PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

In EducPros.fr – le 8 juin 2013 :

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Comment innover dans l’Education nationale ? A l’heure de la création des ESPÉ (écoles supérieures du professorat et de l’éducation) et d’un conseil national de l’innovation, Françoise Cros, professeur en sciences de l’éducation au centre de recherche sur la formation des adultes au CNAM, affirme que l’innovation viendra de la liberté donnée aux enseignants, à condition d’instaurer de véritables espaces d’échanges.

La ministre George Pau-Langevin a lancé en avril 2013 un conseil national de l’innovation pour la réussite éducative (CNIRE). Qu’est-ce que l’innovation dans l’éducation ?

L’innovation est un mot valise, dont la définition change en fonction de l’usage social que l’on en fait. C’est aussi un mot porteur, très utilisé, notamment en politique. Le nouveau CNIRE n’a pas encore donné sa définition, mais il semble vouloir redonner de l’importance au local et créer les conditions de l’émergence de l’innovation. Son originalité consiste à s’intéresser autant à l’Education nationale qu’à l’éducation populaire.

Que peut faire un conseil national pour favoriser l’innovation au niveau local ?

Le gouvernement actuel s’oppose clairement à la notion d’expérimentation, telle qu’elle était défendue par ses  prédécesseurs. En effet, pour ces derniers, une expérimentation avait lieu à l’échelle d’un ou de plusieurs établissements. Elle devait être prévue pour s’insérer en amont dans la stratégie du projet d’établissement, il fallait remplir de nombreux dossiers, c’était très lourd et en dissuadait plus d’un ! Le CNIRE va certainement suivre un autre chemin.

Le CNIRE lie, dans son intitulé même, l’innovation à la réussite scolaire. L’innovation favorise-t-elle la réussite scolaire ?

Non, c’est même souvent l’inverse. Les études évaluatives menées jusque-là montrent plutôt que l’innovation creuse les écarts entre bons et mauvais élèves et provoque plus d’inégalité sociale entre les élèves.

Cela s’explique notamment par l’absence d’évolution des méthodes d’évaluation. Les indicateurs d’évaluation restent ceux utilisés pour estimer des méthodes pédagogiques plutôt habituelles. Nous sommes dans la fable du renard et de la cigogne. Quand on évalue une innovation avec les tests scolaires classiques, on ne peut pas voir l’apport de l’innovation, dans la mesure où cette dernière se propose justement de transgresser certaines règles.

Souvent l’innovation est vue comme une façon d’améliorer les objectifs inchangés de l’école. Une façon de ne rien transformer fondamentalement mais de mieux atteindre des objectifs intangibles, ce que j’appellerais plutôt une adaptation. Or la spécificité de certaines innovations est qu’elles font apparaître de nouveaux objectifs sociaux ou créatifs peu pris en charge par l’école.

C’est en cela que l’innovation est intéressante, elle pose la question du sens des apprentissages scolaires. Toutefois, si nous examinons les épreuves de PISA, nous voyons une évolution considérable de prise en compte d’autres facteurs, comme les "social skills".
 

Nous nous sommes aperçus que les enseignants étaient très peu innovants durant leurs sept premières années de carrière.

L’innovation permet donc de faire évoluer le système ?

Elle régule le système. Elle lui permet de s’octroyer des marges de liberté qui, si elles sont prises en compte par l’Institution, deviendront à leur tour des routines. On peut considérer que toute routine a été à l’origine une innovation. Par exemple, la classe vue comme un groupe d’élèves face à un adulte enseignant a été un temps une innovation : maintenant cela est devenu la représentation commune internationalement référée de l’organisation scolaire.

De plus, on ne peut pas demander à tout le monde de faire exactement la même chose, il existe en permanence ce qu’on appelle des innovations de faible ampleur, des innovations incrémentales. D’une part, l’innovation redonne l’initiative à l’acteur de terrain. Elle permet une marge de liberté et de valorisation. D’autre part, l’innovation est un réel outil de développement des compétences professionnelles des enseignants. Elle engendre des échanges, de l’analyse de la pratique, des recherches et de l’évaluation innovante.

"Accompagner les enseignants innovateurs", pour reprendre le titre d’un de vos articles, c’est avant tout leur laisser une marge de manœuvre ?

Exactement. L’innovation est un bouillonnement, elle est horizontale. Il faut sortir de la hiérarchie et laisser les professeurs parler d’égal à égal de leurs pratiques. Innover, c’est bien souvent parler des problèmes, des difficultés, vous ne pouvez pas le faire de façon très libre devant la hiérarchie.

Nous nous sommes aperçus que les enseignants étaient très peu innovants durant leurs sept premières années de carrière. Ils sont stressés, cherchent des recettes. Au bout de sept ans, ils prennent de l’assurance et commencent à sortir des clous. Il faut de la confiance pour oser quelque chose de différent. Contrairement à l’idée reçue, les jeunes enseignants ne sont pas forcément les plus innovants !

La solution pour favoriser l’innovation serait ainsi… de s’en occuper le moins possible ?

L’Etat doit organiser des espaces d’échanges horizontaux, en réseaux. Le but n’est pas de faire remonter une initiative au ministère via un formulaire comme Expérithèque. Il faut permettre aux acteurs de se parler directement. En un mot, il faut de la formation continue. Les enseignants doivent avoir des moments de mutualisation des pratiques.

Malheureusement, même si elle est prévue dans les statuts des ESPÉ, la formation continue est le parent pauvre de la réforme,  alors même que les plans académiques de formation sont complètement sinistrés. Il faut bien comprendre qu’une action sociale, parfois appelée par certains politiques une "bonne" pratique n’est pas transférable sans la personne qui l’a pratiquée. Nous avons souvent dit, en termes de boutade, qu’il valait mieux transférer l’innovateur que l’innovation !

Ce manque de relations explique-t-il l’incapacité du système à généraliser les innovations intéressantes, comme La main à la pâte ?

Attention, je ne suis pas certaine que toutes les innovations aient vocation à être généralisées. Ce qui fonctionne dans un contexte ne fonctionnera pas nécessairement dans un autre. Et il faut accepter le refus motivé de certaines personnes face à une nouvelle pratique.

Ceci dit, si on prend un exemple comme la main à la pâte, la verticalité du processus ne lui a pas toujours rendu service. Les porteurs de cette louable initiative bénéficiaient de moyens exceptionnels, avec un site web, une plate-forme pour échanger questions et réponses, des universitaires mobilisés pour répondre et éclairer… Résultat, certains  professeurs n’osaient pas poser leurs questions de peur de passer pour des idiots !

Certains enseignants, je dirais même de plus en plus, sont en souffrance. Faire évoluer leur pratique demande d’abord de les écouter. Il faut associer les gens si on veut qu’ils s’approprient un projet.

Ceci dit, la compréhension que le ministère a de l’innovation évolue, même s’il semble encore privilégier l’innovation en groupe à l’innovation individuelle. Il tend vers plus d’horizontalité, avec le souci des contextes. J’entends par contexte non seulement la situation locale mais également l’enseignant à travers ses propres représentations et motivations. 

Au final, il est plus facile d’expliquer comment une innovation s’est généralisée a posteriori que quand elle est en train de se faire car de très nombreux facteurs interviennent dans ce processus, des facteurs politiques, sociaux, institutionnels, et même, le hasard…
 

Françoise Cros en quelques mots
Professeur en sciences de l’éducation et ancienne directrice adjointe de l’IUFM de Versailles de 1991 à 1999, Françoise Cros est partie au CNAM pour "s’occuper de la formation de tous les adultes, tous champs professionnels confondus,  y compris celui  des enseignants".

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