PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

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Toute la semaine, ActuaLitté poursuit ses entretiens avec Patrick Ghrenassia, professeur agrégé de philosophie, qui officie aujourd’hui à l’ESPE de Paris, Université de Paris-Sorbonne. Auteur publié chez Hachette et Hatier, et blogueur sur L’Etudiant, il aborde aujourd’hui la transition numérique dans l’univers scolaire. Le fossé croissant qui se discerne entre enseignants et élèves et les mutations sociales, autant de questions qui interrogent notre relation actuelle à la transmission.

Au sein du système scolaire actuel, comment envisage-t-on cette transition vers les écrans – tant du côté des élèves que des enseignants ?

L’école est globalement plutôt méfiante et réticente face au numérique. Pour de bonnes raisons, et de moins bonnes. L’école a une mission de transmission et de tradition largement fondée sur des routines. On ne peut exiger de l’école une révolution permanente, car élèves et enseignants ont besoin de repères stables, de rituels et d’habitudes. Or la vague numérique est une révolution permanente, apportant chaque jour ses innovations, bousculant les habitudes et demandant un effort constant d’adaptation. L’école ne peut ni ne doit suivre ce rythme, au risque se perdre. Le temps scolaire n’est ni le temps technologique, ni le temps politique.

D’un autre côté, on observe avec inquiétude un fossé croissant entre l’école et le monde extérieur. Élèves et professeurs vivent chez eux au milieu d’écrans, et se retrouvent trop souvent face à un tableau noir et à un morceau de craie en classe. À la maison, on pianote sur des écrans tactiles, en classe on apprend longuement à écrire avec des stylos et du papier. À la maison, on copie, partage, publie sur des réseaux sociaux ; en classe, il est interdit de copier. Bref, jamais peut-être on n’a autant souffert d’une divergence galopante. 

On a craint un temps que la "fracture numérique" n’aggrave les inégalités sociales en milieu scolaire. Mais c’est le contraire ! Les enfants de familles cultivées ont gardé chez eux le contact avec des livres et des écrits papier, alors que dans les milieux populaires on ne connaît souvent que les claviers et les écrans. Du coup, le maintien de la culture « papier et écriture manuscrite » handicape encore plus les enfants d’origine populaire.

Mais, dira-t-on, c’est le devoir de l’école de leur apprendre à écrire, justement ! C’est bien la question centrale : faut-il continuer à apprendre à écrire à la main ? Depuis la maternelle, cela représente des milliers d’heures pour les élèves qui pourraient être utilisées à d’autres apprentissages. On touche là à un sujet tabou et irrationnel. Même  les jeunes enseignants les plus ouverts ne sont pas prêts à accepter l’abandon de l’écriture manuscrite.

L’échange d’arguments est souvent risible…

Pourquoi continuer à apprendre l’écriture manuscrite, alors que même les très jeunes enfants maîtrisent les tablettes, et que tout le monde écrit sur des claviers numériques ? Réponses, et je n’invente rien: pour pouvoir écrire un jour un CV manuscrit; pour savoir écrire si un jour tous les écrans sont en panne, ou si on est sur une île déserte sans électricité… Au mieux, on a l’argument du développement de la motricité fine de la main, mais qui peut aussi bien être obtenue par le dessin, la calligraphie ou d’autres activités plastiques. Trop souvent, on met en avant ce qu’on risque de perdre, sans voir tout ce que le numérique permet de développer comme compétences nouvelles. 

On voit que l’abandon de l’écriture manuscrite bute sur d’obscures réticences, comme si l’être humain perdait là ce qui le rend humain, la main, et une longue tradition remontant aux scribes égyptiens et phéniciens.    

Mais la réticence ou l’opposition de l’école envers le numérique relève d’autres peurs encore, plus ou moins fondées. Comme à l’apparition de la télévision scolaire, certains craignent que l’écran ne se substitue au professeur, ou que l’autorité d’Internet ne ruine l’autorité savante du professeur, ou que l’habitude du zapping sur les écrans ne rende les élèves incapables de se concentrer sur des apprentissages fondamentaux, ou que le jeu ne remplace le sens du travail et de l’effort, ou que les écrans n’induisent une addiction nocive, ou que l’anarchie des informations sur le Net n’empêche de construire un savoir pertinent et cohérent, ou que l’ouverture de l’école par le biais des écrans n’expose les élèves à des dangers, comme la violence ou la pornographie, incompatible avec la responsabilité éducative. 

On pourrait multiplier les craintes, plus ou moins pertinentes, et il serait ici trop long de les examiner une à une.

Alors, qu’en est-il du corps enseignant face à la transition numérique ?

Du côté des enseignants, on peut distinguer une poignée de militants convaincus qui poussent à la roue ou anticipent les initiatives ministérielles en faveur du numérique à l’école. Comme, parmi beaucoup d’autres, cet enseignant de Gaujacq, dans le Gard, qui apprend à ses élèves à écrire sur des tablettes numériques, et à publier sur Twitter. D’un autre côté, une majorité d’enseignants rechignent, à la fois en raison d’un manque de formation, d’une incapacité à utiliser le numérique en classe, et plus profondément d’une méfiance envers des nouvelles technologies considérées au mieux comme un gadget, au pire comme la ruine de la vraie culturel.

"Souvent les compétences ou les bonnes volontés manquent, et les contraintes juridiques s’avèrent décourageantes. Un incident dans une école, et c’est le fauteuil du ministre qui vacille !"

Pourtant, les choses évoluent, lentement, trop lentement au goût de certains, dont je suis. Les enseignants préparent leurs cours sur ordinateur, utilisent des vidéos ou de diaporamas en classe, parfois font travailler les élèves sur des logiciels ou sur des sites en ligne. Certains développent des correspondances scolaires ou des sites d’école. Mais souvent les compétences ou les bonnes volontés manquent, et les contraintes juridiques s’avèrent décourageantes. Un incident dans une école, et c’est le fauteuil du ministre qui vacille ! Qu’on se souvienne du site du CNDP publiant le dictionnaire des écoliers, brusquement fermé à cause d’une définition du "père" jugée sexiste. Deux ans de travail de dizaines d’écoles furent ainsi annihilés, sans appel.

 

On devine que le numérique et l’école ne font pas bon ménage : les rythmes, les prises de risques, la remise en question constante, le refus des autorités, le rapport à la loi, la fiabilité, la sécurité, le rapport enfant-adulte, les modes d’apprentissage, l’activité des élèves, autant de questions qui font problème dans la lente intégration des nouvelles technologies à l’école. 

Un mot, pour finir : qu’en est-il du côté des élèves ?

Bien souvent, ils dépassent leur enseignant dans la maîtrise technique des écrans. Et, au moins dans le Supérieur, les choses commencent à bouger sous la forme de cours plus interactifs, durant lesquels la parole du professeur s’appuie ou se confronte aux écrans connectés des étudiants, qui interviennent pour compléter ou rectifier. On avance vers le cours collaboratif, vers l’apprentissage actif et interactif. Dans le primaire et le secondaire, les choses commencent à bouger aussi, mais les élèves, dans l’ensemble, gardent confiance dans l’institution et les enseignants, pour accepter la  spécificité scolaire, et que, par exemple, il soit normal d’interdire l’usage des téléphones en classe ou le copier-coller sur Wikipedia.

Il ne faudra pas abuser de cette patience des élèves. L’école doit accélérer son passage au numérique comme nouvel outil, sans sacrifier ses missions. Un effort de formation, une attitude moins crispée des enseignants, des équipements en écrans (tablettes et tableaux blancs numériques), des cartables numériques, un assouplissement du carcan juridique, une plus grande confiance dans les compétences des élèves et des parents, une meilleure présence des enseignants sur l’établissement et un travail en équipe, une meilleure articulation avec les ressources en ligne, tout cela fait un programme déjà en marche.

Mais l’école doit savoir qu’à trop traîner elle ouvre une voie royale au commerce de l’enseignement à distance, qui contourne l’école et se nourrit de ses défaillances. Ses parts de marché au niveau mondial progressent à une autre vitesse que l’introduction timide des tablettes numériques dans nos classes ! À cette course, la tortue ne battra pas toujours le lièvre. Il y a donc urgence à apprendre à enseigner avec les écrans.

Comme le livre avant lui, l’écran peut être un moyen de se cacher et de se replier sur soi; il peut être aussi une superbe fenêtre ouverte sur le monde. L’école doit favoriser cette deuxième option, comme l’a si bien fait pour le livre.

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