PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

Le modèle républicain peut-il parvenir à prendre en compte le pluralisme des identités ? La tolérance, fondement de nos sociétés démocratiques, doit-elle aujourd’hui être refondée ? Deux ouvrages, l’un américain, l’autre français, répondent à ces questions.

Recensés : – Brian Leiter, Pourquoi tolérer la religion ? Une investigation philosophique et juridique, trad. L. Muskens, préface de P. Brunet, Genève, Éditions Markus Haller, 2014, 233 p.
- Marc-Antoine Dilhac, La tolérance, un risque pour la démocratie ? Théorie d’un impératif politique, Paris, Vrin, 2014, 238 p.

Peut-on autoriser le blasphème et interdire les discours négationnistes ? Doit-on faire des exemptions à la loi commune en raison d’engagements religieux ou, à l’inverse, restreindre les expressions religieuses quel qu’en soit le coût pour les croyants et ce, au nom de l’égalité ? L’enseignement d’une morale à l’école favorise-t-il la tolérance et le pluralisme démocratique, ou les réduit-il en imposant une conception du bien ? Si l’actualité montre que la tolérance est à la fois consensuelle dans ses invocations, complexe et souvent contre-intuitive dans ses modalités de réalisation, les deux ouvrages publiés récemment par Brian Leiter (Professeur de philosophie et de droit à l’Université de Chicago) et Marc-Antoine Dilhac (Professeur adjoint en éthique et philosophie politique à l’Université de Montréal), la repensent à partir d’un certain nombre de problèmes auxquels ils apportent des solutions issues du libéralisme politique et de certaines de ses critiques. Ils permettent aussi de renouveler le débat public et de formuler des alternatives à une tradition républicaine française qui considère la pluralité des identités comme un épouvantail « communautariste », alors même que ce modèle républicain, s’il veut être maintenu, doit relever le défi d’intégrer de nouvelles formes de pluralisme culturel et religieux [1].

Tolérer la religion ? Loi générale et exemptions de conscience

Sous le titre provocateur et stimulant de l’ouvrage de B. Leiter (initialement : Why Tolerate Religion ?, Princeton University Press, 2013) est en réalité formulé le projet d’évaluer les raisons morales qu’aurait l’État d’accorder des exemptions de conscience religieuses à la loi générale. L’État devrait-il tolérer des exemptions lorsque les lois entrent en conflit avec des obligations religieuses, mais non lorsqu’elles contreviennent à d’autres obligations de conscience tout aussi sérieuses ? (p. 31).

La question est d’autant plus vive que ces dernières années, aux demandes d’exemptions pour motif de conscience religieuse (pensons à des refus « en conscience », émises par des dépositaires de l’autorité publique, de marier des couples homosexuels) s’est ajoutée une reformulation de la tolérance en termes de respect : des caricatures portant sur des thèmes religieux exprimeraient ainsi moins des opinions qu’un manque de respect à l’égard des croyants, dont elles nieraient la dignité – si bien que la liberté de blasphémer constituerait une forme d’intolérance à l’égard des fidèles. Alors que, chez Locke notamment, les exemptions de conscience étaient assimilées à la désobéissance civile (si chacun fait valoir ses opinions contre la loi, alors la loi devient impuissante), on veut désormais donner un statut juridique à ces demandes au nom du respect des personnes, identifiées à leurs convictions. Tout l’intérêt du livre de B. Leiter est d’examiner les raisons morales de cette « nouvelle tolérance », pour aboutir à une critique de ce que d’autres ouvrages – depuis ceux de J. Baubérot et C. Laborde, ou plus récemment de S. Hennette-Vauchez et V. Valentin – ont nommé la « catho-laïcité » en France.

Tolérance sans vertu et religion sans pluriel

Le premier chapitre du livre de B. Leiter définit la tolérance en récusant son sens de vertu morale interindividuelle porté par B. Williams, pour se centrer sur la tolérance étatique et dégager trois significations : (1) elle est un « compromis hobbesien » qui met en avant les effets anti-sociaux de l’intolérance et justifie la tolérance par des raisons instrumentales et égoïstes ; (2) elle repose sur l’impuissance de l’État à changer les croyances d’un groupe (thèse déjà présente chez Locke ou Bayle) ; (3) elle résulte d’une « incompétence gouvernementale » (F. Schauer) par laquelle il n’est jamais certain que l’État fasse le bon choix en matière morale.

B. Leiter formule alors la tolérance par principe comme la reconnaissance par un groupe qu’il existe des raisons morales et épistémiques de permettre au groupe désapprouvé de continuer à croire et à agir selon ses convictions (p. 43). Deux types d’arguments, moral et épistémique, sont mobilisés. L’argument moral est tantôt déontologique (il existe un droit à la liberté d’adopter des croyances et des pratiques), tantôt utilitariste (la tolérance à leur égard est essentielle à la réalisation de biens moralement importants). L’argument épistémique, issu de J. S. Mill, souligne la contribution de la tolérance à la connaissance des vérités morales en nous confrontant à des croyances différentes.

Si ces justifications de la tolérance impliquent néanmoins de limiter cette dernière par la considération de la liberté ou du bien-être des autres membres de la communauté, la question reste de savoir s’il existe des raisons de penser que cet idéal moral ne s’applique qu’aux revendications de conscience religieuses. B. Leiter construit alors une définition de « la » religion, suffisamment abstraite pour les inclure toutes, en empruntant à la fois à Durkheim, T. Macklem et J. Witte. « La » religion recouvre ainsi des croyances qui (1) prescrivent catégoriquement certaines actions, quels que soient les désirs de l’individu et le contexte social, et qui sont des choses que les croyants doivent faire pour rendre leur vie digne d’être vécue ; (2) sont isolées des standards de preuve et de justification rationnelle ordinaire du sens commun et de la science ; (3) impliquent, explicitement ou implicitement, une métaphysique de la réalité ultime, comprise comme l’aspect le plus important pour une vie humaine épanouie ; (4) sont des consolations existentielles qui rendent compréhensibles et supportables les faits élémentaires de l’existence humaine, comme la souffrance et la mort. Les croyances religieuses requiert-elles alors qu’on leur accorde une protection spéciale, de sorte qu’elle puissent justifier des exemptions à la loi générale ?

L’auteur répond négativement aux deux arguments qui soutiendraient une telle protection. Le premier, déontologique, s’appuie sur Rawls : placés sous un voile d’ignorance, les individus choisiraient de protéger leurs revendications de conscience pour motif religieux. B. Leiter soutient, à l’inverse, qu’ils voudraient protéger leurs revendications de conscience pour des motifs moraux en général, non spécifiquement pour des motifs religieux. Les demandes d’exemptions pour motifs religieux sont donc inutiles. Le second, épistémique et utilitariste, récuse la thèse de J. S. Mill : rien ne permet d’admettre que la tolérance à l’égard de croyances sans preuves contribuera à la connaissance de la vérité ou à un plus grand bien-être. B. Leiter souligne à l’inverse la propension des croyances religieuses à nuire à autrui, tout en montrant qu’il faudrait alors avaler la « pilule spéculative », c’est-à-dire adopter un préjugé favorable à la religion. L’État peut ainsi octroyer des exemptions de conscience en général, non de conscience religieuse spécifiquement.

Tolérance, respect, laïcité

Mais s’il n’existe pas de raisons morales de tolérer la religion en tant que telle, existe-t-il de bonnes raisons de la respecter ? Soutenue par M. Nussbaum, la thèse du respect-évaluation souligne la valeur de la faculté qu’ont les êtres humains à s’interroger sur le sens de l’existence et fait de cette valeur le fondement moral à la liberté de croyance, donc aussi au respect qui lui est dû. B. Leiter rétorque que « les cas de conscience qui prescrivent catégoriquement certaines actions et qui sont irrationnels et invérifiables, tout en offrant néanmoins de la consolation existentielle » (p. 124), ne justifient que la tolérance et non le respect et, de manière plus générale, que notre égalité dans notre capacité à nous tromper étend la tolérance à toutes les opinions, et pas seulement aux croyances religieuses.

Achevant sa démonstration en faveur de la tolérance par principe, B. Leiter soulève trois objections contre l’existence de facto de reconnaissances légales d’exemptions pour motif de conscience religieuse. La première, jadis formulée par Locke, soutient qu’accorder un statut légal à toutes les revendications de conscience (quel que soit leur objet, au-delà des seules revendications religieuses) reviendrait à constitutionnaliser le droit à la désobéissance civile. La solution, consistant à n’admettre des exemptions que pour les croyances et les pratiques socialement avérées, donc authentiques, conduit à une seconde objection, de type épistémique : juge et législateur se feraient alors interprètes des textes sacrés et des pratiques tout en exigeant la neutralité de l’État. Un compromis consisterait à n’admettre que les revendications s’enracinant dans des traditions communes ou de groupe, mais il pénaliserait alors les croyances et les pratiques minoritaires (celles de végétaliens, des défenseurs des animaux, indique B. Leiter) – ce qui conduit en définitive à prôner l’égalité dans la considération accordée aux revendications de conscience. Enfin, la troisième objection distingue les effets sur autrui des exemptions à la loi générale. Des exemptions qui impliquent d’imposer à autrui des charges supplémentaires (un « transfert de charge ») ne peuvent être admises – ainsi, l’exemption de service militaire au nom de l’objection de conscience morale implique-t-elle une charge supplémentaire en cas de guerre pour ceux qui ne se prévalent pas de ce motif, souligne B. Leiter. Cet argument justifie a contrario les exemptions qui n’impliquent aucun transfert de charge pour autrui, et qui constituent un fardeau pour ceux dont la loi générale contrevient à leurs choix moraux ou religieux.

Cet argument revêt une pertinence spécifique pour la France, dont la loi de 2004 sur l’interdiction du port ostensible de signes religieux à l’école constitue un coût pour les musulmans, principalement visés, alors que les lois doivent êtres neutres quant à leur but pour être conformes au principe de tolérance. En outre, le port ostensible de signes religieux n’impliquerait aucune charge nouvelle pour autrui ni nuisance spécifique. B. Leiter dénonce ainsi une loi qui, sous couvert de neutralité, viserait à ne pas tolérer une religion particulière, s’inscrivant dans un risque plus général de voir l’État opprimer toute revendication de conscience désapprouvée en prétendant poursuivre un but d’intérêt public. Passant d’un concept très abstrait de « la » religion à un contexte empirique précis, B. Leiter souligne à quel point chercher à exclure une religion de la sphère publique est intolérant et inadmissible (p. 152).

La démonstration menée par B. Leiter, qui identifie les opinions religieuses à des conceptions compréhensives du bien comme les autres et n’admet dès lors des exemptions que si elles n’impliquent aucun transfert de charge sur autrui, a pour grand intérêt de penser la tolérance en la démarquant de la vertu, du respect, et de la conception dominante issue du libéralisme politique – position originelle rawlsienne qui postule l’égalité des individus – mais à partir d’un questionnement sur ce qui constitue, ou non, la spécificité d’une croyance religieuse. Le caractère abstrait du concept de religion qu’il produit ne peut néanmoins que décontenancer le lecteur averti de la dimension sociale des croyances et des pratiques religieuses. Faisant fi de la variété des religions et sans considération de leur dimension sociale, le raisonnement de B. Leiter, d’une rigueur apparente qui séduira les néophytes autant que les pourfendeurs des naïvetés humaines (auxquelles la préface de Pierre Brunet ramène superbement toute religion), s’empêche précisément de penser les conditions d’émergence même des problèmes qu’il formule. On est ainsi surpris que « la » religion soit une simple affaire d’opinion, sans lien avec la construction des identités, des contextes de choix, des médiations sociales et historiques qui produisent la pluralité – et ce, alors même que la référence à Durkheim pourtant présente dans l’ouvrage, ainsi que les objections bien connues adressées à Rawls par les communautariens, eux aussi soucieux d’égalité, permettaient largement de formuler. Lorsque au fil de la lecture, on en vient à se demander si ce livre a un objet, on peut se réconforter en pensant qu’il a au moins un but : présenter tous les arguments possibles qui contestent toute forme d’accommodement raisonnable [2]. La tâche n’est pas illégitime, mais elle semble se contredire en supprimant toute prise en considération des contextes spécifiques qui rendent précisément nécessaire la tolérance.

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Categories: Laïcité