PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs



Diasporiques/Cultures en mouvement a décidé d’ouvrir ses colonnes à une réflexion propre aux cultures territoriales et non territoriales en donnant successivement la parole à chacune d’elles dans un fascicule spécifique 1
 
À combien peut-on évaluer le nombre actuel des roms ?

Ils sont environ dix millions en Europe, ce qui en fait la minorité la plus importante. Il s’agit bien en l’occurrence d’une évaluation : les données officielles, quand elles existent, ne donnent qu’un ordre de grandeur car les critères retenus sont déterminés politiquement. De plus, lors d’un recensement, un grand nombre de Roms ne pas se déclarent pas comme tels, pour diverses raisons, notamment la prudence après des siècles de persécutions et le souvenir du fichage et de l’extermination pendant la Seconde Guerre mondiale. Il arrive donc qu’entre les données officielles, fondées sur des recensements à partir de critères relativement arbitraires, et les évaluations faites selon d’autres sources, leur nombre varie de 1 à 5 ou même plus. Il arrive aussi, dans certains États, que tout terme indiquant une appartenance ethnique disparaisse des textes administratifs, pour être remplacé par un substitut – ainsi en France : gens du voyage.
L’originalité des Roms est qu’ils sont présents dans tous les États mais sans avoir un État de référence qui puisse leur apporter un soutien, non seulement en termes de protection consulaire, mais aussi quotidiennement et très  concrètement. Quand un État développe une politique positive à l’égard des minorités – prenons, par exemple, le cas de l’éducation scolaire – telle ou telle minorité peut lui demander du matériel pédagogique pour les classes ou pour la formation des enseignants – par exemple la mi-norité hongroise de Slovaquie peut utiliser des livres ou dictionnaires de
Hongrie, la minorité serbe de Roumanie du matériel de Serbie, etc. – mais il n’y a aucun équivalent pour les Roms. Il en est de même pour les émissions de radio ou de télévision ou pour toute autre production culturelle.
Il faut encore, quand on parle du nombre des «Roms», préciser ce que recouvre exactement ce terme car nous avons aussi affaire à des Gitans, des Sintis, à d’autres groupes encore (par exemple des Travellers en Irlande ou au Royaume-Uni). Le terme «Rom» est le plus largement employé depuis le début des années 1990. Il est souvent utilisé par les intéressés eux-mêmes et nombreuses sont les organisations non gouvernementales qui rassemblent sous ce nom la diversité des populations qui les composent (à commencer par l’Union romani internationale, qui, dès son congrès fondateur de 1971, a décidé de n’employer que lui). Toutefois le terme «Tsigane» conserve une légitimité sociologique et politique dans la mesure où il permet, lui aussi, de rassembler sous une appellation commune des groupes différents (Sintis, Manouches, Gitans, etc.) qui ne souhaitent pas forcément s’identifier comme Roms. Ainsi, en France, la dernière organisation rassemblant une pluralité de groupes, créée il y a quelques mois, s’intitule Union française d’associations tsiganes.
 
mais alors pourquoi parler dans notre pays de «gens du voyage» ?
Ce terme – le plus utilisé dans l’administration française et dans les textes qui en sont issus (réglementations, circulaires ou rapports) ainsi que dans le discours politique (par exemple à l’Assemblée nationale ou au Sénat) – s’inscrit dans une logique politique assimilationniste. Les textes officiels français sont aujourd’hui caractérisés par l’absence de toute référence ethnique ou culturelle. Les «Bohémiens» ou «nomades» du début du xxe siècle sont devenus plus tard des «personnes n’ayant pas de ressources régulières leur assurant des conditions normales d’existence» ou des «personnes d’origine nomade». La notion de «gens du voyage» a émergé au cours des années 1970, pour désigner, sans la nommer explicitement, une catégorie de population faisant l’objet de textes réglementaires sans que pour autant une connotation culturelle s’y attache.
Il s’agit là de la création d’une catégorie administrative, de l’étiquetage d’une entité qui ne comporte ni singulier ni pluriel (on ne peut parler ni d’un ni de deux ni de trois gens-du-voyage !), qui n’est utilisable que globalement, en tant qu’amalgame, et qui, traduite en d’autres langues, entraîne invariablement des difficultés et des malentendus profonds, allant du «touriste» au «voyageur de commerce». Tout cela est bien pratique, n’est-ce pas ? Quand le discours politique stigmatise lesdits gens du voyage, on peut difficilement le sanctionner puisque le terme ne caractérise pas culturellement ou ethniquement une population bien définie. On laisse ainsi passer en contrebande et en toute impunité une quantité de stéréotypes négatifs.
 
peut-on parler d’une culture rom, ou de cultures roms, au pluriel ?
Les Roms forment un ensemble très diversifié de populations. Les raisons en sont multiples, à commencer par leur vécu historique qui, par les migrations ayant l’Inde comme origine il y a environ un millénaire, les a amenés à parcourir des régions et des continents différents, à s’y fixer parfois depuis des siècles – tout ceci entraînant bien sûr une  diversification de leurs pratiques linguistiques et culturelles. La façon dont les Roms ont été traités par leur environnement a également induit des différences : interdiction de la langue rom par les politiques d’assimilation, éclatement des familles lors de longues périodes d’esclavage, d’envoi dans les galères, d’interdiction des regroupements,
etc. Deux images permettent de bien comprendre que leur organisation sociale demeure néanmoins cohérente et forte par-delà ces différences. Celle d’une mosaïque d’abord : chaque élément de l’ensemble est original, différent des éléments voisins, mais chaque élément ne peut être compris que par sa place dans un ensemble ; isolé, il perd son sens. Celle d’un kaléidoscope ensuite : les éléments bougent dans une configuration d’ensemble, mais les relations dynamiques entre eux demeurent. Il y a donc unité dans la diversité. Les Roms n’ont pas de frontières géographiques, de consulat ou d’ambassade, de territoire de référence.
Leurs déterminants sont sociaux et linguistiques, leurs frontières psychologiques. Il y a donc une nécessité vitale pour eux de partager des valeurs communes fortes, mais cela avec une certaine flexibilité permettant une nécessaire adaptation à des circonstances changeantes. Si la solidarité, le partage culturel, une volonté collective de permanence n’étaient pas demeurés assez forts pendant plus d’un millénaire, comment cette population aurait-elle pu subsister, malgré sa dispersion dans le monde entier et malgré les politiques le plus souvent négatives menées à son encontre ?
 
pouvez-vous préciser ce qu’ont été ces politiques ?
On peut en proposer une typologie. Nous avons affaire à :
• des politiques d’exclusion, par le bannissement d’un Royaume ou d’un État ; il s’agit le plus souvent d’une exclusion géographique, par le rejet hors du territoire ; mais il peut s’agir aussi d’une disparition physique, de nature génocidaire,
que la plupart des familles rom d’Europe ont subie sous le régime nazi ;
• des politiques de réclusion : la disparition souhaitée n’est pas obtenue par un bannissement collectif mais cette fois par un processus social, l’éclatement du groupe et des familles, accompagné d’une utilisation de la force de travail que peut représenter la communauté rom (envoi aux galères ou dans des colonies de peuplement, déportation, esclavage, etc.) ;
• des politiques d’inclusion : par l’assimilation du Rom par son environnement. La disparition est alors culturelle, et le Rom n’est considéré que comme un marginal posant des problèmes sociaux : il n’est plus interdit mais contrôlé, il n’est plus rejeté mais fondu dans la masse. La langue, le vêtement, les manifestations culturelles sont interdits. Couplées à une gestion technocratique de la société et au développement d’idées humanistes, ces politiques ont connu un grand essor pendant la seconde moitié du xxe siècle.
Ces trois catégories peuvent s’enchaîner dans une chronologie, mais elles peuvent aussi coexister car la volonté d’assimiler n’a jamais réduit le désir d’exclure, d’où notamment le hiatus qu’on observe fréquemment entre le discours politique central et l’action des collectivités locales. Nous sommes même entrés aujourd’hui dans une sorte de chronologie «à rebours» : il est davantage question, dans les discours politiques, d’exclusion plutôt que d’assimilation, et
chaque État, comme au bon temps de la Royauté, cherche à renvoyer «ses » Roms dans l’État voisin. Mais on en arrive aussi à ce que j’appelle une période d’indécision : les politiques citées n’aboutissant manifestement pas aux effets escomptés et la situation objective se détériorant, les organisations internationales faisant de leur côté pression, les pouvoirs publics s’interrogent, hésitent. Je pense qu’il faut voir cela plutôt positivement, car l’indécision et l’interrogation peuvent ouvrir la voie à la formulation de nouvelles idées et à un assouplissement des pratiques.
 
quelles sont, s’agissant des roms, les relations entre nomadisme et migrations ?
Il est préférable de parler de mobilité que de nomadisme. La plupart des Roms ne sont pas nomades, mais mobiles, et beaucoup ne souhaiteraient pas l’être mais le sont par obligation, pour s’adapter à des conditions d’existence changeantes, souvent menaçantes. Au cours de l’histoire, et depuis leur migration initiale à partir de l’Inde, ils ont subi tout ce qu’on peut subir : des déportations, par exemple du Portugal vers l’Afrique et le Brésil, de l’Angleterre vers les colonies d’Amérique et vers l’Australie ; des violences quand des conflits se produisent et qu’ils sont pris comme boucs émissaires (un exemple récent étant celui du Kosovo, d’où la presque totalité d’entre eux ont dû partir pour survivre ; ils se sont réfugiés dans d’autres États qui, maintenant, veulent les renvoyer dans ce pays sans prendre en compte les risques qu’ils leur feraient ainsi courir) ; sans parler bien sûr du génocide nazi. Quant aux Roms nomades, qui subsistent encore mais sont peu nombreux, ce n’est pas tant par volonté que par nécessité qu’ils le demeurent : les expulsions dont ils sont souvent victimes les y contraignent. Ceci dit, il faut respecter le nomadisme de ceux qui souhaitent demeurer nomades car il est le support d’une spécificité socio-culturelle. Le Centre de recherches tsiganes de l’université René-Descartes Fondé en 1979 et dirigé jusqu’en 2003 par Jean-Pierre Liégeois, le Centre de recherches tsiganes a fait ensuite partie du Groupe d’Etude pour l’Europe de la Culture et de la Solidarité (GEPECS). Ses travaux ont ouvert de nouvelles perspectives de compréhension des communautés roms, par l’examen critique des politiques menées à leur égard, par la présentation du développement des organisations politiques roms et par la définition de propositions destinées à améliorer une situation difficile. Depuis le début des années 1980, le Centre a travaillé en étroite  collaboration avec le Conseil de l’Europe et avec la Commission européenne. Dans le domaine de l’éducation, Jean-Pierre Liégeois a dirigé les premiers séminaires de formation pour les enseignants organisés par le Conseil de l’Europe et sept Universités européennes d’été. En 1984 la Commission européenne lui a demandé d’établir le premier rapport européen d’analyse de la situation scolaire des enfants roms dans l’ensemble des États membres ; c’est sur la base de ce rapport que les ministres de l’éducation de l’Union européenne ont adopté, en mai 1989, une «Résolution» qui demeure le document de référence le plus important en la matière.
Le Centre publiait un bulletin trimestriel d’information, Inter­ face , qui tirait pendant une dizaine d’années à plus de dix mille exemplaires. En collaboration avec des éditeurs d’Allemagne, de Bulgarie, de Croatie, d’Espagne, de France, de Grèce, de Hongrie, d’talie, du Portugal, de Roumanie, de République tchèque, du Royaume-Uni et de Slovaquie, il a publié aussi une collection de pas moins de trente-deux ouvrages. En fin de compte, tous les Roms ont donc dû intégrer la mobilité dans leur mode d’existence pour s’adapter à une attitude de rejet qui reste dominante. Et la montée actuelle des discriminations et de la xénophobie – dont ils sont, tous les rapports internationaux le montrent, les premières cibles en Europe – ne va certainement pas entraîner une stabilisation sereine de ces familles, souvent contraintes d’aller voir ailleurs si leur sort ne peut être un peu moins mauvais.


quelle est finalement la position des roms dans le contexte européen actuel ?
En ce début du xxie siècle, lesRoms sont à la fois un paradigme et un paradoxe. Un paradigme d’abord. L’Europe est aujourd’hui marquée par deux faits nouveaux : des mouvements de populations dus à une mobilité généralisée au sein d’un continent économique qui se veut sans frontières internes ; et, plus particulièrement depuis 1989, la reconnaissance incontournable des «minorités». La conjugaison de ces deux phénomènes a profilé de manière nouvelle le paysage démographique, social, culturel et politique européen, désormais marqué par un multiculturalisme que les États et l’Union doivent apprendre à gérer dans l’emploi, le logement, l’éducation, la culture…
La question des Roms est souvent évoquée en tant que «problème», à travers un discours porteur de connotations négatives qui exprime «les difficultés d’intégration » d’un groupe considéré comme marginal. Or les Roms sont au contraire exemplaires en ce sens qu’ils cumulent les deux caractéristiques ci-dessus évoquées : ils sont à la fois mobiles et minoritaires
 
. De surcroît, pour eux, minorité transnationale présente dans tous les États sans avoir d’État de référence ou d’origine, la dimension européenne est un point de départ de toute réflexion et de toute action. Ainsi, reconnaître que les Roms ont, dans leur dynamisme évolutif et dans le développement de leurs activités un effet moteur vis-à-vis de la construction européenne, c’est positiver leur existence, au lieu de tenter d’en réduire l’intérêt. C’est là un changement de perspective très important, qui permet de démarginaliser les réflexions et les actions menées en direction de ces communautés et de contribuer à corriger les préjugés et stéréotypes qui s’y attachent. Ainsi le Comité de pilotage du projet du Conseil de l’Europe pour la scolarisation des enfants roms a-t-il souligné que les actions menées pouvaient être à la source du nécessaire renouveau dans le domaine de l’éducation pour tous en même temps qu’une source d’inspiration pour de nouvelles approches pédagogiques à un moment où les systèmes éducatifs en ont le plus grand besoin 3.
Un paradigme mais aussi un paradoxe, dans la mesure où les Roms sont aussi les plus rejetés et les plus discriminés, tant par les populations que par les institutions. L’accès à leurs droits les plus élémentaires est fortement compromis (éducation, logement, santé, droits civiques, etc.) y compris en France, et pas seulement pour des Roms étrangers, mais pour des familles établies depuis des siècles sur le territoire national. S’agissant de notre pays, le Centre de recherches tsiganes et la Halde 4 ont publié des études détaillées à ce sujet. à l’échelle européenne, le Commissaire aux Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe s’en préoccupe activement. Ainsi la situation des Roms témoigne-t-elle de ce que l’Europe a de plus négatif, en termes de discrimination exacerbée, de rejet, de racisme, d’impuissance à accepter et à gérer la diversité, mais, par leur présence dans tous les États et leurs liens transnationaux, ils sont aussi d’une certaine façon des pionniers du futur de l’Europe.
 
1 Le premier fascicule (Diasporiques n°5, mars 2009) a été consacré à la Corse et au peuple corse.
2 La conception et la réalisation de ce fascicule sont dues à Juliette Touyard, doctorante en sociologie, et à Charles
Conte, chargé de mission laïcité à la Ligue de l’enseignement.
 
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