PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

L’ouvrage de M. Alexandre Fontaine est la version éditée de sa thèse « Transferts culturels et déclinaisons de la pédagogie européenne, le cas franco-romand au travers de l’itinéraire d’Alexandre Daguet », soutenue en juin 2013 à l’Université de Fribourg (Suisse) en co-tutelle avec Paris-8. Tout l’objet de ce remarquable travail est l’étude des transferts culturels dans la pédagogie à la fin du XIXe siècle, à partir d’un fil conducteur : le parcours d’un professeur devenu directeur d’école normale et professeur d’histoire à l’académie de Neuchâtel, Alexandre Daguet (1816-1894), qui se trouve au cœur de la construction de l’identité suisse, elle-même construite à partir d’emprunts français et germaniques. Deux sources sont utilisées par l‘auteur  pour ce travail sur la circulation des savoirs pédagogiques dans l’espace francophone suisse: le journal L’Educateur (dont on se demande en Suisse en 1880 si ce n’est pas une revue française tant les auteurs français y sont présents), et la correspondance d’Alexandre Daguet qui révèle le rôle de passeur de ce dernier entre la Suisse et la France.

Bien sûr, personne n’ignore que la Suisse a été un pays refuge au XIXe siècle : elle a accueilli nombre de Français proscrits célèbres sous le second empire : Edgar Quinet, Jules Michelet, Pierre Leroux, Georges Clémenceau, Ferdinand Buisson rejoint par Félix Pécaut et Jules Steeg, Jules Barni (le traducteur de Kant en français),…

On le sait, l’exil des républicains français sous le Second empire va permettre des rencontres déterminantes entre individus engagés dans l’action politique et culturelle. Les pédagogies française et suisse, tout comme la République laïque de Jules Ferry, doivent beaucoup à ces échanges entre penseurs et pédagogues.

Là où l’approche de l’auteur est très originale, c’est qu’il parvient à dépasser le stade de la comparaison des différents positions ou pensées importées et échangées pour mettre en valeur non seulement la circulation des idées, mais aussi leur « resémantisation » : il en est ainsi de l’enseignement mutuel qui vient d’Angleterre et qui passe d’un contexte géographique à un autre en se modifiant, des missions et des réseaux pédagogiques, de la gymnastique scolaire, des revues éducatives, du Dictionnaire de Ferdinand Buisson (les instituteurs suisses suivent régulièrement l’avancée du Dictionnaire) . L’auteur montre en effet comment ces étrangers ont à leur tour fait essaimer en Europe, et notamment dans la France de la Troisième République, un modèle suisse réadapté aux caractéristiques du contexte d’accueil.

L’auteur nous place au cœur d’un processus d’internationalisation du champ éducatif, qui passe par des échanges d’idées mais aussi par l’engagement associatif (l’Association pédagogique universelle), les ligues (la Ligue internationale de la paix et de la liberté), les expositions universelles : 1867 (Paris), 1873 (Vienne), 1876 (Philadelphie), 1878 (Paris).

Les points forts de l’ouvrage

1.         Cette recherche permet de revisiter les échanges, nombreux à l’époque, entre les pédagogues européens : dans le journal de Daguet L’éducateur figure notamment des contributions du Français Gabriel Compayré. Réciproquement, quand Ferdinand Buisson cherche un collaborateur pour son Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, il fait appel à un historien suisse né à Londres, James Guillaume qui deviendra le rédacteur en chef de l’œuvre de Buisson. De même, l’idée venue à Ferdinand Buisson d’un « musée pédagogique » recensant tout ce qui se fait en matière pédagogique doit beaucoup aux échanges tissés en Suisse pendant la période d’exil.

2.         La construction de systèmes pédagogiques nationaux résulte d’absorptions et de réinterprétations. L’auteur montre comment la pédagogie française va devenir un terrain d’expérimentations de théories suisses qui a leur tour, comme par exemple l’école de Jules Ferry, vont pouvoir être un exemple en Suisse. L’apport décisif de ce travail est de montrer que, contrairement à une idée tenace notamment en France, les principes pédagogiques mis en œuvre dans notre pays n’ont pas été conçus en vase clos mais sont au contraire le résultat national de conceptions et de méthodes à vaste circulation internationale. D’une certaine manière, cette thèse est une thèse sur les transferts culturels, facilités, et l’auteur le montre bien, par les associations de toutes sortes et les congrès internationaux. On est bien au-delà de la seule diffusion d’idées ou de méthodes : il s’agit ici de réinterprétation d’emprunts transnationaux. Il suffit, dit à juste titre l’auteur, « de parcourir le Catalogue noir instauré par Ferdinand Buisson dès 1886 pour constater l’étendue des références étrangères à partir desquelles l’école de Ferry s’est modelée » (p. 12). L’exemple le plus signifiant étudié par l’auteur est sans aucun doute celui de la morale laïque : les éducateurs français et les cadres de l’école de la IIIe République ont transféré et réinterprété des éléments de morale laïque de l’espace helvétique vers la France. De même, le « corps de cadets suisses » a manifestement inspiré nos « bataillons scolaires » d’après- 1870.

3.         Bien avant l’OCDE et PISA, il existe une dynamique internationale animée par des pédagogues qui sont en recherche, pour leur pays, d’une amélioration des pratiques. On est bien ici aux origines du benchmarking. Alexandre Fontaine met bien en évidence le lien étroit entre le national et l’universel.

4.         Le livre d’Alexandre Fontaine nous fait réfléchir aux pratiques actuelles à la lumière des pratiques du XIXe siècle. Est-ce que les comparaisons internationales devaient inévitablement dériver en compétition internationale et en pilotage pour les résultats (du benchmarking en ranking) ?

5.         Enfin, ce travail paraît d’autant plus utile que, dit l’auteur, « nous traversons une période crispation identitaire particulièrement profonde. Accepter que notre histoire soit aussi celle des autres constitue assurément un défi de taille pour l’égo-citoyen du XXIe siècle ».

Au total, un travail de très haute tenue universitaire. Cette plongée dans « les heures suisses de l’école républicaine » n’est pas seulement une leçon d’histoire, elle est une source de réflexions pour aujourd’hui.

Jean-Paul Delahaye

Alexandre Fontaine, Aux heures suisses de l’école républicaine, Un siècle de transferts culturels et de déclinaisons pédagogiques dans l’espace franco-allemand, Paris, Démopolis, 2015, 307 pages. ISBN-13: 978-2354570712

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