Il y a ceux qui courent, patauds parce qu’ils portent encore des couches. Et les autres, qui sont déjà propres et se déplacent plus librement à travers la pièce. Tous ont le regard rivé sur Mickaël, le maître de la classe des tout-petits, qui leur donne des consignes tout en mimant les gestes à faire. «Courez à travers la pièce»,«ne restez pas dans un coin, occupez tout l’espace»,«on va se donner la main et faire un rond, comme un anneau»… Trois petits élèves, assis sur un banc de côté, regardent sans broncher. De temps en temps, Mickaël vient leur proposer de rejoindre le groupe. Deux se laisseront convaincre. Un restera obstinément figé sur le banc. Mickaël n’insiste pas : «Avec les tout-petits, on n’impose rien.»

Aminata, Billal, Saiffedin, Hetam, Waël, Lynnah, Rabia, Efadh… Agés de 2 à 3 ans, ils font partie de la toute petite section (TPS) créée à la rentrée à l’école maternelle Guy-Môquet de Stains (Seine-Saint-Denis). Dans le cadre de la refondation de l’école, le ministre de l’Education nationale, Vincent Peillon, a décidé de relancer la scolarisation des moins de 3 ans dans les zones en difficulté. L’idée est que l’échec scolaire se joue dès la maternelle et qu’il touche en priorité les élèves les plus fragiles socialement, en particulier ceux d’origine étrangère. En les scolarisant plus tôt, on leur donne plus de chances de réussir.

Pénurie. La Seine-Saint-Denis, l’un des départements les plus pauvres de France, à la démographie galopante, a ouvert seize classes de tout-petits en septembre. Seize autres suivront à la rentrée 2014. Paradoxalement, le département est l’un de ceux qui accueille le moins d’enfants de moins de 3 ans en maternelle, en raison notamment d’une pénurie de profs. «Dès que nous avons entendu parler des toutes petites sections, nous nous sommes portés volontaires, explique la directrice de l’école, Lilia Ben Hamouda. Nous sommes une équipe stable, dynamique et nous aimons les projets. En plus, nous sommes convaincus que grâce à un accueil précoce, on va diminuer les redoublements en primaire.»

L’école Guy-Môquet présente aussi l’avantage de disposer de locaux adaptés. L’établissement, à l’origine un préfabriqué planté au milieu de barres d’immeubles, a été entièrement refait et déplacé en 2003, lors de la rénovation du quartier du Moulin-Neuf, classé ZUS (zone urbaine sensible). C’est aujourd’hui une école coquette, située en lisière de la cité, avec des bâtiments blancs troués de grandes fenêtres, des couloirs spacieux et de grandes salles de classe lumineuses aux linos colorés. La mairie de Stains, qui, malgré ses moyens limités, a choisi d’investir dans la jeunesse, a aussi prévu une grande salle de motricité et acheté deux tableaux blancs interactifs pour les grandes sections.

Il a d’abord fallu identifier les familles «éloignées de la culture scolaire», la cible du dispositif. «Si on avait ouvert les inscriptions, beaucoup de parents qui travaillent auraient voulu mettre leurs enfants, car comme partout, il manque des crèches, explique Véronique Moreira, inspectrice de l’Education nationale à Stains. Or il ne s’agit pas d’une alternative à la crèche. On s’adresse à des familles qui n’utilisent généralement pas les modes de garde collectifs, ne parlent pas toujours français à la maison et dont les enfants arrivent en maternelle avec du retard.» Le passage en TPS, qui favorise l’apprentissage du français et initie à la vie en collectivité, leur permettrait de combler ce retard et de s’adapter aussi vite que les autres en arrivant en petite section.

A partir de mars 2013, des réunions ont eu lieu entre les directrices de l’école, de la PMI (centre de protection maternelle infantile) et de la crèche afin de repérer les familles. Puis les parents ont été reçus individuellement. Une mère confie alors n’avoir jamais parlé à son enfant. Lorsqu’on lui explique que c’est indispensable, elle est tout étonnée. «Les familles ont été faciles à convaincre, souligne Lilia Ben Hamouda. Ce sont des gens qui ont une grande confiance en l’école. C’est aussi l’occasion pour eux de mieux comprendre ce que l’école attend d’eux.» La toute petite section comporte deux pièces : une salle de motricité où les enfants arrivent le matin et mettent leurs chaussons, puis la salle de classe. La mairie a mis les moyens : un budget de 13 000 euros pour les équiper en matériel, jeux et fausse pelouse pour la cour réservée aux moins de 3 ans.

Afin d’adoucir la séparation, en début d’année, les mères – plus rarement les pères – ont pu rester le matin. Mickaël les a photographiées faisant des collages ou de la pâte à modeler avec les enfants. Quand ceux-ci ont le bourdon, ils peuvent regarder les photos dans leur «album de classe». Il a collé sur les murs des photos d’empreintes de leurs mains. «Quand un enfant est triste, je l’emmène devant la main de sa maman», explique-t-il. Certains petits téléphonent aussi longuement à leurs parents avec l’appareil à fil – un jouet – posé à côté des étals de l’épicerie.

Pédagogie. La classe compte 18 élèves et deux personnes référentes : outre Mickaël Foucault, Marie Michelle, une «Atsem», agente rémunérée par la ville pour aider les enseignants de maternelle et faire le ménage dans la classe. Tous deux travaillaient déjà ensemble en petite section. «J’aime les nouvelles expériences et travailler avec les petits m’avait plu, explique Mickaël, qui a fait un stage d’une semaine pour se préparer. J’apprends aussi beaucoup, ma pédagogie évolue. Je laisserais aujourd’hui plus de place aux arts plastiques et j’ai découvert des nouvelles matières – le sable, la semoule…»

La matinée débute doucement. Mickaël prend le temps d’accueillir les enfants un à un. Un nouveau, arrivé la semaine précédente, pleure en voyant sa mère partir. Mickaël le prend par la main et circule dans la pièce pour saluer les uns et les autres, l’enfant serré contre lui. Les petits sont éparpillés dans le coin dînette, garage, manipulation, bibliothèque… Les sanglots s’arrêtent devant un train en bois. Mickaël ne lâche pas les enfants un instant, passant d’une lecture en groupe à une activité peinture, puis à du temps libre. A cet âge, l’attention se relâche très vite. «C’est comme un rôle théâtral, je module ma voix», dit-il. Marie Michelle n’arrête pas non plus – «Rabia, ramasse le bouchon que tu as fait tomber»,«Iliah, ce n’est pas la peine de taper»

Les enfants agités sont partis au «transvasement» : debout autour d’un grand bac rouge rempli de grains de riz, ils remplissent une bouteille vide, une pelle, une passoire, puis la vident et recommencent sans se lasser. Le petit nouveau s’y est mis lui aussi. A 11 h 30, lorsque sa mère arrive, son chagrin est bien loin. Comme elle va bientôt débuter un travail de surveillante de cantine, elle voudrait bien le laisser toute la journée. Pour Mickaël, on est sur la bonne voie.

Photos Rémy Artiges

Véronique SOULÉ