PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

In Baste – le 15 mai 2014 :

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Tableau interactif, ordinateur, tablette : le numérique pénètre les écoles. Ces nouveaux outils servent-ils l’apprentissage et la pédagogie ? Ou les intérêts commerciaux des géants de l’Internet et de l’électronique ? Roberto Casati, philosophe spécialiste des sciences cognitives, s’interroge sur les conséquences de ces technologies. Selon lui, elles altèrent nos capacités à lire avec attention, à se concentrer. Sans que les élèves en sachent beaucoup plus sur le fonctionnement d’un ordinateur, d’un logiciel ou d’un moteur de recherche. « Ce qui compte, pour les géants de ce système, c’est que vous soyez connectés en permanence afin de pouvoir vous proposer continuellement des produits. » Entretien.

Basta ! : Pourquoi la tablette ne vous semble-t-elle pas adaptée à la lecture ? Quels sont au contraire les avantages du livre papier ?

Roberto Casati [1] : D’après des spécialistes de la lecture comme Maryanne Wolf [2], les enfants qui appartiennent à des familles qui les font lire ou leur lisent des livres ont un lexique presque double, vers leurs dix ans, par rapport aux enfants qui n’ont pas ce privilège. L’école devrait permettre à ce dernier groupe de rattraper ce désavantage, c’est une question d’équité. Pour ce faire, elle devrait donner le goût de la lecture. Ce sont les livres qui amplifient le lexique. Ce n’est donc pas tellement la lecture, mais la lecture approfondie de textes de plus en plus complexes, qui est menacée. Il est évident que les jeunes "lisent" beaucoup sur leurs écrans, mais les données indiquent qu’ils lisent des textes ultra-simples. L’avantage du livre papier est très clair : il n’offre pas de distractions, il stipule un « contrat sur l’attention » qui favorise la concentration.

Les élèves qui utilisent les outils numérique dans l’apprentissage ont-ils de meilleurs résultats scolaires ?

Il n’y a pas une réponse uniforme. Les données PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves, mené par l’OCDE, ndlr) suggèrent que les effets positifs de l’usage du numérique sont évidents pour des usages modérés. Si on augmente la dose, la courbe s’aplatit, et pointe vers le bas pour des usages intensifs – ce qui signifie des résultats moindres. Les avantages semblent d’ailleurs corrélés avec les statuts socio-économiques : si vous êtes de milieu aisé, ou que vous avez des parents cultivés, vous tirez un certain avantage de l’usage modéré du numérique. Sur un autre aspect, dans le cadre du soutien aux élèves qui ont des difficultés, comme ceux souffrant de dyscalculie (trouble dans les apprentissages numériques, comme les mathématiques, ndlr) ou de dyspraxie (difficulté à écrire à la main et à automatiser l’écriture manuelle, ndlr), on observe des avantages clairs pour des tâches spécifiques. Mais certains auteurs et chercheurs, notamment Manfred Spitzer (spécialiste allemand des neurosciences, ndlr) constatent qu’une trop grande exposition aux écrans a des effets très négatifs sur les élèves : perte de sommeil, comportements asociaux ou perte de compétences spatiales.

 

L’école doit s’adapter aux innovations de la société, donc au numérique, entend-on. Que répondez-vous à cette position ?

Que l’innovation n’est pas une valeur en elle-même. On a beaucoup innové dans les petits goûters, notamment en y injectant du sel et des adoucissants chimiques, mais on ne doit pas pour autant imposer massivement les goûters du simple fait qu’ils innovent. Il y a des considérations plus générales, sur l’équilibre du régime alimentaire, à faire valoir. Cela dit, l’une des missions de l’école est de former au numérique. Cela ne signifie certainement pas changer la pédagogie et la faire virer au numérique ! Cela signifie expliquer ce qu’est un ordinateur, comment fonctionnent les systèmes de recommandation et de recherche [par exemple sur Google], etc. Paradoxalement, pour comprendre le numérique, un cours de statistiques serait plus utile que de transporter une tablette dans son cartable.

 

En plus des interrogations sur la place du numérique à l’école, se pose la question du rôle de l’enseignant. Pourquoi ne doit-il pas être une simple courroie de transmission ?

Dès que vous considérez l’enseignant comme une courroie de transmission, les jeux sont faits. L’enseignant électrique va s’imposer : plus fiable, jamais en grève, et aux performances mesurables. Enseigner est une activité aux multiples facettes, où un savoir-être entre en jeu.

Quels sont les effets des outils numériques, omniprésents dans notre quotidien, sur notre attention ?

Il y a dix-quinze ans, ils étaient des outils personnels, que l’on modifiait suivant ses intérêts et besoins. Aujourd’hui, ils sont l’appendice d’un cloud qui est une immense chaîne de distribution commerciale. Ce qui compte, pour les géants de ce système, c’est que vous soyez connectés en permanence, afin de pouvoir vous proposer continuellement des produits, afin de collecter des précieuses données sur votre comportement. Dans ce but, votre attention doit être dans un état de fluidité permanente. En fait, vous êtes toujours distraits par des petites nouveautés, des mises à jour des profils de vos copains, de nouveaux messages… Sans cesse. Il existe même des logiciels pour se protéger de ce flux distrayant.

Et si le cerveau pouvait s’habituer, comme certains l’affirment, à effectuer plusieurs tâches à la fois ?

C’est tout simplement faux. Une très belle recherche expérimentale conduite en 2009 a comparé deux groupes : des multitâches acharnés et des multitâches modérés. Les résultats montrent que les premiers ont plus de difficultés dans leur prétendu domaine d’expertise. Ils ont plus de peine à exécuter plusieurs tâches superposées ! On n’apprend pas à gérer la dispersion. En général, il n’existe pas de multitâche conscient. Il s’agit plutôt d’un glissement rapide d’une tâche à l’autre, et dans ce glissement, on perd du temps et on égare son attention. A la fin de la journée, les prétendus multitâches ont accompli moins que ceux qui ont terminé une tâche avant de passer à la suivante.

 

A l’école, les outils numériques peuvent-ils être utilisés de façon adaptée ?

J’observe de près le fonctionnement de plusieurs écoles publiques primaires aux États-Unis. Le numérique y est présent, mais il est parfaitement encadré. L’école dispose d’un "chariot de tablettes" qui circulent d’une classe à l’autre. Cela signifie deux-trois heures d’interaction avec un écran par semaine, à partir du CM1. Dans quel but ? Pour apprendre à programmer – en utilisant Scratch, un beau logiciel du Massachusetts Institute of Technology (MIT). Donc, du numérique pour apprendre le numérique. A côté de cela, l’activité traditionnelle donne une place énorme à la lecture. Les maîtres(ses) lisent à haute voix un livre en entier à la classe chaque semaine ! L’exemple nous apprend que le slogan "un(e) élève, une tablette" est parfaitement populiste. La pédagogie est faite de beaucoup d’outils, chacun adapté à sa situation d’apprentissage. Dès qu’on commence à entendre l’argument du sac à dos plus léger car la tablette va remplacer les livres et les cahiers, on sait déjà que la discussion ne concerne plus la pédagogie.

L’Éducation nationale fait du développement numérique à l’école une de ses priorités. Et vient de créer une Direction du numérique pour l’éducation (DNE). Qu’en pensez-vous ?

On ne peut que saluer une initiative qui vise à engendrer une réflexion sur le numérique. Dans le meilleur des mondes, on devrait utiliser les atouts de la centralisation pour faire des petits essais ciblés d’introduction du numérique dans la pratique des l’enseignement, les évaluer scientifiquement, puis faire connaître les résultats de l’évaluation aux enseignants qui pourront – ou non – adopter les pratiques validées. Cependant, en lisant les détails, on assiste plutôt à un ensemble de politiques visant à introduire le numérique, comme si le ministère était un acteur commercial [3]. Ce n’est pas un éducateur qui a écrit cela, je le crains.

Propos recueillis par Simon Gouin

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