger, tout à la fois sous l’angle de la morale et sous celui de l’efficacité. À nous, en effet, d’exiger que notre démocratie réponde au terrorisme en restant fidèle aux principes qui la fondent… au risque, sinon, de donner raison à nos pires adversaires. À nous, aussi, de veiller à ne pas alimenter, par nos méthodes, ce que l’on prétend combattre… au risque d’aller, sinon vers une nouvelle « guerre mondiale », du moins vers une « mondialisation de la guerre » sous des formes encore inconnues, mais qui pourraient bien être plus terribles encore que ce que nous imaginons.

À nous donc, avec ces deux préoccupations fondamentales, de mettre en place, au niveau national, européen et mondial, les moyens de lutter efficacement contre toutes les formes de terreur pour construire, patiemment et obstinément, une véritable solidarité des démocraties et des démocrates : une solidarité porteuse de justice et de paix. Les défis, pour cela, sont immenses : défis citoyens et technologiques, défis géopolitiques et diplomatiques, défis économiques et sociaux. Ils sont exposés, aujourd’hui, dans les tribunes de tous les journaux et à la « une » de tous les magazines : espérons que, la première émotion passée, nous ne laisserons pas, à nouveau, nos gouvernants agir à leur guise, bombardant ici les stocks d’armes qu’ils ont vendus le veille ailleurs…

Mais, à côté de l’action citoyenne et du nécessaire sursaut politique, les attentats du 13 novembre appellent, à l’évidence, une action éducative de longue haleine. Dès le 14 novembre de nombreux enseignants se sont réunis, ont élaboré des outils pour aborder la question avec les élèves ; et, le lundi, les médias ont convenu que l’École s’était, globalement, montré à la hauteur de la situation. C’est bien. Mais ce n’est pas suffisant… Il va nous falloir continuer et apprendre à travailler ces questions sur la durée.

Pour avoir rencontré, ces derniers jours, de nombreux enseignants – essentiellement du premier degré et du collège –, je peux témoigner qu’au-delà de la « réassurance nécessaire » qui est, évidemment, un devoir des éducateurs à l’égard des enfants et des adolescents, au-delà de l’affirmation que « les adultes sont là pour les protéger » et qu’ils feront tout pour tenir parole, trois grandes interrogations sont présentes chez presque tous nos élèves. Trois interrogations qu’il nous faut regarder en face, assumer, et refuser résolument d’écarter au prétexte que « ce ne serait plus le moment ». Je crois, tout au contraire, qu’il faut maintenir ces interrogations ouvertes et se saisir de toutes les occasions possibles pour leur faire place : la première porte sur la question du mal, la seconde sur le sens de la vie, la troisième sur les rapports entre injustices sociales et liberté des personnes.

Le mystère du mal

Pour beaucoup d’enfants, en effet, le mal reste un mystère absolu. Ils partagent, en cela, la conviction traditionnellement attribuée à Socrate et développée par Platon : « Nul ne fait le mal volontairement ». Ou, plus exactement : « Nul ne peut désirer faire le mal pour le mal »… On peut « faire des bêtises », c’est-à-dire transgresser un interdit pour satisfaire un désir du moment ; on peut s’enferrer dans un caprice, se laisser aller à la colère, mais en étant conscient des limites à ne pas franchir et en sachant renverser sa violence en bouderie pour ne pas perdre la face ; on peut « mal faire », c’est-à-dire bâcler une tâche ou ne pas avoir fait l’effort d’apprendre ce qu’il fallait savoir, mais sans abandonner la perspective de réussir un jour ; on peut comploter pour humilier ou harceler un camarade, mais c’est parce qu’on n’imagine pas toujours les dégâts qu’on va produire et que, finalement, « ça permet de bien se marrer » ! Bref, on peut « faire du mal », mais c’est, en quelque sorte, en se trompant de bien : en choisissant son propre bien contre le bien commun, son individualisme contre l’intérêt collectif, le court terme contre le long terme, la satisfaction immédiate contre l’avenir du monde…

Tout cela les enfants et les adolescents le comprennent parfaitement et l’on peut – comme le font les animateurs des « ateliers-philo » – en discuter avec eux, établir une « hiérarchie des biens » qui permet d’entendre pourquoi on doit, à un moment donné, refuser ce dont nous aurions envie – « notre bien » du moment – pour « voir plus loin que le bout de son nez » et s’inscrire dans un « bien commun » qui promeuve l’universalité de « l’humaine condition ». Tout cela n’est pas si compliqué et l’on est là dans une « rationalité minimale » que des protocoles rigoureux de prise de parole, nourris par des récits ou des textes, entrecoupés de temps de réflexion personnelle silencieuse, régulés par des adultes qui exigent une expression précise, rendent praticable dans l’immense majorité des classes…

Tout cela est entendable par tous… ou presque ! Car il y a, bien sûr, une brèche irréductible dans le projet de Jürgen Habermas d’instaurer une « interargumentation rationnelle universelle », une brèche que Platon pointe au tout début de « La République » : « Mais comment peut-on faire entendre raison à celui qui n’a pas choisi la raison ? », demande-t-il. Ou, plus prosaïquement, quelles chances a-t-on, quand quelqu’un se précipite sur vous avec un couteau, de le convaincre de ne pas vous assassiner en lui rappelant, en toute hâte, l’impératif catégorique kantien ?

Les enfants comme les adolescents sont là en face de ce qui reste pour eux – et pour nous aussi – un vrai mystère : comment une personne, en possession de tous ses moyens comme on dit, peut-elle « vouloir le mal pour le mal », sans y trouver le moindre intérêt, sans que cela ne lui procure la moindre satisfaction durable, avec la volonté délibérée de détruire, de semer la mort et la désolation ? Or, avec les attentats du 13 novembre, perpétrés par des djihadistes kamikazes, nous sommes dans la « situation limite » de ce type la plus radicale et face à la question la plus impensable, que beaucoup de nos élèves découvrent pour la première fois in vivo : comment un être humain peut-il vouloir commettre de tels actes ?

Les enseignants qui ont eu l’occasion de discuter de cela avec leurs élèves m’ont tous dit que les réactions de ces derniers étaient unanimes : « Ce n’est pas possible ! Un humain ne peut pas faire ça ! » Effectivement, il y a là un mystère absolu qui nous fait côtoyer, précisément, les limites de l’humain. Qui nous laisse, sinon désespérés, du moins profondément atteints, à la frontière-même qui sépare l’humain de l’inhumain… Et que cette inhumanité absolue du mal radical soit perçue par nos enfants, que ce « passage au-delà de la limite » soit identifié comme tel, est absolument essentiel. Ce n’est sans doute pas un vaccin à caractère définitif, mais une question qui, parce qu’elle sera restée sans réponse et que la frontière entre l’humain et l’inhumain sera apparue infranchissable, peut permettre, un jour, de ne pas franchir le pas.

Le sens de la vie

Mais il n’est pas rare, m’ont dit les enseignants, qu’ici ou là, un élève émette l’hypothèse que les terroristes sont peut-être des martyrs, qui ont, certes, assassiné lâchement leurs semblables, mais en « s’offrant » à une « cause » à laquelle ils croyaient et avaient décidé de sacrifier leur propre existence. C’est alors qu’émerge une deuxième question : quelle est cette « cause » si attractive et puissante pour justifier de tels actes ? Comment se fait-il que ces jeunes adultes embrigadés – très vite, semble-t-il – dans des groupes djihadistes aient choisi l’intégrisme islamiste terroriste pour faire don de leur vie ? Comme si, dans l’Islam lui-même, il n’existait pas de possibilité de se dévouer au bien de ses semblables, comme si, dans la société française ou belge, il n’y avait pas une multitude d’occasions de s’engager au service des plus pauvres ou pour protéger l’environnement ! Ne riez pas… Ce sont vraiment des questions que posent les élèves. Et ce ne sont pas des questions si absurdes que cela.

Traduisons : on comprend bien que des jeunes en errance, complètement perdus, déracinés, accumulant les échecs, ne se sentant de nulle part et, ayant rompu toutes les amarres, soient des proies faciles pour des groupes islamistes terroristes. Ces groupes, en effet, leur procurent une chose essentielle pour eux : une identité. Avec ces groupes, ils sortent de leur solitude, éprouvent une sorte de fraternité primaire fondée sur la haine des « autres » et le « mimétisme » à l’égard des « héros » du clan. Ils deviennent, chacune et chacun, « quelqu’un », quelqu’un d’important, dont tout le monde parlera, même après leur mort… quelqu’un qui sera identifié à une cause qui les dépasse, quelqu’un, enfin – et c’est peut-être là ce qui les meut le plus – qu’« on respectera » ! Bien sûr, cette identité-là, ils la payent très cher : en renoncement total à leur liberté personnelle, en assujettissement inconditionnel… Ils la payent aussi, le plus souvent, de leur vie.

Et la question devient alors : qu’avons nous proposé à ces jeunes qui leur aurait permis de se construire une identité, d’être protégés par la loi commune… et, en même temps, de conserver, tout à la fois, la liberté et la vie ? Quel idéal leur avons-nous présenté qui puisse satisfaire leur soif d’engagement sans basculer dans la folie mortifère et meurtrière ? Dans ce monde où, pourtant, la pauvreté et l’injustice ne cessent de s’étendre, pourquoi n’ont-ils pas choisi d’aller creuser des puits en Afrique, de se dévouer auprès de personnes âgées ou de faire le chemin avec des woofeurs ? Ou, plus simplement encore, pourquoi n’ont-ils pas tenté de réussir dans le foot, de servir chez Emmaüs ou s’engager chez les Éclaireurs ? Pourquoi même – soyons fous ! – ces jeunes n’ont-ils pas pu s’investir rageusement dans leur travail scolaire, faire le planton devant une Mission locale pour accéder à une formation professionnelle ou chercher un employeur avec qui apprendre un métier ? Questions naïves, dira-t-on. Questions d’enfants et d’adolescents face au terrorisme aveugle et destructeur. Questions, pourtant, qu’il faut que nos enfants gardent en tête, pour les autres, certes… mais aussi et surtout pour eux-mêmes. Questions sans réponse universelle dans un univers où les grands idéaux communs ont du plomb dans l’aile. Mais question qui peut les « tirer vers le haut », les faire hésiter à sacrifier leur liberté et leur permettre de donner à leur vie un autre sens que la vengeance destructrice. Car il faut, là encore, toujours laisser cette question ouverte : que puis-je obtenir si « j’y mets le paquet » ? Que puis-je espérer comme existence qui me rende heureux et, autour de moi, fasse plus de place au bonheur ? N’y a-t-il pas une promesse, là, à ma portée ? Ai-je bien exploré l’infinité des possibles que m’offre la vie, au lieu de me précipiter, à la première occasion venue, vers la barbarie et la mort absurde ?

Les conditions sociales et la liberté

Mais là, encore, une autre question surgit très vite chez les élèves : les terroristes pouvaient-ils vraiment faire autrement ? N’étaient-ils pas des individus victimes d’injustices sociales terribles et complètement cabossés par la vie ? Ne peut-on pas leur trouver quelques excuses ? Et finalement, ne sont-ils pas plus des victimes que des coupables ?

Ne croyons pas que nos élèves écartent a priori ces questions. Ils ont intégré, bien plus que nous ne le croyons, une sorte de « vulgate bourdivine » sur le caractère insurmontable des conditions sociales. Ils savent parfaitement que tout le monde n’est pas égal devant l’existence, devant l’école, devant l’emploi. Ils voient bien que les origines sociales les marquent à vie et sont bien plus indélébiles encore que les tatouages qu’ils se font faire pour tenter d’échapper, par ce qu’ils décident d’inscrire dans leur chair, à ce qui est écrit dans leur destin.

Et ceux-là mêmes qui, parmi nos élèves, font partie des plus privilégiés ne sont pas les derniers à expliquer les errances des plus défavorisés par leur manque de « chance » dans la vie… Et puis, très vite, les affirmations s’engrènent : mais, parmi les plus abandonnés, parmi les victimes des plus grandes injustices économiques, familiales, sociales, scolaires, tous ne deviennent pas terroristes ! Il y en a qui s’en sortent, et très bien ! Alors, c’est que c’est possible ! Comment se fait-il que certains « s’accrochent » et « résistent », tandis que d’autres basculent dans le pire ? Voilà encore une question bien difficile ! Qui pourrait avoir l’outrecuidance d’y répondre de manière certaine ? On peut imaginer que ceux qui s’en sortent ont rencontré un adulte qui leur a fait confiance, un « tuteur de résilience », un camarade qui leur a montré la voie. Ou bien, peut-être, ont-ils trouvé, en eux-mêmes, la force d’échapper à cette fatalité ? Mais comment ? Qui saura jamais ? Entre les conditions sociales difficiles et le basculement dans la délinquance ou le terrorisme, il n’y a aucune automaticité, même si l’on sait que les premières contribuent souvent – mais pas toujours, heureusement ! – à l’émergence des secondes. On peut faire des corrélations sociologiques, elles demeureront toujours incapables d’expliquer la trajectoire singulière de chacune et de chacun, de ce qui a décidé de son sort à un moment donné.

C’est parce qu’il y a là une béance, un « trou » mystérieux, qu’il faut encore laisser cette question ouverte. La laisser ouverte pour que nos élèves soient déterminés à éradiquer les conditions sociales dramatiques et les injustices scandaleuses qui s’incrustent et se développent dans nos sociétés, favorisant, sans nul doute, les passages à l’acte les plus barbares. Mais la laisser ouverte aussi pour que chacun puisse se revendiquer libre, considérer sa vie comme son œuvre, irréductible aux conditions qu’il a subies… Pour que chacune et chacun soit capable de choisir « quand même » la voie de la générosité et de l’effort, la voie de la solidarité, la voie de la liberté.

Adorno se demandait, après la seconde guerre mondiale, comment l’on pourrait encore « éduquer après Auschwitz ». Je ne suis pas certain que l’on ait vraiment su répondre à la question, mais, je crois qu’on peut, qu’on doit éduquer après les attentats du 13 novembre 2015. Non pas « inculquer », mais « éduquer ». Répondre, certes, aux questions légitimes des enfants et des adolescents, leur donner des repères fondamentaux sur l’histoire de nos conquêtes – la République, la démocratie, la laïcité – mais les aider également à ne pas répondre trop vite aux questions philosophiques – au sens le plus authentique de ce terme – qui leur permettront de continuer à s’interroger tout au long de leur existence sur le mal, sur le sens de leur vie, sur celui de leur engagement pour, tout à la fois, adoucir le monde et assumer leur liberté, assumer leur liberté et adoucir le monde.

À clore ces questions trop vite, à les considérer comme des élucubrations inutiles, ou même à ne pas aider nos enfants et adolescents à se les poser, nous leur rendrions le plus mauvais service du monde. Nous les exilerions de ce qui fait en eux leur « humanité ».

Philippe Meirieu

NOTES

(1) auteur de « L’ère des ténèbres », Lormont, Le Bord de l’eau, « Bibliothèque du MAUSS »

(2) CitéPhilo fut, à la demande de la Maire de Lille, la seule manifestation publique maintenue le week-end des 14 et 15 novembre : un beau signe de résistance de la pensée libre face à la terreur… et des débats d’une très haute tenue.

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