PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

In Libération – le 24 mars 2013 :

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Dans le peloton de tête des classements internationaux, le système éducatif canadien ne connaît pas la crise. Les professeurs, qui multiplient les casquettes et les activités, se bousculent.

Depuis longtemps, Hodan Ismail, 22 ans, rêve de devenir professeure. En cinquième et dernière année de sciences de l’éducation à l’université de Toronto, cette Canadienne d’origine somalienne est près de toucher au but. «Malheureusement, tout peut s’écrouler, dit-elle. Je risque de ne pas trouver un poste car le métier commence à être saturé ici. Et je devrais alors partir à l’étranger.» Hodan, qui porte un niqab, ne désespère pas encore. A la fac, elle a pris la nouvelle spécialité préparant à enseigner dans des écoles de quartiers difficiles, et elle continue de chercher un poste. «Moi-même immigrée, j’ai dû souvent faire face à des profs qui ne me comprenaient pas, dit-elle. Si je deviens prof, ce sera un plus pour ces élèves, j’y crois.» Mais simultanément, elle regarde les annonces venant de Biélorussie, du Koweït, d’Arabie Saoudite ou encore de Singapour, où l’on cherche des profs, notamment d’anglais.

Très loin de la crise de recrutement qui affecte la France, le métier d’enseignant se porte bien au Canada, l’un des bons élèves des classements internationaux sur l’éducation. Il continue d’attirer les jeunes, dans toutes les matières, tandis que dans l’Hexagone, les maths, les lettres et l’anglais connaissent un déficit quasi chronique. Et les commissions scolaires – l’équivalent de nos académies – qui embauchent les profs, avec les chefs d’établissement, n’ont aucune difficulté à trouver des candidats. Dans l’Ontario, où le gouvernement provincial, après avoir beaucoup recruté, réduit ses dépenses, il commence même à y avoir trop de prétendants.

Homme-orchestre

Alors que les enseignants français évoquent souvent un sentiment de déclassement, on ne retrouve pas ce vague à l’âme chez leurs homologues canadiens. Le métier est respecté, même si dans certaines provinces, comme le Québec, on évoque une baisse de prestige. Il offre une sécurité de l’emploi appréciée alors que la crise pointe son nez – les professeurs étant des fonctionnaires. Enfin, le salaire des enseignants canadiens est en moyenne supérieur de plus de 50% à celui de leurs homologues français.

Mais s’agit-il bien du même métier ? En France, même s’il a évolué au fil des ans, notamment avec la «massification» du secondaire, la transmission des connaissances et le haut niveau disciplinaire de l’enseignant restent au cœur du métier. Au Canada, le professeur ressemble davantage à un homme-orchestre, à la fois enseignant «académique» et éducateur, voire animateur lorsqu’il travaille dans des zones défavorisées. Il est au service de «la communauté», c’est-à-dire des élèves et de leur famille, du quartier, qui doit être fier de son école, et de l’établissement, dont il doit défendre les couleurs – la concurrence est forte, les élèves pouvant choisir leur école.

«J’attends des professeurs qu’ils ne fassent pas seulement leurs cours, explique Danièle Roberge, directrice de l’école secondaire (1) Pierre-Dupuy, située dans un quartier pauvre de Montréal. Je leur demande de s’engager. Ici, nous laissons l’école ouverte après 15 h 30 et proposons de multiples activités : aide aux devoirs, hockey sur glace, robotique, théâtre, cuisine… Le but est de garder au maximum les enfants, car ils sont mieux ici que dehors et même chez eux.»

Des heures de présence à rallonge, des activités périscolaires non rétribuées, des statuts plus ou moins précaires… Tout n’est pas rose, loin de là, pour les enseignants. En janvier, certains ont fait grève dans l’Ontario pour protester contre la volonté des autorités de geler leurs salaires. A Toronto, des parents ont dénoncé la vétusté des bâtiments scolaires. Au Québec, on estime que plus de 40% des profs ne sont pas titulaires – en CDD, en mission de remplacement, etc.

Réduction des inégalités

Mais le système marche bien. Dans les études Pisa de l’OCDE, où la France décline, le Canada est l’un des rares pays occidentaux, avec la Finlande, à résister à la montée dans le peloton de tête des pays asiatiques – Corée du Sud, Japon, Singapour – et de la ville chinoise de Shanghai. Les élèves canadiens se placent en 6e position pour la lecture. Le pays réussit à réduire les écarts entre le groupe des plus forts et celui des plus faibles, sans pour autant baisser le niveau des premiers. Enfin, il parvient à limiter l’impact de l’origine sociale sur la réussite des élèves – l’école française est, à l’opposé, une de celles qui creusent le plus les inégalités.

Julie Beland est professeure de maths depuis 1999 à l’école Pierre-Dupuy, visitée dans le cadre d’un voyage de presse organisé par le Canada pour présenter son système scolaire. Elle vient chaque jour, du lundi au vendredi, à 8 h 35. En plus, elle enseigne les nouvelles technologies et anime un atelier de robotique. Il lui arrive de s’attarder certains soirs jusqu’à 18 heures, voire plus. «Les tâches complémentaires, c’est normal pour nous, et c’est très bien, explique-t-elle. C’est l’occasion de voir nos élèves dans un autre contexte et cela permet de tisser des liens. En plus, comme ils vivent dans des conditions difficiles, avec des parents qui souvent ne parlent pas le français ou ont été en échec scolaire, ils ne sont pas très forts. Nous sommes là aussi pour leur faire vivre de vraies réussites.»

Sylvie Normandeau est arrivée à reculons il y a trois ans dans cet établissement qui détenait l’un des plus forts taux d’«abandon scolaire» (le terme québécois pour le décrochage) de la province. «C’était le seul poste affiché, je l’ai pris», explique-t-elle. Elle ne regrette pas. Pour surmonter les difficultés, la commission scolaire a beaucoup investi dans l’établissement. Pierre-Dupuy est notamment devenu la première «cyberécole» de Montréal, avec un tableau blanc interactif dans chaque classe. «Je ne pourrais plus m’en passer», s’enthousiasme Sylvie. L’idée est d’encourager ainsi l’innovation pédagogique.

«Nos élèves, souligne Julie, veulent d’abord voir, faire, puis tenter de comprendre ensuite.» Ce jour-là, dans sa classe, elle explique comment calculer le volume d’une pyramide. Elle a tracé à grands traits un cône au sol. Les élèves, en sweat bleu avec Pierre-Dupuy écrit en jaune – les couleurs de l’établissement -, se penchent pour regarder.

Dans des salles voisines, des lycéens suivent des enseignements d’exploration – des options. Le professeur d’art dramatique et de musique anime un atelier multimédia. «Les élèves vont tourner un webdocumentaire sur le thème "la paix et l’humiliation", raconte -t-il. Je leur apprends d’abord à se servir de la caméra. Dès qu’ils auront fini leur scénario – l’histoire d’une personne qui a du papier toilette accroché à ses chaussures -, ils commenceront à filmer.»

Le prof de maths-physique anime le «parcours personnel d’orientation» (PPO). «Il faut aider nos élèves à se projeter pour choisir un métier, expliqu e Yan Robillard. Ils sortent très peu du quartier.» La séance se déroule au moyen de boîtes correspondant chacune à un métier, avec, à l’intérieur, des instruments et une liste d’exercices. Un groupe d’élèves a pris celle de l’électricien et doit mettre au point un système de sécurité simple. «Ceux que cela intéresse iront passer une journée dans une entreprise d’électricité, poursuit l’enseignant, les autres ouvriront une autre boîte.»

Les relations sont évidemment différentes, et plus proches, avec un professur qui, après les cours, accompagne ses élèves à un entraînement de soccer (football, par opposition au football américain). «Le contact est plus direct, confirme cet observateur, mais cela tient aussi à la nature de notre pays, plus jeune que la France, avec moins de barrières sociales.» L’enseignant canadien se fond dans une équipe, bien davantage qu’en France, où le professeur se sent parfois bien seul. A Pierre-Dupuy, pour 438 élèves, dont 77% de milieux défavorisés, on compte quelque 80 personnes : une quarantaine de profs, un seul surveillant mais nombre de personnels spécialisés – quatre éducateurs, un psychologue, un psycho-éducateur, un conseiller d’orientation, deux intervenants faisant le lien avec les quatre écoles primaires du quartier, etc. «Je suis là depuis dix-huit ans, et comme je connais bien les familles, il m’arrive d’aller chercher un élève absentéiste chez lui le matin, raconte Marc Lafleur, éducateur, la carrure imposante sous sa veste de cuir. Les gens me font même plus confiance qu’aux travailleurs sociaux. Des familles m’ont déjà appelé pour les aider à retrouver un enfant fugueur.»

«Toujours plus d’autonomie»

Au Canada, l’éducation est du ressort de chaque province, qui définit notamment les programmes et le nombre de crédits nécessaires pour décrocher le diplôme de fin du secondaire. Les écoles sont ensuite assez autonomes : elles décident de l’organisation de la scolarité, du nombre de cours par matière, choisissent les manuels… «La tendance est à toujours plus d’autonomie, estime le chercheur Egide Royer, spécialiste de la violence scolaire. C’est la seule solution, à mon avis, pour être au plus près du terrain et s’adapter à des situations qui sont très diverses.»

A Toronto, la Lawrence Heights Middle School (l’équivalent du collège), située dans un quartier peuplé en majorité d’immigrés, est l’une des 150 «écoles modèles» sur les 600 que compte l’agglomération. A ce titre, elle dispose de 15% de moyens supplémentaires. Son directeur s’est fixé un objectif : lutter contre la fuite des élèves, notamment des Québécois de souche qui, devant l’afflux d’étrangers venus d’Afrique de l’Est ou des Caraïbes, ont quitté le quartier ou sont allés dans de meilleures écoles.

Le collège qu’a fréquenté Hodan, la future enseignante, propose de nombreux services gratuits : repas, suivi médical, activités diverses. Il est aussi en lien étroit avec le dispositif Pathways de soutien scolaire et de lutte contre le décrochage dont les locaux sont tout proches. Comme à Montréal, les profs doivent assurer au moins une activité par an. Certains, peu enthousiastes, se limitent à un semestre.

Claire enseigne à la fois la musique et les arts plastiques. «Cela peut être aussi maths et langage, explique-t-elle. Nous avons une spécialité. Mais jusqu’à la huitième année, nous assurons deux matières. Pour cela, nous faisons trois vœux en début d’année.» Cela marche-t-il toujours ? «Si ça ne va pas, on peut nous proposer une autre matière, ou alors un stage de perfectionnement.» Claire pose des questions sur le fonctionnement des enseignants français. «Un autre monde, tranche-t-elle. Notre système n’est pas transposable.»

(1) Le secondaire, où on entre à 12-13 ans, compte cinq niveaux.

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