PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

Dans un article intitulé « Laisser la croyance hors des établissements scolaires », paru dans Le Monde du 31 janvier 2015 (1), Danièle Sallenave revient sur la question de la laïcité et, reprenant à son compte une affirmation du président de la République, affirme que « les religions n’ont pas leur place à l’école ». Elle voit dans ce principe la « définition claire et sans équivoque de ce qu’est l’école « laïque », et qui lui permet d’être l’école de tous : une école qui tient les religions à distance ». Évidemment, Danièle Sallenave n’est pas hostile à « l’enseignement du fait religieux », mais, bien sûr, à condition qu’il soit enseigné comme « savoir » et non comme « croyance » : elle souhaite donc qu’on en donne la charge aux professeurs de français ou d’histoire. Car, l’essentiel, pour elle, est de permettre à chaque élève de se dégager des affiliations religieuses familiales ou sociales dont il a « hérité » mais qu’il doit « suspendre » pendant le temps scolaire dédié exclusivement à la formation et à l’exercice de la raison. « Ainsi, explique-t-elle, en arrachant momentanément l’enfant, l’adolescent aux rattachements religieux ou politiques de sa famille, de son groupe, de son quartier, pour le ramener vers les objets de l’instruction, l’école l’arrache à sa condition d’ « enfant » pour en faire un élève. »

« Décréter l’élève ? »

La position de Danièle Sallenave – qu’elle identifie peut-être un peu vite à celle du philosophe Alain – n’est pas nouvelle. On en trouverait facilement des traces tout au long du 19ème siècle et, en particulier, dans cette littérature « laïque » de « l’arrachement » qui fit les beaux jours d’une certaine mythologie républicaine… Au centre du village, l’école laïque vers laquelle convergent tous les enfants : le fils du catholique, celui du protestant, celui de l’athée ou de l’agnostique, le fils du patron, celui du notaire, du médecin, de l’agriculteur comme celui de l’ouvrier, l’enfant malmené par ses parents et celui adulé par sa famille, celui qui a mal aux dents et celui qui est amoureux… tous avancent vers l’École, « temple du savoir ». À leur arrivée, ils revêtent la blouse, « aube mystique qui les dédie à la raison » et, en rangs, sous l’autorité du maître, entrent en classe. Les voilà, en quelque sorte, « purgés » de toute croyance, de toute affiliation, de toute préoccupation : ils ne sont plus que des « élèves », des êtres rationnels entièrement disponibles à la raison qui s’expose.

Même si cette description relève, évidemment, d’une illusion rétrospective, il ne faut pas, pour autant, minimiser ni, a fortiori, mépriser la part de vérité qu’elle recèle. Certes, contrairement à ce que l’on croit parfois, l’École laïque n’était pas, alors, l’objet d’un consensus – il existait de nombreuses écoles privées confessionnelles et la « guerre scolaire » faisait rage, ouvertement ou sournoisement –, mais, pour ses défenseurs et au plus haut sommet de l’État, la « laïque » était l’objet d’un véritable « culte » et ses rituels disposaient effectivement d’une vertu particulière : ils « instituaient l’élève » en interpelant en quelque sorte, en lui, une rationalité abstraite vers laquelle il était invité à s’exhausser. En anticipant, de manière volontariste et soutenue par une symbolique forte, un « sujet républicain », débarrassé de ses singularités sociologiques et pathologiques, l’École de la République devait lui permettre de se montrer à la hauteur de l’instruction exigeante qui lui était dispensée…

Il y a, de toute évidence, quelque chose de juste dans cette « pédagogie de l’arrachement », quelque chose que l’on retrouverait, d’ailleurs, chez certaines grandes figures de la pédagogie, laïques ou religieuses d’ailleurs ! Les uns et les autres reconnaissent, en effet, le pouvoir instituant d’un certain nombre de dispositifs et voient dans les rituels une manière de donner à l’enfant la possibilité d’échapper à toutes les déterminations qui pèsent sur lui. Chez Don Bosco, Makarenko (2) ou même Freinet, on trouve, plus ou moins explicitée, cette conviction que « l’oubli méthodologique » de l’histoire ou des problèmes de l’enfant, soutenu par une implication dans un dispositif pédagogique délibérément tourné vers le futur, contribue à l’ « élever », à lui permettre d’accéder à des perspectives nouvelles, à le délivrer de l’assujettissement à un passé qui peut être enfermant, étouffant, voire le condamner à reproduire à l’identique ce dont il a hérité et dont il n’est nullement responsable. L’émancipation suppose bien, pour eux, d’éviter toute rétention dans le « donné » et d’accompagner le sujet, y compris par l’usage de symboles forts et de dispositifs contraignants, vers un avenir dont il pourra décider par lui-même.

D’où vient, alors, que la position de « l’instruction pure » et de l’ignorance systématique de toute histoire singulière ne soit pas complètement convaincante aujourd’hui ? D’une part, parce que nous avons été très largement déniaisés, depuis Bourdieu, Passeron et bien d’autres, et connaissons parfaitement les dangers de « l’indifférence aux différences ». « L’instruction pure » n’est, en rien, la « neutralité absolue » qui instituerait une « égalité radicale et fondatrice » de toutes et tous à l’égard des savoirs et de l’École : « l’instruction pure » est, de facto, une forme culturelle donnée, souvent plus proche du « charme discret de la bourgeoisie » que de « l’universel kantien ». Et, tous les enfants ne sont pas égaux face à l’interpellation magistrale, fut-elle soutenue par des rituels adaptés comme ceux que savent bien mettre en place les enseignants et enseignantes de classes maternelles. Ces rituels ont un effet réel, mais ils n’abolissent pas par décret les différences et les singularités ; ils n’effacent pas miraculeusement les « adhérences » familiales ou sociales ; ils ne suppriment pas, de facto, les inégalités de développement liées aux pratiques sociales et linguistiques extérieures à l’école.

C’est pourquoi, sans aucun doute, les pédagogues, font appel à « l’ignorance méthodologique » des singularités et non à l’illusion de leur éradication. Ils savent qu’en « faisant comme si » les différences n’existaient pas, ils peuvent contribuer à donner une chance à l’enfant… mais à condition qu’ils sachent, par ailleurs, qu’elles existent et qu’ils en tirent les conséquences concrètes en termes de soutien et d’accompagnement adaptés. Les pédagogues proclament « l’égalité de droits », mais connaissent les « inégalités de fait ». Et c’est leur capacité à travailler sur les secondes qui contribue à actualiser la première. Ils « convoquent l’élève », mais en sachant les difficultés de chacune et de chacun pour faire face à cette convocation et en travaillant concrètement, au quotidien, pour que chacune et chacun parvienne à s’exhausser au-dessus de ce qui les a constitué, pour se montrer dignes, in fine, de ce à quoi ils sont appelés : la réflexion critique, l’autonomie intellectuelle, la capacité de « penser par soi-même »… Une autre manière, en quelque sorte, de formuler l’injonction de Maria Montessori : « Se mettre à la portée des élèves, mais pas à leur niveau. Les prendre comme ils sont, mais surtout pas pour les laisser là où ils sont ! ».

Car le danger majeur d’une « pédagogie de l’arrachement » qui s’accompagnerait d’une cécité volontaire sur les histoires singulières, au nom de « l’instruction pure » et d’une laïcité égalitariste, est de nier finalement l’entreprise éducative elle-même comme « cheminement » : on « décrète l’élève », d’un côté – cela donne parfois quelques résultats pour quelques-uns d’entre eux dans l’enceinte de l’école –, mais on ignore l’enfant de l’autre… qui, lui, peut poursuivre son histoire, d’un autre côté, en toute indifférence au regard d’une « trajectoire scolaire » ainsi réduite à un jeu de rôle. Ne croyons pas, en effet, que nos enfants-élèves articulent spontanément ce qu’ils sont et ce que nous leur enseignons ; ils peuvent parfaitement vivre dans une schizophrénie acceptable qui les laisse développer simultanément des savoirs et des croyances complètement hétérogènes sans qu’ils articulent jamais les uns et les autres dans une quelconque « unité ». Les enseignants savent que tout l’enjeu de la pédagogie est de parvenir à cette articulation, à sortir de la simple juxtaposition entre « croyances et savoirs vernaculaires », d’un côté, et apprentissages académiques formalistes, de l’autre. Cela ne peut passer que par un vrai travail sur les représentations, la mise en place, à travers des débats structurés, des recherches documentaires, une démarche expérimentale, d’un véritable « conflit socio-cognitif » dont la personne en sort vraiment transformée. C’est là affaire de pédagogie et non de « pensée magique », fût-elle laïque et républicaine !

« Ignorer les valeurs ? »

Cela dit, la thèse d’une laïcité qui s’en tiendrait, à l’École, à « l’instruction pure », à l’écart, non seulement de toute religiosité, mais aussi de toute référence à des systèmes de valeurs – et donc à des croyances – est-elle, en elle-même, tenable ? Les « pères fondateurs », eux-mêmes, n’y croyaient pas et ne jugeaient pas cette position souhaitable. Ainsi, trouve-t-on, dans le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire coordonné par Ferdinand Buisson, sous la plume de Buisson lui-même qui prend bien soin de se placer sous l’autorité tutélaire de Jules Ferry, une vigoureuse mise en garde : « Si, par laïcité de l’enseignement primaire, il fallait entendre la réduction de cet enseignement à l’étude de la lecture et de l’écriture, de l’orthographe et de l’arithmétique, à des leçons de choses et à des leçons de mots, toute allusion aux idées morales, philosophiques et religieuses étant interdite comme une infraction à la stricte neutralité, nous n’hésitons pas à dire que c’en serait fait de notre enseignement national. Ce serait ramener l’instituteur au rôle presque machinal de l’ancien magister dont les deux attributs distinctifs étaient la férule et la plume d’oie, l’une résumant toute sa méthode et l’autre tout son art. Si l’instituteur ne doit pas être un éducateur, quelques titres qu’on lui donne, quelque position qu’on lui assure, quelque savoir qu’il possède, sa mission est amoindrie et tronquée au point de n’être plus digne du respect qui l’entoure aujourd’hui. Il faut donc que l’instituteur puisse être un maître de morale en même temps qu’un maître de langue ou de calcul, pour que son œuvre soit complète. (…) Et un tel rôle est incompatible avec l’affectation de la neutralité, ou de l’indifférence, ou du mutisme obligatoire sur toutes les questions d’ordre moral, philosophique et religieux. » (3)

Et, cela est vrai bien plus encore aujourd’hui, sans aucun doute : face à la montée des intégrismes, mais aussi des engouements pour les formes les plus extravagantes de superstition et d’obscurantisme, comme face au déchainement du « capitalisme pulsionnel » et du « caprice mondialisé », l’École ne peut pas se contenter d’ignorer les questions qui taraudent les jeunes et les font basculer dans l’extrémisme, la délinquance ou la frénésie consommatoire… elle a, tout au contraire, le devoir, de proposer d’autres réponses, des réponses exigeantes et conformes avec les valeurs qu’elle a pour mission de promouvoir.

Bien évidemment, ces réponses ne peuvent nullement relever de « simples » leçons de morale. Elles renvoient à la capacité de l’École à permettre la rencontre avec des pratiques où s’éprouvent, dans l’action collective, les promesses républicaines et démocratiques dont elle est porteuse. À l’École de faire découvrir le plaisir d’apprendre et la joie de comprendre. À l’École de faire entendre que l’exigence de précision, de justesse et de vérité permet d’accéder à des satisfactions intellectuelles inestimables. À l’École d’articuler les savoirs qu’elle enseigne avec les questionnements anthropologiques dont les élèves sont porteurs et qui les poussent – si on les ignore ou les méprise – à rechercher des réponses faciles et frelatées auprès des marchands d’illusions de toutes sortes. À l’École de faire éprouver l’inestimable vertu de l’entraide, contre toutes les formes d’individualisme et de mise en concurrence plus ou moins sauvage. À l’École de montrer que le moniteur – l’élève plus âgé ou un peu en avance qui prend le temps d’expliquer au plus jeune ou à celui qui rencontre une difficulté – progresse tout autant qu’il fait progresser celui ou ceux dont il s’occupe. À l’École de mettre en place de véritables situations de coopération qui permettent d’accéder à la création collective et de découvrir que le partage accroît les possessions de chacun et développe l’inventivité collective. À l’École de faire comprendre que la lente et souvent besogneuse construction du « bien commun » peut s’effectuer au profit de tous et au détriment de personne, que le débat serein et organisé libère des préjugés et fait « pétiller le cerveau » bien plus efficacement que les prothèses chimiques ou technologiques. À l’École de faire découvrir la joie du travail bien fait, de la fierté de se dépasser, du bonheur d’offrir au monde le meilleur de soi-même pour que le monde soit plus humain et solidaire…

Évidemment, l’École ne peut parvenir seule à promouvoir ces valeurs : c’est toute la société qui doit les porter et nul « républicain » autoproclamé – qu’il fasse de la politique ou des affaires, qu’il travaille dans les médias ou l’administration – ne peut s’en exonérer et en renvoyer la responsabilité aux seuls enseignants. Mais l’École doit néanmoins jouer sa partie et, bien loin des illusions laïcistes de « l’instruction pure », pourrait enfin être fidèle aux propos du « Manifeste de Pontigny », rédigé en septembre 1937 par des syndicalistes, des militants associatifs, des enseignants et universitaires de plusieurs pays européens réunis par le Front Populaire pour penser l’éducation du futur : « Il ne s’agit pas de diffuser un nouveau catéchisme, même un catéchisme populaire ou républicain. (…) Persuadés du rôle primordial des faits économiques dans l’évolution des sociétés, certains en étaient venus à méconnaître les facteurs psychologiques et sociaux. Ils oubliaient qu’il ne servirait à rien de bâtir un monde économique nouveau si l’on ne préparait pas dès maintenant des hommes capables d’y bien vivre. Sinon l’équipe gouvernante changera peut-être, mais l’oppression et l’injustice renaîtront d’elle-même… Il faut, en particulier, que nous puissions nourrir les aspirations des jeunes, que nous puissions offrir à leur énergie autre chose que l’exaltation de telle vedette, ou la haine partisane née dans l’aveuglement, ou même une déification sommaire du sport… » Tout a été dit. Tout reste à faire. Ou presque.

Philippe Meirieu

Notes

(1)       page 11

(2)       Cf. Philippe Meirieu, « Richesses et limites du modèle médical en éducation » : http://www.meirieu.com/ARTICLES/GFEN_modele_medical.htm

(3)       http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=3003

Lire la suite : http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2015/02/13022015Article635594112270740848.aspx

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