PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

In Le Seuil – le 2 avril 2013 :

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Le destin au berceau
 
Aujourd’hui, sept enfants de cadre sur dix exercent un emploi d’encadrement. À l’inverse, sept enfants d’ouvrier sur dix occupent un emploi d’exécution. Entre le début des années 1980 et la fin des années 2000, la reproduction sociale n’a pas diminué, bien au contraire. Même si la société française s’est considérablement ouverte sur le long terme, le constat reste sans appel : les conditions de la naissance continuent à déterminer le destin des individus.
Pour notre société, qui a fait de l’école la principale voie de mobilité sociale, le bilan est sévère. Très élitiste, l’école de la République se préoccupe du succès de quelques individus, surreprésentés parmi les groupes sociaux les plus favorisés, et ignore trop souvent le sort des « vaincus » de la compétition scolaire, promis à la relégation. Pour desserrer l’étau de la reproduction sociale, il faut en terminer avec le mythe d’une école méritocratique et rendre enfin l’école plus démocratique.
À l’heure où les carrières s’allongent et où l’exigence de mobilité ne cesse d’être affirmée, il est impensable que le destin des individus soit figé si tôt. Il faut multiplier les occasions d’égalité, notamment en repensant la formation initiale et son articulation avec un dispositif universel de formation tout au long de la vie, garanti par l’État et les partenaires sociaux. Cette révolution culturelle est nécessaire pour lutter efficacement contre la transmission des inégalités.
 

1Après Le déclassement en 2009, où il analysait la réalité sociale et statistique du « déclassement », fait d’appartenir à un groupe social inférieur à celui de ses parents, Camille Peugny reste dans la même veine sociologique avec cet ouvrage centré sur la question de la reproduction sociale dans la France d’aujourd’hui.

2L’introduction donne le ton : même si, sur le long terme, la société française s’est considérablement ouverte, « dans la France d’aujourd’hui, sept enfants de cadres sur dix exercent un emploi d’encadrement quelques années après la fin de leurs études. À l’inverse, sept enfants d’ouvriers sur dix demeurent cantonnés à des emplois d’exécution. » (p. 9). Depuis les années 1980, la mobilité sociale n’a pas poursuivi son évolution passée. Camille Peugny aborde la question de la reproduction sociale au travers de quatre chapitres, allant du constat statistique à la préconisation politique pour « l’égalité tout au long de la vie » (chapitre 4).

3Dans le premier chapitre – « le mirage des sociétés « moyennes » » – l’auteur commence par remettre en cause l’idée d’une moyennisation de la société française. Revenant sur les théories de la moyennisation (corollaire de la fin des classes sociales) portées par des sociologues comme Henri Mendras en France, élaborées dans le contexte social et politique particulier des Trente Glorieuses qui favorisait une certaine mobilité sociale, Camille Peugny y apporte des nuances importantes : d’une part la progression de la mobilité sociale s’arrête dans les années 1970 ; d’autre part les trajectoires de mobilité sont de faible amplitude et traversent rarement l’espace social. Il montre également la faible pertinence de certains indicateurs statistiques utilisés pour appuyer l’hypothèse de la moyennisation (p. 28). Mais le principal argument à l’encontre de ces théories est surtout qu’elles cessent de fonctionner après les Trente Glorieuses, avec un déclassement croissant dès les années 1970 allant de pair avec une polarisation accrue de la structure sociale, dans le cadre d’une économie mondialisée, entre classe moyenne, groupes favorisés et classes populaires. D’un point de vue subjectif, coexistent paradoxalement une « peur du déclassement » (pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Eric Maurin publié en 2009) et un sentiment d’appartenance aux « classes moyennes » partagé par 60% des Français au début des années 2000.

4Le deuxième chapitre – « vingt-cinq ans de reproduction sociale » – revient sur la fin du « progrès générationnel » amorcé pendant les Trente Glorieuses, dans la lignée des travaux de Louis Chauvel (par exemple, Le Destin des générations, 1998) ou de Christian Baudelot et Roger Establet (Avoir trente ans en 1968 et1998, 2000) : à plusieurs niveaux (emploi, salaire, carrière, mobilité sociale, logement), les inégalités entre générations se renforcent, au détriment de celles nées après les années 1950 (et en particulier des jeunes générations, qui se précarisent), faisant des baby-boomers une génération singulière plus qu’un point de comparaison pertinent. Camille Peugny dénonce notamment « l’extraordinaire dualisation des emplois qui plonge des millions de salariés d’exécution (…) dans une précarisation croissante de leurs conditions de vie » (p. 61). Avec l’exemple des inégalités sociales, culturelles, et économiques entre les « jeunes », l’auteur montre également que les inégalités intragénérationnelles sont tout aussi importantes que les inégalités intergénérationnelles plus souvent pointées du doigt (p. 45-46). L’analyse est ensuite consacrée au phénomène complexe de reproduction sociale (« par le bas » et « par le haut ») et à ses évolutions depuis les années 1980, pour aboutir à la conclusion d’un maintien quasi constant des forces de la reproduction sociale (p. 55), avec des inégalités au niveau du type d’emploi qui demeurent presque inchangées entre les différents groupes sociaux. Le constat est pire lorsqu’on étudie la reproduction à l’aune des diplômes : l’auteur conclut alors à une intensification de la reproduction.

5Dans le troisième chapitre – « les angles morts de la démocratisation scolaire » – Camille Peugny se penche sur le rôle de l’école, censée offrir « un principe de régulation de la compétition sociale autour duquel peuvent se retrouver des individus issus de toutes les origines sociales » (p. 63). Après un retour historique sur le processus de massification scolaire enclenché dans les années 1960, il en montre les limites : un nombre important de jeunes sortent encore du système scolaire sans qualification, le pourcentage de bacheliers au sein d’une génération stagne depuis plus de quinze ans (autour de 65%), et le taux de poursuite d’études dans l’enseignement supérieur a diminué dans les années 2000. À chaque fois, les jeunes issus de milieux défavorisés sont surreprésentés parmi les « vaincus » de la compétition scolaire, amenant la question (au-delà de la massification) de la démocratisation des chances scolaire. Là encore, l’auteur dresse un constat négatif : la démocratisation scolaire a surtout fonctionné pour les catégories intermédiaires. En outre, il s’agit avant tout d’une démocratisation « ségrégative » (pour reprendre l’expression forgée par Pierre Merle) liée à un système éducatif proposant des filières aux rendements et prestiges inégaux. Par ailleurs, le lien entre diplôme et mobilité social est complexifié par le fait que si le niveau de diplôme constitue le meilleur passeport vers l’emploi, à diplôme égal, les enfants d’ouvriers ont moins de chance d’obtenir un emploi de cadre que les enfants de cadres : l’origine sociale joue encore, voire tend à s’intensifier. « Même une démocratisation parfaite ne transformerait pas la société française en un paradis de la méritocratie et de la fluidité sociale » (p. 82).

6Que faire alors pour « desserrer l’étau de la reproduction sociale » ? (p. 83). C’est l’objet du dernier chapitre de l’ouvrage, intitulé « l’égalité tout au long de la vie », où l’auteur propose des pistes pour lutter contre la fixation précoce des destins sociaux. « Faire en sorte, autant que possible, que rien ne soit définitivement joué : telle pourrait être la définition de l’égalisation des conditions dans des sociétés écartelées par la mondialisation. » (p. 111). La première piste concerne l’école. La précocité des inégalités et leur caractère cumulatif incitent à agir dès l’école maternelle, et à combler le retard de la France sur les autres pays de l’OCDE en matière de dépenses d’éducation pour les premiers niveaux. Il s’agit ensuite de rompre avec l’élitisme qui caractérise le système éducatif français (comme le montrent par exemple Christian Baudelot et Roger Establet dans L’Elitisme Républicain, 2009), dont les enquêtes PISA montrent qu’il est celui dans lequel l’origine sociale pèse le plus sur la réussite scolaire. Une solution ici serait de redistribuer plus équitablement les dépenses entre classes préparatoires et universités. Le deuxième volet porte sur la formation, pas assez développée en France, où le poids du diplôme continue de peser pendant toute la carrière professionnelle. Sur ce point, Camille Peugny appelle de ses vœux un dispositif universel d’accès à la formation, sur le modèle des « bons mensuels à tirer » danois, et pour les jeunes une « allocation d’autonomie » telle qu’elle existe dans les pays scandinaves. Ces dispositifs seraient essentiels pour lutter contre le sentiment de désenchantement et d’impuissance face l’avenir des jeunes français, mesuré par diverses enquêtes, et permettraient de restaurer une conscience politique et citoyenne et une confiance dans les institutions qui fait défaut à une grande partie de la jeunesse aujourd’hui.

7En 111 pages, Camille Peugny parvient à dresser un bilan solide, illustré par de nombreuses analyses statistiques et tableaux, de l’état de la reproduction sociale en France. Le propos est clair et la conclusion sans appel : depuis la fin des Trente Glorieuses, le système éducatif et de formation n’est plus en mesure de garantir l’égalité des chances. Les solutions proposées, inspirée du modèle scandinave, sont audacieuses en tant qu’elles supposent une refonte du système éducatif méritocratique (mais également du système fiscal, évoqué très rapidement p. 105), afin que les destins des individus ne soient pas fixés dès le plus jeune âge. Un ouvrage véritablement stimulant.


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Categories: 4.2 Société

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