Dispositifs d’égalité des chances, programmes d’ouverture sociale, prépas ZEP (zone d’éducation prioritaire), conventions Sciences-Po, Cordées de la réussite, etc. Rien n’y fait, ou presque. Les élites qui nous gouvernent – dirigeants économiques, politiques, haute administration – restent majoritairement blanches, viriles et de bonnes familles. Certes, on trouve désormais un peu partout de très belles réussites et des parcours «atypiques» de femmes et de jeunes issus de la diversité. Mais le visage des gouvernants n’a pas radicalement changé.

Les sociologues ont démonté les mécanismes qui aboutissent à cette reproduction – un système scolaire inégalitaire, des grandes écoles très élitistes, l’autocensure des élèves les plus modestes… Mais ils butent sur les solutions. Le mal n’est par ailleurs pas français. La Grande-Bretagne et l’Allemagne, qui n’ont pas de grandes écoles, ne font guère mieux. Retour sur les pistes les plus souvent évoquées pour diversifier les élites.

Supprimer l’ENA

Ce serait très symbolique mais, pour la plupart des chercheurs, cela ne changerait pas grand-chose. Il faut bien former des hauts fonctionnaires et, en la matière, les Français sont plutôt bons. Ensuite, les promotions de l’Ecole nationale d’administration (ENA) ne dépassent pas la centaine chaque année. Enfin, pourquoi alors dans la foulée ne pas supprimer Polytechnique ou les classes prépa.

Concernant l’ENA, l’idée récurrente est de réformer le concours pour le rendre moins discriminant. Chaque année, les présidents du jury se plaignent de candidats conformistes qui répondent ce que l’on attend d’eux. A peine arrivée, la directrice, Nathalie Loiseau, s’est attelée à une réforme, évoquant la suppression de l’«épreuve du cinquième jour» (que le candidat choisit) jugée discriminante, ou l’introduction d’une épreuve de groupe.

Une tentative de démocratisation a déjà été lancée avec la création en 2009 d’une prépa ENA pour des boursiers – 14 inscrits cette année. Les résultats sont assez décevants : un seul a jusqu’ici intégré l’école, deux ont été admissibles. Quarante ont par ailleurs réussi des concours moins sélectifs. Pour beaucoup, le dispositif intervient trop tard alors que le système scolaire a déjà fait le tri.

Selon Jean-Michel Eymeri-Bouzans, spécialiste de la haute administration et directeur adjoint de Sciences-Po Toulouse, il faut aller plus loin : «Il faudrait revenir sur l’accès direct des énarques aux trois corps les plus prestigieux : l’Inspection des finances, la Cour des comptes et le Conseil d’Etat. Nos voisins européens sourient lorsqu’ils voient des inspecteurs des finances de 29 ans mener des inspections sans avoir jamais travaillé dans un service administratif.» Le chercheur plaide pour des carrières plus progressives, ce qui laisserait leurs chances à des personnes ayant gravi les échelons et aux profils divers.

Miser sur l’université

L’université accueille le plus grand nombre de jeunes dans le supérieur (1,4 million au total), issus de tous les milieux. Si l’on veut démocratiser l’accès aux plus hautes fonctions, c’est à ce niveau-là qu’il faut agir, plaident certains. Or, l’Etat continue de dépenser plus pour un élève de prépa (5% des effectifs du supérieur) que pour un étudiant de fac.

La chercheure Muriel Darmon, qui vient de publier une étude fouillée sur le monde des prépas (Classes préparatoires. La fabrique d’une jeunesse dominante, la Découverte), évoque une «solution utopique» : «On pourrait inverser les publics, mettre les élèves de prépas à l’université et les étudiants en prépa. Les premiers s’en sortiraient très bien en fac, où l’on doit être autonome. Les seconds profiteraient à plein des cours en petits groupes, du suivi des enseignants et des contrôles répétés. Mais c’est difficilement réalisable.»

La ministre de l’Enseignement supérieur, Geneviève Fioraso, a voulu apporter sa pierre à l’édifice. Dans la loi sur le supérieur votée en juillet, elle recommande que le doctorat, diplôme universitaire peu reconnu en France, donne accès aux concours de la fonction publique, notamment à l’ENA. Mais, pour que cela se concrétise, il faut des circulaires, et les réseaux d’anciens fourbissent leurs armes pour défendre leurs positions.

Un zeste de discrimination positive

La discrimination positive, venue des Etats-Unis, a mauvaise presse en France. Rares sont ceux qui s’en réclament ouvertement. Pourtant, de nombreux dispositifs, destinés à donner un coup de pouce aux plus défavorisés, n’en sont pas si éloignés. On peut citer les «conventions éducation prioritaire» de Sciences-Po qui permettent à des lycéens de ZEP d’éviter le concours d’entrée. Mais le dispositif a ses limites : si des élèves issus des quartiers ou du rural ont pu accéder à l’école, l’origine sociale de la majorité ne cesse de s’élever.

Geneviève Fioraso a fait inscrire dans la loi un accès direct en prépa pour 5% des meilleurs bacheliers de chaque lycée de France. Il s’agit ici de lutter contre les inégalités territoriales, quelques grands lycées de centre-ville fournissant la quasi-totalité des effectifs des meilleures prépas. Responsable du dispositif «Egalité de chances» de Paris-Dauphine, Renaud Dorandeu juge essentiel de combler les écarts entre lycées : «Les élèves d’un lycée de Montreuil [Seine-Saint-Denis, ndlr] ne suivent pas le même programme de maths que ceux d’Henri-IV [à Paris]. Pour combler ce fossé, il faut donner davantage de cours à ces élèves et renforcer le lien lycée-supérieur.»

Mettre le paquet sur la maternelle

Le système scolaire français est l’un des plus inégalitaire du monde développé : un enfant de milieu défavorisé risque plus que les autres de redoubler son CP, d’accumuler du retard, de se retrouver perdu au collège et finalement de décrocher. Pour combattre cette injustice initiale, le ministre de l’Education, Vincent Peillon, a décidé de donner la priorité au primaire. Reste à savoir si les mesures prévues – comme affecter des maîtres en surnombre dans les écoles les plus sensibles – seront suffisantes.

Mais si l’on considère que les destins scolaires, et les destins tout court, se jouent si tôt, pourquoi ne pas remonter à la maternelle, voire avant ? Selon une nouvelle étude américaine menée par des psychologues de Stanford, un enfant de deux ans d’une famille pauvre peut accumuler jusqu’à six mois de retard de langage sur un autre de la classe moyenne.

Le bon vieux tirage au sort

Et si tous ces dispositifs pour faire émerger des élites plus diverses ne suffisaient pas ? Les experts rappellent que, souvent, les nouveaux promus se coulent dans le moule et ne font pas souffler le vent nouveau espéré. «Il existe un problème d’homogénéité et d’endogamie, mais le plus grave, pour moi, est la perte de capacité d’écoute de nos élites politiques à l’égard de la société et de l’innovation citoyenne, explique Loïc Blondiaux, professeur de sciences politiques à la Sorbonne (Paris-I). Et, pour y remédier, il ne suffit pas de renouveler leur origine sociale.»

Le chercheur prône le tirage au sort non pas pour remplacer l’élection, mais pour faire entendre des voix différentes qui ne parviennent plus aux décideurs. Il donne l’exemple de conférences de citoyens tirés au sort, «qui viendraient injecter des expériences et des points de vue différents» lors de la préparation de décisions. Une façon de faire bouger des élites bien trop figées.

Véronique SOULÉ