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In Trop Libre – le 15 avril 2013 :

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C’est avec la plus grande tristesse que ce blog, comme la Fondapol, a appris la disparition de Raymond Boudon, le 10 avril dernier. Avec lui disparaît justement l’un de ces esprits « trop libres », plutôt rares dans le paysage intellectuel français. En parallèle avec sa note sur la compétence morale du peuple, il avait écrit pour nous le texte suivant, portant sur la perception des inégalités sociales, à partir des analyses d’Adam Smith.  Texte qui reprend une actualité éclatante dans les remous actuels. Espérons que la rationalité qu’il perçoit chez les vieux peuples démocratiques soit vérifiée !

Le mineur et le soldat [1]

Dans sa Richesse des nations, A. Smith se demande pourquoi on observe de son temps un consensus indéniable sur certains sujets de caractère moral. Pourquoi, pour prendre un exemple très concret, les Anglais de la fin du XVIIIe siècle considèrent-ils comme une évidence que les mineurs doivent être davantage payés que les soldats ?

Réponse d’Adam Smith : la plupart des Anglais, n’étant ni mineurs ni soldats, ne sont pas directement concernés par le sujet. Ils sont donc dans la position du spectateur impartial. La question ne suppose pas d’autre part de compétence spéciale. Leur sentiment est donc fondé sur le bon sens, c’est-à-dire sur un système de raisons qui, parce qu’elles sont valides, tendent à être partagées. Ce système de raisons est le suivant : tout salaire est la rémunération d’un service rendu. A service équivalent, les salaires doivent être équivalents. Dans la composition de la valeur d’un service rentrent divers éléments : notamment la durée d’apprentissage qu’il implique et les risques auxquels il expose celui qui le rend. Dans le cas du mineur et du soldat, les durées d’apprentissage sont comparables et, dans les deux cas, l’individu encourt de sérieux risques pour sa vie. Mais, si elles se ressemblent par ces traits, les deux activités en question se distinguent par d’autres. Le soldat garantit l’indépendance nationale, tandis que le mineur exerce une activité de production de biens matériels qu’on peut aussi importer. En outre, la mort du mineur est perçue comme un accident et celle du soldat comme un sacrifice. C’est pourquoi seul le dernier est habilité à recevoir la gloire et les symboles de reconnaissance qui sont dus à celui qui met sa vie en jeu pour le bénéfice de la collectivité.

Ne pouvant recevoir les mêmes marques symboliques de reconnaissance et accomplissant un travail aussi pénible, aussi risqué et d’un niveau de qualification comparable, le mineur doit donc recevoir en espèces sonnantes les récompenses qu’il ne peut recevoir en gloire. Cela explique le fort consensus des Anglais de la fin du XVIIIe siècle sur l’idée que le mineur doit être mieux payé que le soldat.

C’est aussi sous l’effet de raisons fortes que l’exécuteur public, explique Adam Smith, doit recevoir un bon salaire : sa qualification est minime et il est – Dieu merci ! – fortement sous-employé, mais il exerce « le plus répugnant de tous les métiers ».

Incidemment, Adam Smith montre aussi à travers ces exemples qu’il n’y a pas que des opinions subjectives, comme on le croit trop facilement en notre temps pétri de relativisme. Sur certains sujets, une opinion peut être objectivement mieux fondée qu’une autre et pour cette raison avoir davantage de chances de rencontrer le consensus.

Le spectateur impartial, de Smith à Rawls

Plusieurs auteurs classiques et modernes ont développé de leur côté, chacun avec ses mots à lui, des idées analogues à celles d’Adam Smith. Je me bornerai à évoquer sur ce point deux autres grands noms. Celui de Rousseau d’abord. Sa thèse selon laquelle la volonté générale est toujours droite ne dit pas autre chose que la notion du spectateur impartial : elle postule en effet que, sur les sujets qui ne mettent pas en jeu les passions et les intérêts d’un individu, celui-ci a tendance à juger une institution, une mesure ou un état de choses comme bon – ou mauvais – s’il y a des raisons valides d’en juger ainsi.

Cela dit, dans la pratique, les passions et les intérêts des uns et des autres interfèrent avec leur bon sens, de sorte que la volonté exprimée par les citoyens en chair et en os, la volonté de tous, peut s’écarter de la volonté générale, deux notions que Rousseau distingue soigneusement.

La fiction du voile de l’ignorance développée par l’Américain John Rawls [2], le théoricien de la politique sans doute le plus important de la seconde moitié du XXe siècle, décalque, elle aussi, à peu près littéralement la notion du spectateur impartial. En effet, elle met en scène un citoyen supposé ignorant de ses passions et de ses intérêts à qui il est demandé d’apprécier les institutions de la cité, ce qui permet de juger de leur validité.

Quid de « la passion française de l’égalité » ?

Il serait aisé de voir dans de nombreuses affaires qui ont défrayé la chronique au cours des vingt dernières années, du scandale du sang contaminé à la controverse autour du cinéaste Roman Polanski, combien le grand public a fait preuve, dans la formation de son opinion, de cette compétence morale, quitte, bien souvent, à se démarquer de l’opinion dominante au sein du monde politico-médiatique.

Je développerai ici un sujet plus général, et plus récurrent dans le débat français, celui des sentiments collectifs éveillés par les inégalités sociales, qui illustre bien lui aussi, je crois, l’intérêt du modèle du spectateur impartial.

Un poncif favori des commentateurs et des politiques veut que le public français soit dévoré par la passion de l’égalité. Or, lorsqu’on consulte les enquêtes sur ce sujet, on constate que, loin de faire preuve d’un irrépressible égalitarisme, le public français ne confond pas davantage que ses voisins l’égalité et l’équité. Il ne considère au contraire comme inéquitables que certains types bien particuliers d’inégalités. Et il ressort de ces enquêtes que les sentiments de justice ou d’injustice qu’il éprouve face à telle ou telle forme d’inégalités lui sont inspirés par des raisons ayant de bonnes chances d’être avalisées par le spectateur impartial [3].

Ainsi, le public français ne perçoit pas comme injustes les inégalités qui reflètent des différences de mérite. Les enquêtes ne signalent pas non plus que les gains astronomiques de la diva, du joueur de football ou du rocker ayant accédé à une gloire de niveau planétaire éveillent un sentiment d’injustice dans le public. Leurs gains lui paraissent extravagants plutôt qu’injustes, probablement parce qu’il ne perçoit pas comme injustes les inégalités qui résultent en dernier ressort du libre choix des individus.

Le public ne considère pas non plus comme injustes les inégalités correspondant à des mérites incommensurables : on peut comparer celles du soldat et du mineur, moins facilement celles du boutiquier et de l’huissier de justice par exemple.

Le public ne considère pas non plus comme injustes les inégalités dont on ne peut déterminer jusqu’à quel point elles sont justifiées. Or la distribution globale des revenus par exemple mêle des inégalités d’origines diverses en des proportions inconnues. C’est pourquoi les inégalités globales sont objet de dénonciations récurrentes plutôt de la part des groupes d’influence intellectuels, médiatiques et politiques que de la part du public, sauf lorsqu’elles sont trop criantes, cela semble être le cas aujourd’hui, pour pouvoir être tenues de façon plausible pour justifiées.

0privilèges, comme les parachutes dorés octroyés à des responsables qui ont mené leur entreprise au bord du gouffre, les privilèges en matière de retraite de certaines catégories sociales ou les gâteries petites et moins petites que s’accordent certains responsables, sans que la contrepartie du point de vue de l’intérêt général en soit facilement identifiable.

Le poncif selon lequel la justice sociale se confondrait dans l’esprit du public avec l’égalitarisme et serait un trait dominant des sociétés modernes et particulièrement de la société française ne correspond donc en aucune façon à la réalité : il s’agit en l’occurrence d’un véritable mythe. Mais d’un mythe qui exerce une influence profonde sur la vie politique française.

Raymond Boudon

[1] Le présent texte de Raymond Boudon est un extrait de la note que cet auteur a écrite pour la Fondapol en novembre 2010, La compétence morale du peuple, accessible sur le site de la Fondation : http://www.fondapol.org/etude/2019/

[2] Rawls J. [1971], A Theory of justice, Cambridge, Harvard University Press. Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987.

[3] Forsé M. & Parodi M. [2004], La priorité du juste. Eléments pour une sociologie des choix moraux, Paris, PUF. Forsé M. & Parodi M. [2010], Une théorie empirique de la justice sociale, Paris, Hermann

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Categories: 4.2 Société

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