PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

In Télérama – le 14 juin 2014 :

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Entretien | Partager les idées, les voitures, les connaissances, les maisons. Le “commun” inspire citoyens, philosophes ou juristes… Le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval nous éclairent sur cette aspiration grandissante.

Quoi de commun entre les mouvements Occupy, les partisans du « logiciel libre », qui souhaitent un meilleur partage des idées et connaissances, ou encore les nouveaux modes de consommation alternatifs, qui fleurissent à travers le monde ? L’aspiration, précisément, au « commun », affirment le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval. Pour eux, ces myriades d’initiatives sont en train d’inventer de nouveaux rapports sociaux et politiques, même si les acteurs du collaboratif n’en sont pas toujours conscients. Explications à deux voix sur la notion de « commun », qui inspire de plus en plus de philosophes, d’économistes, de juristes et de citoyens. Et pourrait devenir « le terme central d’une nouvelle alternative politique au capitalisme ».


Pourquoi vous intéresser au « commun » ?
Christian Laval : Nous travaillons depuis plusieurs années sur la critique du néolibéralisme et la nécessité d’imaginer une autre logique sociale. Or nous avons été frappés par plusieurs mouvements simultanés, apparus au cours des années 1990. D’une part, une intense réflexion théorique sur la gouvernance des ressources, qui s’oppose aux nouvelles formes d’appropriation privées et étatiques (de notre eau, notre biodiversité, notre santé, notre éducation…). D’autre part, un foisonnement de pratiques collaboratives sur Internet et de mouvements sociaux. L’altermondialisme a fédéré les luttes contre la privatisation des services publics ; les préoccupations écologiques montent en puissance contre le pillage des ressources naturelles ; le mouvement du « logiciel libre » construit les « communs de la connaissance », scientifique, intellectuelle, artistique… Toutes ces initiatives reposent sur une même exigence : le « commun », qui les condense et les articule.

Il ne s’agit pas seulement de pratiques « différentes » ou « locales », qu’elles soient de consommation ou de production. Ces initiatives proposent un principe politique, fondamentalement contestataire face au modèle de concurrence généralisée et d’appropriation du monde. On déplore souvent qu’il n’y ait pas d’autres choix que le libéralisme : le « commun » est en train de les inventer !

Pierre Dardot : Nous avons été marqués par « le mouvement des places » partout dans le monde, en particulier celui du parc Gezi, à Istanbul. Les citoyens ont voulu préserver des espaces de vie urbains pour l’usage commun, face au projet de confiscation du gouvernement au profit d’intérêts privés — la construction d’un supermarché et d’une mosquée. Ils se sont en même temps référés à la Commune (1) , c’est-à-dire à l’« autogouvernement local ». Cette articulation nous paraît essentielle.

Comment définir « le commun » ?
P.D. : Ce principe invite à revenir aux fondements de l’obligation politique : la seule obligation politique légitime devrait être fondée sur la participation de tous à la délibération et à la prise de décision. De ce point de vue, le « commun » récuse certains modèles actuellement en plein essoufflement, comme la démocratie représentative, où un petit nombre s’arroge le droit de décider au nom de tous.
C.L. : Tout est aujourd’hui construit autour d’un seul principe politique qui refuse de s’affirmer comme tel, celui de la propriété : la propriété du pouvoir, des biens, des moyens de production… Aujourd’hui, cette tyrannie de la propriété ne cesse de s’étendre. Or une démocratie véritable ne peut exister sans la contester. Le commun s’oppose donc à cette logique et fait prévaloir l’usage contre la propriété.

Le boom des pratiques de « co » (covoiturage, co-working, troc…) fait-il partie de cette progression du « commun » ?
C.L. : Certaines formes collaboratives sur Internet comme le « logiciel libre », ou plus récemment les « makers » (2) , qui partagent outils, connaissances et savoir-faire (lire notre reportage), ont participé à son émergence. Ces initiatives sont autant d’aspirations à de nouveaux rapports sociaux et politiques, même si les acteurs du « collaboratif » n’en ont pas toujours conscience. Mais toutes les pratiques de « co » ne sont pas d’authentiques « communs ». Beaucoup sont récupérées par les stratégies entrepreneuriales, qui mettent au travail des consommateurs bénévoles en leur donnant l’illusion de participer à une communauté, à des modes de vie plus « conviviaux » (on pense à l’essor des réseaux sociaux type Facebook, capturés par les logiques marchandes)… Résultat : une myriade de petites expériences auxquelles on a retiré tout sens global et tout potentiel critique.

Les pratiques collaboratives insistent surtout sur le partage. Pas forcément sur la dimension politique !
C.L. : Il s’agit non pas uniquement de partager les usages ou les biens, mais de décider collectivement de la manière dont on les organise. Voilà pourquoi le principe politique du « commun » concerne tous les secteurs — services publics, monde associatif, entreprises privées — et n’est pas seulement le dernier avatar de l’économie sociale et solidaire, version « économie collaborative »… Le secteur dominant est aujourd’hui le secteur capitaliste, qui est en connexion étroite avec l’appareil d’Etat, et ce sont précisément ces institutions — capitalistes et d’Etat — qui doivent être radicalement transformées pour instituer de nouvelles valeurs.

Le commun oblige-t-il à dépasser l’opposition entre marché et Etat ?
C.L. : C’est un enjeu majeur, notamment pour la gauche française, qui fait semblant de croire que l’Etat nous protège du marché et de la grande appropriation du monde. L’Etat est aujourd’hui un acteur-clé du marché ! Il définit les normes de compétitivité et de concurrence de concert avec les multinationales et les institutions internationales.
En fait, le commun propose une alternative à la propriété privée comme à la propriété étatique. Il tourne donc le dos au communisme et à toutes les formes d’étatisme qui ont envahi la pensée de la gauche. Il permet de renouer avec des traditions socialistes du xixe siècle et du début du xxe, quand la gauche (qu’il s’agisse de Proudhon, de la Commune de Paris ou du mouvement des coopératives) ne réduisait pas la politique à une intervention de l’Etat.
P.D. : Tout l’enjeu est de penser ce nouveau concept de « public non étatique », notamment sur le plan juridique, en sauvant dans le « public » ce qui mérite de l’être — l’idée que cela doit profiter et être accessible à tous.

La France semble avoir du mal avec le « commun » …
P.D. : Un des vices profonds de la propriété d’Etat à la française est d’avoir organisé, d’une part, un monopole de l’administration étatique, et d’avoir relégué, d’autre part, tous ceux qui n’en font pas partie dans une position d’usagers passifs, de consommateurs-spectateurs extérieurs. Les usagers ont le droit de s’exprimer, et de participer à la délibération et à la décision.
C.L. : La France a certes connu des mouvements sociaux dernièrement, mais il s’agissait surtout de mouvements de défense des services publics, de la protection sociale, des retraites. Par son histoire, notre pays, plus encore que ses voisins européens, se situe sur une ligne de front entre les forces du marché et le supposé rempart protecteur de l’Etat. Ce qui explique pourquoi une alternative, à la fois au marché ET à l’Etat, a autant de mal à passer.

L’Italie vous semble-t-elle en revanche en avance ?
C.L. : En juin 2011, les Italiens ont interdit par référendum — à 95 % ! — la privatisation de l’eau, et les Napolitains se sont emparés du résultat avec l’aide de juristes. Sous l’impulsion de la Mairie, la régie municipale de l’eau a été pensée comme un véritable commun, géré selon des principes d’autogouvernement, par des habitants, des associations, des syndicats… Une dynamique se dessine pour faire du commun « inappropriable » le principe prévalant au niveau local, et Naples a élargi l’expérience à l’immobilier : on va pouvoir installer des gens dans des immeubles inoccupés par leurs propriétaires. L’idée que l’usage doit prévaloir sur la propriété a une potentialité de transformation radicale ?
P.D. : La même logique anime le groupe d’acteurs qui occupe et gère un des grands théâtres historiques de Rome, abandonné, le théâtre Valle. Ils en réclament non pas du tout la propriété mais l’usage. Nous y voyons l’un des nombreux foyers de cette révolution en marche, au sens où l’entendait Cornelius Castoriadis : ni guerre civile ni effusion de sang, mais ce moment où la société se saisit de son destin pour transformer certaines de ses institutions centrales. 

(1) De mars à mai 1871, la Commune de Paris fut une expérience d’autoadministration de la ville par ses habitants avant d’être écrasée par les versaillais, armée régulière du gouvernement.

(2) Le mouvement Makers (« ceux qui fabriquent ») transfuse les principes de la coopération numérique dans le monde de la production matérielle, en un mouvement à la fois artisanal et innovant : ils partagent idées et connaissances grâce à l’« open source », acquérant ainsi un immense savoir collectif.

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Categories: 4.2 Société

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