PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

Les lignes qui suivent reviennent brièvement sur le prétendu impératif de « neutralité de l’espace public » – auquel, plus que jamais, en cette période post 7 janvier, il est de bon ton de réduire la notion de laïcité… Elles soulignent l’insondable bêtise de ce lieu commun, son caractère profondément anti-laïque, et ses implications politiques redoutables : liberticides, antidémocratiques, totalitaires.

« Il n’y a que le néant qui soit neutre ». Jean Jaurès [1]

Accorder les mêmes droits à toutes et tous, quelles que soient leurs croyances ou incroyances religieuses : tel est en fait, à l’origine, le principe de ce qu’on nomme laïcité. Il signifie par exemple qu’une militante musulmane et voilée, comme l’était en 2010 Ilham Moussaïd, a parfaitement le droit, au même titre que n’importe quel-le autre adhérent-e, de représenter son parti (le NPA en l’occurrence), comme elle a évidemment le droit, au même titre que n’importe quel-le candidat-e, d’être élue et de siéger dans un conseil municipal, un conseil régional ou une assemblée nationale.

Cela va sans dire, me semble-t-il, mais en fait non : cela va mieux en le disant, puisque l’affaire Ilham Moussaïd fut l’occasion pour l’ensemble de la classe politique de manifester ostensiblement son ignorance ou sa duplicité. La secrétaire nationale du Parti socialiste, Martine Aubry, fit par exemple savoir qu’elle « n’aurait pas accepté que sur les listes socialistes, il puisse y avoir une femme voilée », parce que « c’est une annonce d’une religion qui doit rester du domaine privé ». Jean-Luc Mélenchon qualifia de « régressive » la candidature d’Ilham Moussaïd, et nous expliqua que son foulard l’empêchait de « représenter tout le monde ». Et une fois de plus, ce furent des « supplétifs indigènes » qui portèrent les coups les plus violents, notamment Sihem Habchi, porte-parole des Ni putes ni soumises, qui dénonça, dans des termes paradoxalement emprunts de moralisme voire de religiosité, une initiative qui « pervertit » les fameuses « lois de la République », avant de porter l’affaire sur le terrain judiciaire :

« Notre Mouvement portera plainte auprès de la juridiction compétente contre cette liste anti-laïque, anti-féministe et anti-républicaine ».

La promesse fut d’ailleurs tenue, même si la plainte fit long feu : le tribunal saisi débouta la demande, en rappelant qu’aucun texte de loi n’interdit de se présenter aux élections tout en manifestant une conviction religieuse.

Une fois de plus, donc, c’est la lettre aussi bien que l’esprit, et les textes aussi bien que les faits, qui ont été subvertis – car la vérité connue de tous est que la religion n’est jamais restée cantonnée « dans le domaine privé ». Tout le monde le sait, même si beaucoup feignent de l’ignorer : à l’exception peut-être des régimes totalitaires comme celui des Khmers Rouges, qui autorisaient « tous les cultes sauf les cultes réactionnaires », aucun législateur n’a jamais préconisé une telle relégation de la religion dans l’invisibilité et l’inexistence sociale (et pas davantage une « laïcité à la française », réputée « plus stricte et exigeante », qu’une quelconque autre déclinaison de la laïcité) – et plusieurs décennies avant l’affaire Ilham Moussaïd, la République laïque avait vu siéger au Parlement des curés en soutane – le célèbre Abbé Pierre notamment, qui fut député entre 1945 et 1951, mais aussi le chanoine Felix Kir, qui fut maire et député de Dijon entre 1953 et 1967.

Bref : l’ignorance et la malhonnêteté la plus crasse se sont une fois encore déchaînées, plus décomplexées que jamais, à tel point qu’on a pu entendre un homme en principe instruit – le président socialiste de la région Ile de France, Jean-Paul Huchon, diplômé de l’Institut d’études politiques et de l’École Nationale d’Administration – qualifier d’« aberration » la candidature d’Ilham Moussaïd, et déclarer publiquement que les lois de la République ne permettent pas que des candidats aux élections affichent ainsi leurs convictions religieuses. À tel point aussi que l’énormité de l’erreur ne fut pas relevée par les journalistes qui le recevaient, qu’il ne s’en suivit aucun rectificatif et que l’extravagante procédure judiciaire initiée par les Ni putes ni soumises pour invalider la liste du NPA Vaucluse fut davantage médiatisée que la décision qui déboutait la demande et rappelait le droit français.

Moyennant quoi il est de moins en moins rare de rencontrer des gens qui affirment tranquillement que « la laïcité c’est la neutralité de l’espace public » et que la religion doit donc « rester dans la sphère privée ». Des gens qui demeurent totalement incrédules, comiquement enferrés dans une attitude de déni, lorsqu’on leur récite, au mot près, ce que disent en réalité les textes de loi de 1880, 1882, 1886 ou 1905 :

– neutralité des locaux, des personnels enseignants et des contenus enseignés à l’école, mais sans impératif de neutralité pour les élèves ;

– neutralité des agents mais pas des usagers du service public ;

– séparation des autorités politiques et des autorités religieuses, ce qui n’implique pas, au sein de la société civile, de séparation entre « la politique » et « la religion », et moins encore de séparation entre la chevelure et le tissu.

Sans oublier, bien entendu, le fameux article premier de la loi de 1905 :

« La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ».

Comme le souligne Christine Delphy :

« Il suffit de lire ce premier article pour s’apercevoir que les clichés – tout nouveaux – qui circulent partout sur le caractère prétendument privé, voire intime que devraient avoir les religions sont une série de contresens et de non-sens. Ces contresens ne sont possibles qu’en raison de la polysémie du mot public. La religion pour n’être évidemment pas d’État, n’est pas pour autant “privée” au sens de “privée d’expression publique” : car la liberté de conscience garantie par la loi implique la liberté d’expression, et parce que l’espace public n’appartient pas à l’État. » [2]

La liberté de conscience implique en effet la liberté d’expression, au sens le plus plein du terme :

« Elle n’a pas de sens s’il s’agit d’une communication entre moi et moi : exclue par hypothèse des yeux et des oreilles d’autrui, elle ne peut matériellement être interdite, et de ce fait, il n’est pas nécessaire non plus de la protéger. La liberté que l’on défend est donc toujours, par définition, celle de l’expression publique. Le mot “publique” est toujours sous-entendu. » [3]

De ce fait, si la laïcité peut se traduire par la formule « neutralité de l’espace public », au demeurant absente des lois Ferry et de la loi de 1905, cela ne peut être qu’en un sens bien précis, qui n’est pas du tout celui que fait prévaloir l’actuel consensus « laïciste » : un espace laïque, au sens originel du terme, doit être neutre au sens où le droit d’expression est le même pour tout le monde, sans privilèges ni discriminations, et que les autorités y veillent. La neutralité réside en somme dans le fait qu’aucun groupe dominant ne monopolise la parole ou l’occupation de l’espace public, et que rien n’empêche les minoritaires de s’exprimer. Ce qui, de l’espace public, doit être neutre, c’est donc l’espace, pas le public – et l’on peut même dire que l’espace doit être neutre justement pour que le public puisse ne pas l’être.

C’est exactement l’inverse qui se dit et se répète aujourd’hui, un peu partout : ce n’est plus l’espace qui doit être neutre, mais bien le public. Ce sont les individus (en théorie tous, dans les faits uniquement les musulmans) qui sont invités dès qu’ils se trouvent « en public » – c’est-à-dire, si l’on y songe bien, assez souvent ! – à tenir leur langue et à ne manifester leurs convictions religieuses ni par des paroles, ni par des symboles, ni par des vêtements. C’est, là encore si l’on y songe bien, ni plus ni moins que la liberté d’expression qui s’envole en fumée. Un espace public dans lequel les individus seraient tenus de rester neutres correspond même à ce qu’on a coutume d’appeler un espace totalitaire.

De tout cela j’ai déjà beaucoup parlé ailleurs, sous le nom plutôt gentil de révolution conservatrice dans la laïcité – et de ce point de vue il n’y a eu, dans l’affaire Ilham Moussaïd comme dans les affaires qui ont suivi (l’affaire de la crèche Baby-Loup, l’affaire des « prières de la rue Myrha » ou les différentes « affaires de viande halal » et de « repas de substitution »), rien de véritablement nouveau depuis le grand coup de force de la loi antifoulard du 15 mars 2004 : plutôt une revisitation de quelques rengaines bien rodées, poussant juste un petit peu plus loin la subversion idéologique, le révisionnisme historique, et la pulsion totalitaire.

P.-S.

Une version précédente de ce texte est parue dans le livre de Pierre Tevanian, La haine de la religion, en mars 2013.

Notes

[1] Jean Jaurès, « Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur », octobre 1908.

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