PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

À l’occasion de la journée internationale des Droits des femmes, Socialter republie un face-à-face inédit paru au numéro 8

En 2014, 16 % des garçons sortent de l’école sans aucun diplôme contre seulement 9,5 % des filles. Les inégalités de genre au sein de l’institution scolaire se seraient-elles effacées, ou même inversées ? Pas si simple. Regards croisés entre Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’éducation nationale, et Marie Duru-Bellat, sociologue de l’éducation.

Les filles font désormais des études plus longues que les garçons (38 % de bac+3 et plus, contre 26 %*) et on admet volontiers que les filles réussissent aujourd’hui mieux à l’école. Dès lors, peut-on encore dire que l’école génère des inégalités entre les filles et les garçons ?

Najat Vallaud-Belkacem : Oui, les filles réussissent à l’école. Et c’est ce qui d’ailleurs vaut à la France d’arriver en tête, en matière d’éducation, dans le dernier classement du forum économique mondial sur l’égalité femmes-hommes. Mais cette réussite masque un paradoxe : l’orientation demeure très fortement sexuée et l’insertion professionnelle des filles est nettement moins bonne que celle des garçons ; elles sont trop peu nombreuses dans les filières scientifiques et sélectives et surreprésentées dans les filières littéraires (près de 80 %). Ces inégalités dans le champ scolaire se paient comptant dans le monde professionnel : inégalités salariales, concentration des femmes dans des familles limitées de métiers, temps partiel féminin.

Marie Duru-Bellat : Il y a en fait deux questions. D’abord, peut-on dire que les filles réussissent mieux ? Tout dépend du critère de réussite retenu. Si on valorise la longueur des études ou des acquis fondamentaux comme la maîtrise de la lecture, il est indéniable que les filles sont gagnantes. Mais à l’aune d’autres critères comme la diversité des orientations professionnelles, l’accès aux filières jugées les plus prestigieuses, ou encore certains traits de personnalité comme la confiance en soi, le bilan est bien moins positif pour les filles… Quant à dire que l’école serait la seule responsable, c’est évidemment non. La meilleure réussite des filles dans les petites classes s’explique par le fait qu’elles sont, de par les pratiques éducatives des parents et les images du féminin qui les entourent, mieux adaptées aux exigences du « métier d’élève ». Plus tard, la perception qu’elles ont du marché du travail et, à nouveau, du féminin, est un facteur décisif de leurs choix professionnels…

Dans quelle mesure le fonctionnement de notre système éducatif fabrique-t-il ou reproduit-il des inégalités de genre ?

MDB : L’école est nichée dans la société. Les définitions du masculin et du féminin qui y ont cours et qui sont déjà largement intériorisées par les élèves qu’elle reçoit s’imposent donc aux enseignant(e)s. Ils et elles vont les reproduire inconsciemment, sans compter cette tension classique en éducation : former à la critique ou adapter à ce qui est. Faut-il, par exemple, pousser les élèves dans des voies où ils et elles seront très minoritaires et risquent d’en souffrir ?

NVB : Les études nous le montrent, les inégalités se diffusent en dehors de l’école mais aussi dans l’école. Le plus souvent involontairement, les enseignants n’attendent pas – et n’obtiennent pas – des filles et des garçons les mêmes prérequis et les mêmes performances. En classe, la parole est inégalement distribuée et les attentes différentes à l’égard des garçons et des filles, alors même que les enseignants ont le sentiment, et la volonté, d’être équitables. Les manuels scolaires reproduisent des stéréotypes que des rapports récents ont illustrés. Les réactions ces dernières semaines sur internet à l’égard de fiches d’exercices de mathématiques sexistes et la réaction positive de l’éditeur montrent que notre société prend conscience de ce phénomène et demande l’égalité.

Comment les inégalités scolaires préparent-elles les inégalités dans le monde du travail ?

NVB : Plusieurs facteurs se cumulent : prégnance des stéréotypes, manque de formation à l’égalité… Tout cela joue et conduit à ne pas donner aux élèves la confiance pour se défaire de certains déterminismes sociaux. Le résultat, c’est une orientation très fortement sexuée qui se prolonge dans le monde professionnel : au lycée, les filles sont près de 46 % des élèves de terminale S ; pourtant elles hésitent encore à s’orienter vers certaines filières scientifiques après leur bac. C’est l’inverse évidement dans les filières sociales et paramédicales où les garçons sont trop rares. Résultat, seuls 12 % des métiers sont mixtes et cette ségrégation joue contre les femmes : 50 % d’entre elles travaillent dans 12 familles professionnelles sur 87. D’autre part, les différences de comportement entre filles et garçons perdurent au travail, notamment lorsqu’il s’agit de négocier son salaire ou de demander une promotion. L’école ne peut pas tout, mais elle doit contribuer à donner confiance aux filles comme aux garçons.

MDB : Globalement, du fait de leur niveau de diplôme plus élevé, les filles devraient s’insérer mieux. C’est en partie vrai : plus de filles que de garçons accèdent à des emplois de cadres ou de professions intermédiaires. Mais la situation professionnelle ne dépend pas seulement du niveau de diplôme. La spécialité et la nature de l’emploi jouent également, et en l’occurrence, les emplois féminisés, auxquels accèdent les femmes, « paient » moins. Surtout, à diplôme identique, les femmes rencontrent des difficultés spécifiques largement liées à leur situation familiale ; c’est alors le fonctionnement de la famille – concrètement, le fait que la charge des enfants est principalement assurée par les mères – qui est en cause.

Cette différenciation fille/garçon et les stéréotypes de genre ne sont-ils pas davantage produits par la famille et la société dans son ensemble ?

NVB : L’influence de la société, notamment via les médias, est déterminante. Et notre école est le produit de notre société, il n’est donc pas question de la rendre responsable de toutes les inégalités. En même temps, l’école reproduit elle-même ces inégalités. L’enjeu du plan pour l’égalité que j’ai élaboré, c’est d’inverser cette logique via la formation des enseignants et des outils pour transmettre la culture de l’égalité. L’école doit permettre aux enfants de décrypter les images, les stéréotypes qui circulent, de ne plus les subir. Notre système éducatif doit permettre aussi aux filles d’avoir suffisamment confiance pour faire leurs propres choix sans se laisser enfermées dans des parcours construits par les préjugés. C’est un bénéfice pour les individus mais c’est aussi un bénéfice collectif, car en acceptant la reproduction des inégalités, notre pays se prive de talents qu’il a lui-même formés.

MDB : L’école reproduit effectivement les stéréotypes qui ont cours dans la société. Mais sa vocation est d’ouvrir les portes ; il n’est pas tolérable qu’elle laisse libre cours à des stéréotypes qui entravent les choix et les possibilités de réussite des élèves (« je suis une fille, la physique, ce n’est pas pour moi » ou « je suis un garçon, laissons le français aux filles »)…

Justement, que peut faire l’institution scolaire pour lutter contre les conditionnements socio-culturels liés au genre ? Faut-il inciter les jeunes à s’orienter vers des métiers considérés comme plus « masculins », et inversement ?

MDB : Ce n’est pas à l’école de régir les « choix » privés ; par contre, elle a à s’assurer qu’il s’agit bien de choix et non de conditionnements. La vocation éducative de l’école, c’est d’aider les jeunes à se libérer des barrières que le genre et les stéréotypes qui y sont associés dressent devant eux, dans leur vie professionnelle et personnelle. Un garçon doit pouvoir aimer la danse sans se sentir anormal. Apprendre à rejeter toutes les formes de violence et de discrimination liées au genre doit aussi être au programme.

NVB : Je le disais, l’école ne peut pas tout, mais elle peut beaucoup. Depuis 2012, j’ai mis en place une stratégie interministérielle globale pour l’égalité femmes-hommes qui consiste à agir partout où les inégalités se manifestent. À l’école, avec le plan pour l’égalité filles-garçons, nous agissons sur les bons leviers : la formation des enseignants à l’égalité, qui sera généralisée pour agir sur les pratiques professionnelles ; la production d’outils concrets pour donner aux enseignants les moyens de transmettre la culture de l’égalité et du respect aux élèves. L’autre levier, c’est mon action pour la mixité des métiers, un enjeu essentiel pour l’école et pour notre économie. Et je n’agis pas seule, la force du dispositif mis en place en 2012 et qui est inscrit dans la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, c’est que l’action à l’école est solidaire et renforcée par d’autres actions que nous menons pour lutter contre le sexisme dans les médias, pour prévenir les violences, pour briser le plafond de verre et les discriminations dans le monde du travail.



Dans vos études et dans votre parcours professionnel, comment avez-vous vécu cette question du genre ? Aujourd’hui, comment contribuez-vous à la lutte contre les inégalités de genre à l’école ?

MDB : Je suis venue à la sociologie par l’étude des inégalités. Alors que jusque-là on parlait peu du genre en France, j’ai publié en 1990 L’école des filles, le premier livre sur les inégalités garçons-filles, notamment (mais pas seulement) à l’école. En lien avec le ministère de l’éducation nationale, je me suis très vite impliquée dans la sensibilisation des enseignants à cette question. À l’époque, parler de genre et d’égalité filles-garçons ne posait pas de problème !

NVB : Dans mon parcours scolaire, j’ai toujours eu plus d’affinités avec la littérature qu’avec les maths. Mais je ne saurai dire si les stéréotypes y sont pour quelque chose… J’ai eu la chance de rencontrer des personnalités, des « rôle-modèles » qui m’ont permis de comprendre que « tout est possible à qui rêve, ose, travaille et n’abandonne jamais ». La lutte contre les inégalités femmes-hommes et les discriminations sont un engagement personnel fort qui fonde mon identité politique. Mais c’est aussi une responsabilité de tout ministre de l’éducation nationale car la promotion de l’égalité filles-garçons est une mission de l’école depuis 1989. Avec le plan égalité filles-garçons que je présente fin novembre, c’est cette obligation que je veux décliner de manière très concrète.

Comment voyez-vous notre société évoluer à long terme sur les questions d’égalité de genre ? Certains aujourd’hui parlent de « féminisation » de la société. Quelle est votre analyse ?

MDB : Féminisation ? Le terme est ambigu ! Ce qu’on observe aujourd’hui, c’est plutôt une hypersexualisation de plus en plus marquée des petites filles, qui entrave leur développement. Et si les femmes peuvent aujourd’hui s’investir davantage dans leur vie professionnelle, le modèle de la mère parfaite et les l’obsession du « look » et de la séduction pèsent tout autant voire davantage qu’hier sur leur liberté… Les recherches suggèrent en fait que les stéréotypes de sexe sont plus prégnants dans les sociétés où les situations des hommes et des femmes se rapprochent, car c’est la ressemblance qui fait peur.

NVB : Je suis convaincue que nous allons progresser vers plus d’égalité, car il y a une aspiration forte à cela ; mais l’expérience montre que ce n’est pas sans résistance. Ceux qui s’opposent à l’égalité ne peuvent le faire ouvertement. Ils cherchent donc à faire peur et jouent sur les haines, en agitant la « féminisation », ou encore la supposée « théorie du genre » pour faire croire à une soi-disant indifférenciation. Il ne faut céder en rien sur les principes mais expliquer toujours mieux ce que l’on fait et pourquoi on le fait. C’est le sens de mon action comme ministre de l’éducation nationale.

Note :

(*) De plus, 16 % des garçons sortent de l’école sans aucun diplôme contre 9,5 % des filles. Source : Direction de l’Évaluation de la prospective et de la Performance, “Filles et garçons sur le chemin de l’égalité, de l’école à l’enseignement supérieur”, 2014.

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