PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

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Pour Stefan

Voilà un titre qui ne va pas de soi. Il se pourrait même qu’il prête à sourire, comme s’il présentait quelque incongruité. On ne saurait dire, au demeurant, qui sourirait le plus, d’un air sceptique, des enseignants ou des élèves — sans compter leurs parents qui n’y trouveraient pas nécessairement leur compte. Ce qu’on attend des professeurs, dira-t-on, c’est qu’ils transmettent leur savoir, tandis qu’on exige des collégiens et des lycéens qu’ils acquièrent les connaissances de « base » nécessaires à tout perfectionnement et approfondissement ultérieurs, qu’ils se plient, en d’autres termes, aux règles et aux méthodes de la discipline, mais également de toute vie en collectivité. On ne leur demande pas d’ « inventer », mais d’assimiler, c’est-à-dire d’incorporer ce qui leur est transmis. Quant à la singularité, pense-t-on, ils ont assez d’occasions, en dehors de l’Ecole, de la cultiver, dans leur façon de se vêtir et de se distraire, dans leurs loisirs et leur vie privée pour qu’elle soit un objectif du système éducatif. Au contraire, il y a « école », quand quelque chose de commun (un savoir, une règle) s’impose qui transcende les différences. S’il est vrai que chaque enfant est singulier, unique, de par sa naissance, en même temps qu’il hérite avec elle, dès ses premiers pas dans la vie, d’une particularité d’ordre culturel et familial (voire religieux), la vocation de l’école fait abstraction de la singularité et de la particularité de chacun pour donner à tous les enfants d’une même génération (et d’une génération à l’autre) quelque chose de commun.

Ce n’est pas en vain qu’on évoque ici la naissance. Si l’on en croit Hannah Arendt, c’est d’elle, en effet, de son événement, de l’irruption que chacune d’elle signifie qu’il faut partir dans toute réflexion qui tente de cerner les enjeux de l’éducation. Elle le rappelle, comme on s’en souvient peut-être, dans un des textes qui composent La crise de la culture : un chapitre intitulé précisément « la crise de l’éducation » :

« L’essence de l’éducation est la natalité, le fait que des êtres humains naissent dans le monde[1] ».

I

Or si la question se pose, c’est, d’abord et avant tout, parce que l’interprétation de la naissance ne va pas de soi. En un sens, elle signifie sans doute l’arrivée au monde de « nouveaux venus ». Il y a « éducation », dira-t-on, l’éducation s’impose comme une tâche, individuelle ou collective, parce que de nouveaux venus qui engagent notre responsabilité viennent au monde. Mais jusqu’à quel point cette nouveauté (la « nouveauté » de ces nouveaux venus) est-elle effective ? Jusqu’où s’étend-elle et quelles en sont les limites ? De quoi parle-t-on quand on dit que du nouveau vient au monde. De l’éducation, on souligne, par ailleurs, de façon récurrente, qu’elle est en crise, au point d’en faire un lieu commun des discours qui la concernent. Elle serait en crise, l’éducation, parce qu’elle ne parviendrait plus à assumer la responsabilité qui est la sienne face à ces nouveaux venus. Mais, comme le précise l’auteur de « la crise de l’éducation », une crise ne se montre jamais autant catastrophique que lorsqu’on prétend y répondre avec des idées toutes faites. Ce qu’on propose, en effet, comme solution ne fait alors que l’aggraver. Lorsqu’on dit, par conséquent, que l’éducation est en « crise », et que, jusqu’à présent, aucune des solutions proposées ne s’est montrée en mesure de la résoudre, il convient de se demander, à condition que ce constat ne soit pas lui-même une idée toute faite, quel est le préjugé qui l’entretient et qui l’aggrave. Or sur quoi pourrait-il porter sinon l’idée même de nouveauté, telle qu’on la suppose distinguer les nouveaux venus.

Telle est, en tout cas, l’hypothèse que défend Hannah Arendt. Voilà, dit-elle, la raison première de la crise : tenir le nouveau pour un « fait accompli » — supposer, autrement-dit que la « naissance » suffit à produire de la nouveauté, ou encore qu’elle est, en elle-même et par elle-même, une garantie suffisante de la singularité irremplaçable et, à ce titre, insubstituable de chacun. Un tel point de départ, un tel principe ont plus de conséquences qu’il n’y paraît. Si la nouveauté ou la singularité sont données d’emblée, l’éducation, en effet, n’aura pas à s’en soucier. Il ne lui appartiendra pas d’en favoriser ou d’en encourager l’apparition ou l’émergence, mais de la former, c’est-à-dire de la faire rentrer dans un moule ou dans une forme. Le but de l’école ne sera pas que la nouveauté advienne ; il sera de la plier à une forme commune : une formation. C’est la raison pour laquelle, en France du moins, l’école se donne comme une « institution de programme ». Ainsi en va-t-il de l’école primaire aux concours de recrutement dans l’éducation nationale (CAPES et agrégation) : la formation qui est commune obéit à un programme, elle est supposée en suivre les étapes et l’avoir rempli au terme des différents cycles qui ponctuent la scolarité. D’une telle articulation, on comprend la raison d’être. Elle se veut un facteur d’égalité. Imposer aux enseignants un « programme commun », c’est s’assurer que rien ne sera laissé à l’arbitraire des uns et des autres ou du moins que les exigences et les objectifs seront effectivement communs.

II

Il reste qu’un tel principe pose, malgré tout, deux problèmes majeurs sur lesquels il convient de s’attarder. Le premier est celui de la neutralité des programmes ou, plus exactement, de la confusion de leurs objectifs. Une fois qu’on s’est entendu sur le principe d’une formation commune, il reste, en effet, à se demander, quelle est la finalité de cette formation. Est-ce l’acquisition du savoir, le sens de la citoyenneté, l’appartenance, la reconnaissance d’une identité commune, telle ou telle forme d’allégeance à une culture donnée (nationale, religieuse ou autre) ? S’il est vrai que les programmes scolaires sont la colonne vertébrale d’un apprentissage qui ne fait pas de différences, ils sont aussi, en effet, le nerf de son instrumentalisation possible. Pour le dire autrement, les programmes, ce sera toujours le biais par lequel l’Etat qui les oriente et les contrôle, pourrait être tenté de les faire servir à d’autres fins que l’acquisition d’un savoir commun : une représentation particulière, une interprétation de l’histoire et de la culture, telle idéologie. On dira sans doute que tout programme ne suppose pas un endoctrinement et qu’il faut faire des différences entre les systèmes éducatifs dans lesquels celui-ci est la raison d’être de l’Ecole (comme c’est le cas dans tous les systèmes totalitaires, mais aussi dans les dictatures militaires et les théocraties) et ceux qui prétendent s’en défendre. Mais il arrive aussi, comme on sait, que les frontières se brouillent et que la distinction (qui devrait rester principielle) entre éducation et endoctrinement soit indiscernable. Tel est l’enjeu politique des programmes – et il n’est pas rare que les Etats subissent des pressions d’ordre divers pour intervenir dans leur composition ou que celle-ci se plie à tel et tel calculs électoralistes. Certaines disciplines sont, à ce titre, plus exposées que d’autres. Pour ne citer que celles qui ont déclenché ces dernières années des polémiques qui vont toutes dans le même sens et nous disent toutes la même chose sur le caractère incertain de cette limite, c’est notamment le cas de l’histoire (et l’on se souvient des polémiques sur l’enseignement de l’histoire de la colonisation et de ses bienfaits), de l’économie, mais aussi de la littérature et des sciences de la vie et de la terre — sans rien dire des langues vivantes.

Mais il est encore une autre ambivalence des « programmes », de leur idée, de leur impératif et de leurs objectifs qui contribuent, de façon plus aigüe encore, à rendre leur sens problématique : à savoir leur rapport avec ce qui est perçu, fantasmé, avoué ou caché comme une « culture dominante ». Chaque fois qu’ils sont contestés, c’est ce rapport, en effet, qui leur revient en boomerang, pour signifier que loin de transcender les différences et les inégalités, les « programmes » ne font que les reproduire, sinon les accentuer et conforter les rapports de domination que celles-ci impliquent. A supposer donc que, comme l’écrit Hannah Arendt, « l’essence de l’éducation » soit la natalité, il importe de se demander quel est le sens de la culture, quand il est question de la naissance. Quoi, en d’autres termes, de l’articulation entre naissance, école et culture ? Comme on s’en doute, la question se pose à plus d’un titre, mais elle prend aujourd’hui une résonnance particulière, dès lors qu’elle n’est pas séparable de la réalité des flux migratoires, de la mobilité des populations et, plus précisément, de la contradiction entre le caractère culturellement hétérogène des sociétés et la « monogénéalogie » culturelle des programmes scolaires qui leur sont imposés.

En d’autres termes, le risque de tout programme, c’est d’introduire une distorsion entre une idée ou la représentation de la culture, à laquelle il s’articule — à plus forte raison quand l’éducation est dite « nationale » et quand elle est comprise comme le creuset de l’identité de la nation en question — et le caractère constitutivement hétérogène de la culture effective, hétérogène et diverse, des publics auxquels ce programme s’applique. C’est ce qu’aura rappelé Jacques Derrida, en de multiples occasions et dans de multiples textes, à commencer par Le monolinguisme de l’autre qu’il convient de relire dans cette perspective. Evoquant l’école de son enfance en Algérie, il rappelle, en effet, que le système scolaire tout entier y reposait sur un interdit : celui des langues arabe ou berbère. Cet interdit, précise-t-il, devait prendre de multiples formes culturelles et sociales pour les gens de sa génération, mais elle fut d’abord :

 « Une chose scolaire, une chose qui vous arrive “à l’école“, mais à peine une mesure ou une décision, plutôt un dispositif pédagogique. L’interdit procédait d’un “système éducatif“ comme on dit en France depuis quelque temps, sans sourire et sans inquiétude[2] »

Ce dispositif, c’est celui qui consistait à faire de l’arabe, en Algérie, une langue facultative, quasiment réservée aux fils de colons venus de l’intérieur, qui étaient susceptibles d’en avoir besoin pour « se faire entendre, c’est-à-dire, en vérité obéir par leurs ouvriers agricoles », comme Voltaire disait qu’il savait juste assez d’allemand pour s’adresser à ses chevaux et à ses domestiques. Pour les autres, l’arabe et le berbère devaient apparaître bien davantage comme des langues marginales et il ne leur serait pas venu à l’idée de l’étudier. Ainsi la tâche de l’Ecole, était-elle, par le biais de la langue, d’imposer une culture comme la seule qui compte, la seule qui vaut — celle qu’il faut se donner pour avoir la maîtrise de son avenir. Et l’on sait, parce que Derrida le raconte dans ces mêmes pages, que cette « culture » n’était pas même tant celle des Français d’Algérie, plus hétérogène que ceux-là ne se l’avouaient à eux–mêmes, que celle des Français de la métropole. Or cette situation indissociablement linguistique, culturelle et scolaire ne vaut pas seulement pour les colons d’Algérie. Conformément à la méthode qui caractérise Le monolinguisme de l’autre, Derrida fait aussitôt une loi de ce qui se donne pour singulier et pour particulier dans le récit autobiographique : une loi qui s’énonce dans les termes suivants :

« Toute culture est originairement coloniale. Ne comptons pas seulement sur l’étymologie pour le rappeler. Toute culture s’institue par l’imposition unilatérale de quelque « politique » de la langue. La maîtrise, on le sait, commence par le pouvoir de nommer, d’imposer et de légitimer les appellations. [Et Derrida précise] On sait ce qu’il en fut du français en France même, dans la France révolutionnaire autant ou plus que dans la France monarchique. Cette mise en demeure souveraine peut être ouverte, légale, armée ou bien rusée, dissimulée sous les alibis de l’humanisme “universel“, parfois de l’hospitalité la plus généreuse. Elle suit ou précède toujours la culture comme son ombre[3]. »

Cette « structure coloniale de toute culture », c’est ce que toute réflexion sur les programmes scolaires et, plus généralement, sur l’école ne devrait pas ignorer. Elle le devrait d’autant moins qu’en réalité, c’est moins, à chaque fois, des « cultures » qu’il s’agit (telles que celles-ci se constituent, plurielles et hétérogènes, dans leur devenir propre) que de leur représentation, leur construction idéologique et étatique. Comme l’école (et souvent de la même façon qu’elle), la culture, reconduite à une identité nationale, n’échappe pas à la vigilance des Etats — et il est rare qu’elle reste à l’abri de leur contrôle. Or, voilà ce qu’il convient de souligner, il s’agit toujours d’une fiction ou d’un fantasme (souvent meurtrier et, en tout cas toujours redoutable). Derrida le rappelle dans L’Autre Cap. Mémoires, réponses et responsabilités : l’essence de la culture (de toute culture) est tout autre que sa « monogénéalogie » — sa reconduction à une origine, une et identique à elle-même, à une identité donc, fût-elle nationale —ne le laisse présupposer. Mieux, il y aura toujours quelque mystification à faire comme si ce n’était pas là leur seule vérité, comme si ce qu’on désigne sous le nom de « culture » n’existait pas au contraire et ne se présentait pas toujours comme un processus d’auto-différenciation, une différence avec soi — comme si le propre d’une culture, ce n’était pas précisément de n’être jamais « identique à elle-même » et donc de ne pouvoir s’identifier.

« Il n’y a pas de culture ou d’identité culturelle sans cette différence avec soi, écrit Derrida. Syntaxe étrange et un peu violente : “avec soi »veut dire aussi “chez soi“ (avec, c’est “chez“, apud hoc). Dans ce cas, la différence à soi, ce qui diffère et s’écarte de soi-même, serait aussi différence (d’) avec soi, différence à la fois interne et irréductible au “chez soi“. Elle rassemblerait et diviserait aussi irréductiblement le foyer du « chez soi ». En vérité, elle ne le rassemblerait, le rapportant à lui-même, que dans la mesure où elle l’ouvrirait à cet écart[4]. »

Voilà le défi qui s’impose aux programmes scolaires : soit ils sont découplés de toute référence à la culture, dans une sorte d’abstraction universelle qui transcende toutes les appartenances et leurs éventuelles crispations identitaires, soit ils se reconnaissent une vocation quant à la transmission de la culture. Mais alors, il leur faut prendre acte de la complexité de ce qui se donne sous ce nom, sous peine d’entériner et de reproduire la fiction d’un chez soi (d’une culture à soi) exclusive et discriminante.

III

Nous verrons d’ici un moment quelles conséquences il convient de tirer de cette compréhension de la culture, quant à la nouveauté et à la singularité (à leur production et à leur invention) qui sont le fil conducteur de ces réflexions. Avant d’en venir là, il faut cependant dire quelques mots (qui ne seront pas les derniers) du second problème que pose la compréhension exclusive de l’Ecole comme « institution de programme ». Celui-ci tient au risque d’une autre distorsion qu’on pourrait appeler « la crise de la singularité ». Pour peu qu’on suppose, en effet, que la nouveauté est un « état de fait », ou encore que la singularité est acquise d’emblée, qu’elle est donnée à la naissance et ne demande qu’à être formée, informée et formatée, pour les besoins de la vie commune ou de la collectivité, on manque nécessairement ce qui fait de son invention une crise récurrente. Voilà pourquoi il est capital de comprendre le sens de la naissance, si l’on veut parler d’éducation, comme le demande Hannah Arendt. Comprendre la naissance, c’est voir que la singularité (ou la nouveauté), comme on voudra l’appeler, y est d’emblée problématique et d’emblée menacée. De quoi ? Eh bien précisément de ne jamais advenir, de ne jamais s’épanouir, de rester embryonnaire, d’être tuée dans l’œuf, étouffée avant même d’exister.

Si le sens de la naissance est un tourment de la vie, il est probable que les doutes, les incertitudes et même l’angoisse qui sont les nôtres quant à cet épanouissement (c’est-à-dire la production effective de quelque chose de nouveau et de réellement singulier) ne lui sont pas étrangers. Et l’on sait combien les questions qui l’accompagnent sont vertigineuses : « Moi qui suis venu au monde, qui suis-je ? Qu’ai-je de singulier ? Comment faire pour que ma vie ne tombe pas hors de moi, qu’elle ne m’échappe pas, comment éviter qu’elle ne m’appartienne plus ? Ou plutôt comment faire pour qu’un jour, elle finisse tout de même par m’appartenir ? Et que je ne sois pas simplement celui qu’on a voulu que je sois ? Celui qu’on a formé, éduqué, préparé à cela ? A qui on a inculqué tout ce qu’il fallait pour qu’il se coule dans le moule et qu’au bout du compte il ne parvienne jamais à être lui-même ? Ces questions, il n’est aucun âge de la vie qui soit assuré d’en être indemne, mais elles ne sont sans doute jamais aussi troublantes, jamais aussi douloureuses que durant cet âge de la vie qu’on désigne sous le nom d’ « adolescence ».

Pourquoi répète-t-on à l’envi que le collège est le maillon faible du système éducatif, du moins en France ? Parce qu’au moment où la singularité se cherche et doute de se trouver, son invention est bridée. Le paradoxe du collège, en effet, est que c’est précisément au moment où cette invention est en crise et où elle s’oppose à tout ce qui la contraint, à commencer par les modèles qui lui sont imposés, que l’institution scolaire se veut la plus contraignante. Ou encore, c’est au moment où les élèves savent moins que jamais qui ils sont et pourquoi ils sont là que l’invention de leur propre singularité est la plus étrangère aux fins du système. Voilà, en d’autres termes, la difficulté : d’un côté, il y a cet âge de la vie qui vit toute contrainte comme un obstacle à cette invention et qui aspire à s’en libérer ; de l’autre, il y a l’institution qui ne saurait s’en accommoder, parce que la singularité et la nouveauté sont un fait acquis et qu’elle, l’institution, a besoin de contraintes pour protéger les règles et le principe d’une formation commune et collective. Ces deux cotés sont-ils inconciliables ? Dans la suite de son essai, Hannah Arendt formule en ces termes leur antinomie :

« Du point de vue des nouveaux, si nouvelles que puissent être les propositions du monde adulte, elles sont nécessairement plus vieilles qu’ils ne sont eux-mêmes. C’est bien le propre de la condition humaine que chaque génération nouvelle grandisse à l’intérieur d’un monde déjà ancien, et par suite former une génération nouvelle pour un monde nouveau traduit en fait le désir de refuser aux nouveaux arrivants leurs chances d’innover[5]. »

IV

Comment concilier contrainte et singularité ? En un sens, il est difficile d’imaginer un système scolaire sans contrainte. Et en même temps, il n’y a pas d’invention de la singularité qui tienne sans écart, différence, déviance — et peut-être même sans la transgression de ces mêmes contraintes. Pourtant, il est clair que faire de cette « invention » un objectif, à défaut de résoudre les problèmes, offre au moins une direction qui permet d’affronter les deux questions que l’on présentait initialement. D’abord celle de la culture. Dès lors que le terme de « singularité » se substitue à celui d’« identité », l’école échappe à l’accusation d’être au service d’une culture dominante. Cela ne signifie pas qu’elle doive renoncer à cette culture ni qu’il faille ranger aux oubliettes de l’histoire les contenus qui la caractérisent (par exemple l’étude la tragédie classique, des comédies de Molière, des contes de Maupassant ou des poèmes de Baudelaire) — cela implique que leur étude n’a pas pour objectif l’assimilation d’un patrimoine constitutif d’une identité collective, mais la libre disposition des outils nécessaires à cette invention. S’il faut étudier la littérature, autrement-dit, s’il faut apprendre à l’aimer (et si cet apprentissage est l’une des vocations de l’école), c’est parce qu’elle seule permet de ne pas être dans l’indéfinie reproduction et répétition des mêmes discours — et qu’ainsi elle empêche de rester captif d’une langue toute faite (voir même de plus d’une langue, héritées ou adoptées).

Aussi y va-t-il de ce que Derrida appelle, dans Le monolinguisme de l’autre déjà cité, un idiome. C’est là que l’apprentissage des langues, l’exercice de la traduction, la lecture, l’analyse et le commentaire des textes littéraires trouvent leur justification. Ce livre, qui croise la question de l’école à plus d’un titre — non seulement parce que Derrida y évoque sa scolarité en Algérie, mais aussi parce qu’il traite de la distinction nécessaire entre « langue maternelle », « langue nationale », et avec elle de l’impossible maîtrise et de l’impossible appropriation de la langue — ce livre donc s’ouvre, comme on s’en souvient peut-être, sur un étrange paradoxe : « Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne », ainsi que sur l’antinomie suivante :

« 1. On ne parle jamais qu’une seule langue — ou plutôt un seul idiome.

 2. On ne parle jamais une seule langue — ou plutôt il n’y a pas d’idiome pur[6]. »

L’un et l’autre reviennent à dire que la langue n’est jamais donnée, qu’elle n’est pas à disposition, qu’elle ne fait l’objet d’aucune maîtrise et d’aucune possession — et, plus encore, que celles-ci ne sont pas même l’horizon de son exercice et de son apprentissage. On ne lit pas pour devenir « maître et possesseur » de sa langue ni pour en assimiler les subtilités, les règles et les usages, comme on gérerait un patrimoine — et pas davantage pour s’approprier une culture. Du moins tout ceci n’est-il pas l’essentiel. Et il est vain d’imaginer que cela pourrait constituer un motif suffisant. On lit, on apprend à lire (comme à entendre et écouter), avec l’espoir de se donner enfin une langue à soi, une langue irréductiblement singulière (mais dont la singularité se nourrit de toutes les autres) : un idiome. On lit, on apprend et on cultive les langues, parce que (voilà le paradoxe) cette langue singulière, cette langue à soi ne vient jamais de soi et elle ne se réduit à aucune assimilation. Mieux encore, sa possibilité ne va pas de soi. Il n’est pas dit, il n’est jamais acquis, au bout du compte que l’on ne sera pas voué à jamais à rester captif de la langue des autres, en d’autres termes « colonisé » par elles —qu’on ne sera pas, au bout du compte, incapable de rien dire, de rien produire, de rien inventer de nouveau (de vraiment nouveau) avec et dans la langue. De même que, comme l’écrit Hannah Arendt, le nouveau n’est pas un « fait accompli », l’idiome n’est pas donné — ou plutôt sa possibilité n’est pas établie. La tâche de l’école, c’est de le rendre possible, en donnant à chacun, de façon singulière, les moyens de son invention. Il lui revient (voilà sa vocation) de permettre que, pour chacun, du nouveau donc puisse advenir avec et dans la langue. Ainsi la fréquentation et même l’étude des textes, la maîtrise de la rhétorique ne se laissent-elles plus reconduire à (ni enfermer dans) l’assimilation d’une « culture identique ou identitaire ». Elles ouvrent à des usages de la langue singuliers, idiomatiques, là où ce qui se donne pour tel reste aveuglément mimétique. Apprendre à lire et à écrire, comme on le demande à l’école, ne signifie pas se couler dans un moule, en se faisant violence à soi-même, mais, au contraire, se donner les moyens d’échapper à ce qu’il y a, dans le langage, de plus violent : parler à son insu la langue des autres, être soumis à leur pouvoir sans même en avoir conscience. Plus d’une langue, en réalité : celle des familles, des tribus ou des réseaux sociaux, celles de l’industrie des produits culturels de grande consommation, de la télévision et de ses slogans publicitaires, celle aussi de quelques sites internet fortement fréquentés devenus « parole d’évangile ». S’il est vrai que quiconque parle traduit, que l’enfant, l’adolescent, l’élève qui parlent traduisent, comme ils peuvent, dans une langue qui n’est pas vraiment la leur (qui ne l’est jamais suffisamment), le défi de l’école pourrait être, au bout du compte, de répondre à la question que pose Derrida, à la fin du Monolinguisme de l’autre et de s’engager dans la promesse qui s’en dégage :

« Comment peut-on dire et comment savoir, d’une certitude qui se confond avec soi-même, que jamais on n’habitera la langue de l’autre, l’autre langue, alors que c’est la seule langue que l’on parle, et que l’on parle dans l’obstination monolingue, de façon jalousement et sévèrement idiomatique, sans pourtant y être jamais chez soi ? Et que la garde jalouse qu’on monte auprès de sa langue […] commande de multiplier les shibboleths comme autant de défis aux traductions, autant d’impôts prélevés à la frontière des langues, autant d’alliances assignées aux ambassadeurs de l’idiome, autant d’inventions ordonnées aux traducteurs : invente donc dans ta langue si tu peux ou veux entendre la mienne, invente si tu peux ou veux donner à entendre, ma langue comme la tienne, là où l’événement de sa prosodie n’a lieu qu’une fois chez elle, là même où son « chez elle » dérange les cohabitants, les concitoyens et les compatriotes ?[7] »

V

Reste la deuxième question qu’on soulignait à l’instant : comment donner droit à cette fragilité et cette vulnérabilité de la singularité qui est le propre de l’adolescence, quand elle peine à se trouver et qu’elle ressent toute contrainte comme une façon d’en compromettre l’invention, quand elle perçoit tout accompagnement des adultes comme un empiétement et une intrusion dans son partage (les réseaux sociaux, les amis, les copains) — comment leur donner droit, comment les reconnaître et trouver en même temps une place aux contraintes scolaires dans cette invention ? Voilà toute la difficulté qui est grandissante. Ce qui est menacé aujourd’hui, ce qu’il est de plus en plus difficile de tenir, en effet, c’est la place de l’école dans cette invention, dès lors qu’elle est contraignante. S’il est vrai qu’il s’est toujours présenté des forces pour la lui contester, économiques, sociales, politiques, religieuses ou idéologiques, celles qui s’opposent à elles sont aujourd’hui d’une puissance autrement redoutable. Sans doute, il fut un temps, où l’on considérait qu’il n’était pas nécessaire de passer par l’école pour inventer sa singularité. La tâche de l’enseignement, compris comme instruction, c’était essentiellement de donner à tous les enfants d’une même génération des règles minimales et un savoir communs, eux-mêmes « trans-générationnels », et beaucoup moins de leur permettre de trouver ou d’inventer ce qui pourrait leur permettre d’exister dans la société comme des êtres nouveaux et singuliers. L’environnement familial et social, l’Eglise pour certains d’entre eux, un engagement politique et partisan pour d’autres, étaient souvent des facteurs infiniment plus déterminants de cette invention. Seule alors la figure d’un ou de plusieurs maîtres, d’une autorité exceptionnelle, pouvait donner à la matière enseignée ce supplément grâce auquel le savoir acquis prenait une autre dimension, par exemple celui d’une vocation. Il reste que, quoi qu’il en soit de ces forces concurrentielles, leur médiation restait de même nature que celle que l’on pouvait attendre de l’école : elle passait par la parole et par l’écrit. Les médiateurs de l’invention, c’était encore des mots et des discours, des voix et des livres, auxquels ceux et celles qui en acceptaient la fonction médiatrice reconnaissaient une certaine autorité. Les forces, autrement-dit, étaient isomorphes.

Mais aujourd’hui, les médiations concurrentielles sont d’une autre nature et la logique à laquelle elles se plient d’un tout autre ordre. Elles sont d’abord distractives et ludiques. Elles ont ensuite pour support des écrans de plus en plus sophistiqués, dont les fonctions ne cessent d’être perfectionnées et dont l’attractivité, à ce titre, devient irrésistible. Elles font, en outre, l’objet d’enjeux commerciaux considérables, tel qu’aucun argument éducatif, aucune alerte, aucun avertissement, aucune critique, comme ceux et celles que déploie Bernard Stiegler, livre après livre, n’est en mesure d’en enrayer la domination. Et il est vrai que la mutation est sans précédent, comme le rappelait récemment Michel Serres et qu’elle est la source d’une distorsion croissante et désormais abyssale entre l’école et ces voies nouvelles de l’invention de la singularité. Voilà ce dont enseignants et parents font désormais l’expérience, tous milieux confondus : leurs enfants « inventent » leur propre singularité, par le biais de réseaux sociaux, mais aussi d’échanges interactifs ludiques, donc les supports sont des écrans qui les sollicitent en permanence. Ils grandissent, ils « s’inventent » sous la pression envahissante de cette sollicitation qui ne laisse aucun repos ni à eux ni à leur entourage, qui envahit les salles de cours, occupe leurs nuits, interrompt et suspend les conversations, introduit une distraction permanente dans un espace saturé de communication.

Quel type de « singularité » en résulte ? Nul, en réalité, n’est en mesure de le dire. Et il serait prématuré de soutenir qu’elle ne pourra donner lieu à aucune forme d’individuation. Rien ne permet d’affirmer, de façon péremptoire et autoritaire, qu’elle ne permettra plus aux enfants et aux adolescents, exposés à ces pressions, d’exister en tant qu’individus singuliers, insubstituables et irremplaçables ni qu’elle interdira à terme toute forme d’individuation psychique et collective, c’est-à-dire tout partage de la singularité. Seule une chose est sûre : cette sollicitation omniprésente, cette saturation creusent l’écart avec l’école. Elles lui font courir le risque de ne subsister, pour la majorité des élèves, que par les contraintes qu’elle impose, que ceux-là accepteront (ou non) à des titres divers, avec l’idée que la vie (qui leur permet d’être eux-mêmes), est ailleurs, ou encore que le savoir appris à l’école, les exercices demandés, les règles imposées, ce n’est pas la vie, même s’il faut faire avec.

VI

Si l’on veut bien accepter, comme on le propose ici, de penser la vocation de l’école comme « invention de la singularité » et non, par exemple, comme « creuset d’une identité collective » ou encore « adaptation au marché de l’emploi », il convient, par conséquent, de se demander ce qui rend problématiques les conditions de cet invention dans le cadre scolaire. Plusieurs malentendus possibles demandent d’abord à être dissipés. Mettre l’accent sur cette invention ne signifie pas qu’il appartient aux enfants et aux adolescents de décider ni ce qu’ils vont apprendre à l’école, au collège et au lycée ni la façon, dont ils doivent l’apprendre : les méthodes et les règles de l’enseignement. Il ne s’agit pas, en d’autres termes, de prêcher pour quelque « autogestion » ou autonomie des élèves, affranchis de toute autorité. Au contraire, ce qu’on a appelé ici « l’invention scolaire de la singularité » suppose la médiation d’une autorité : celle des enseignants qu’il convient de repenser dans cette perspective. Tel serait, autrement-dit, le second malentendu, articulé au premier : refuser l’autorité, au nom de la singularité. Reste enfin un troisième, déjà évoqué : celui qui consiste à penser que l’invention pourrait se passer de contraintes, alors même qu’elle revendique de s’en affranchir. Mais il est vrai aussi que chacune de ces trois questions (l’autonomie, l’autorité et la contrainte) demandent de nouvelles analyses, dès lors qu’on analyse l’école dans les termes qui servent de fil conducteur à ces réflexions.

Dans « la crise de l’éducation », le texte dont on est parti pour contester l’idée que la nouveauté soit un « état de fait » suffisant, donné par la naissance, Hannah Arendt s’attarde sur chacun d’eux. Fustigeant les dérives du système scolaire américain (non pas celles de l’université, mais celles de l’école), elle pointe trois fausses « bonnes idées » qui seraient à l’origine de ces dérives et qui concernent chacune de ces questions. Ainsi la première est-elle l’idée qu’il existe un monde des enfants (ou des adolescents), dans lequel les adultes n’ont pas leur place, un monde à part, autonome, avec ses règles propres, ses codes — un monde (leur monde) qu’ils gouvernent eux-mêmes. Une telle perspective consiste sinon à laisser le milieu scolaire en dehors de ce monde, du moins l’enseignement, comme tel — à créer et à entretenir ainsi une scission entre ce monde et le savoir qui leur est transmis. Cette scission, il est clair que les dispositifs que l’on décrivait un peu plus haut constituent un élément susceptible de l’aggraver. S’il est vrai que le monde des enfants et des adolescents est désormais constitué des réseaux sociaux que leurs écrans entretiennent et qui sollicitent incessamment leur attention — et s’il est vrai également qu’il a son langage propre — la parole des enseignants y devient marginale. Non seulement leur pouvoir, mais également leur autorité tendent à s’effacer — car ils n’influent en rien sur la place que l’individu est susceptible d’occuper dans ce monde interactif. A leur pouvoir et à leur autorité se substitue la tyrannie du réseau, d’un groupe en partie dématérialisé, mais toujours présent. De ce point de vue, les analyses de Hannah Arendt qui ne pouvait rien connaître ni pressentir des téléphones portables, des SMS, d’internet ou encore de Face book ont quelque chose de quasi-prophétique :

« C’est le groupe des enfants lui-même qui détient l’autorité qui dit à chacun ce qu’il doit faire et ne pas faire ; entre autres conséquences, cela crée une situation où l’adulte se trouve désarmé face à l’enfant pris individuellement et privé de contact avec lui. Il ne peut que lui dire de faire ce qui lui plaît et puis empêcher le pire d’arriver. C’est ainsi qu’entre enfants et adultes sont brisées les relations réelles et normales qui proviennent du fait que dans le monde des gens de tous âges vivent ensemble simultanément […]. »

Et elle conclue un peu plus loin :

« Affranchi de l’autorité des adultes, l’enfant n’a donc pas été libéré, mais soumis à une autorité bien plus effrayante et vraiment tyrannique : la tyrannie de la majorité. En tout cas, il en résulte que les enfants ont été pour ainsi dire bannis du monde des adultes. Ils sont soit livrés à eux-mêmes, soit livrés à la tyrannie de leur groupe, contre lequel, du fait de sa supériorité numérique, ils ne peuvent se révolter, avec lequel étant enfants, ils ne peuvent discuter, et duquel ils ne peuvent s’échapper pour aucun autre monde, car le monde des adultes leur est fermé[8]. »

La seconde fausse « bonne idée » que fustige Hannah Arendt dès le début des années 1960 — c’est-à-dire il y a plus d’un demi siècle — est celle qui s’est imposée depuis un peu partout et trouve aujourd’hui un regain d’actualité : celle de faire passer la « pédagogie » avant les contenus de l’enseignement, de privilégier la forme, l’adaptation aux publics au détriment du savoir, comme si celui-ci était dans le fond secondaire au regard de la nécessité de maintenir, en toutes circonstances, la possibilité d’un enseignement, quel qu’il soit. Cette idée s’accorde à la précédente, en ceci qu’elle renonce à l’avance à faire d’un savoir déterminé, d’un savoir transmissible, l’élément premier de l’invention de la singularité des élèves. Il en résulte une inévitable dévalorisation des enseignants eux–mêmes, interchangeables, susceptibles d’enseigner n’importe quelle discipline, au gré des demandes et indépendamment de leurs compétences effectives. On se moque, en quelque sorte, de ce que les élèves vont apprendre, pourvu qu’ils respectent les règles formelles de l’apprentissage. La réduction des heures de cours à un acte de présence y est dès lors démultipliée : celui des enseignants autant que celui des enseignés. Et c’est alors aussi que tout devient possible. S’il est vrai que l’éducation repose sur une relation verticale, celle-ci, à terme, n’est plus assurée que par le seul pouvoir de coercition que le professeur est susceptible d’exercer à l’encontre de ses élèves et dont il doit leur apporter très tôt la preuve pour préserver dans sa classe un semblant de discipline. Car pour peu que ce même professeur ne soit pas en mesure d’exercer un tel pouvoir (qu’il n’ose pas sanctionner ou qu’il assume maladroitement les possibilités qui lui sont offertes par l’institution : mots dans le carnet, heures de colle, avertissements de conduite, avertissements de travail, exclusions), comme c’est aujourd’hui si souvent le cas dans les collèges et les lycées de toute zone, il n’y a plus rien pour assurer son autorité. Aussi compétent, aussi savant soit-il, sa compétence et son savoir ne lui serviront en rien, puisque ce n’est plus sur eux que se fonde donc « l’autorité » que l’institution reconnaît à ses enseignants. Là encore les analyses de Hannah Arendt semblent prémonitoires.

« Cela ne veut pas seulement dire que les élèves doivent se tirer d’affaire par leurs propres moyens, mais que désormais l’on tarit la source la plus légitime de l’autorité du professeur, qui, quoi qu’on en pense, est encore celui qui en sait le plus et qui est le plus compétent. Ainsi le professeur non autoritaire qui, comptant sur l’autorité que lui confère sa compétence, voudrait s’abstenir de toute méthode de coercition, ne peut plus exister[9]. »

Le constat est terrible, car ce qu’il dénote alors, c’est l’enfermement du système scolaire dans une conjugaison de vulnérabilités. Vulnérables, les enseignants le sont, dès lors que leur autorité n’est plus reconnue à sa juste valeur. Mais les élèves le sont aussi, dès lors qu’ils ne trouvent plus dans la médiation d’une autorité extérieure, reconnue pour son savoir et ses compétences, un recours et un secours pour inventer leur propre singularité — c’est-à-dire pour échapper à la spirale des comportements mimétiques induits par la domination des écrans.

Reste enfin la troisième fausse « bonne idée », dont Hannah Arendt tient l’échec pour responsable de la « crise de l’éducation ». Elle mérite d’autant plus d’être soulignée que l’idée complexe d’invention, dont on a fait l’un des fils conducteurs de ces réflexions pourrait prêter à confusion. Elle consiste à vouloir substituer le « faire » à l’apprendre — à demander, en d’autres termes, que tout soit interactif et, si possible, ludique, aux détriments des modes traditionnels de l’apprentissage. Ce que Hannah Arendt ne pouvait évidemment pressentir, c’est la façon dont les nouvelles technologies du savoir rendraient une telle idée particulièrement séduisante, en lui donnant les atours d’une modernité technologique, face à laquelle toute critique paraîtrait excessivement réactive. Mais elle soupçonnait déjà, notamment dans l’attention portée au jeu et dans la volonté de donner à l’enseignement un caractère ludique, le parti pris d’orienter l’école vers l’apprentissage d’un « savoir faire », plutôt que l’étude d’un « savoir mort » — comme si seule cette substitution pouvait donner une justification aux contraintes que l’école exige. En d’autres termes, le désir de savoir, l’étude pour l’étude, l’assimilation des connaissances ne constitueraient plus un motif suffisant pour les rendre acceptables, si elles n’impliquaient une part de jeu — cette fameuse interactivité qui serait la panacée de l’ennui. Mais est-ce vraiment cela que signifie ce qu’on appelle ici « invention de la singularité » ?

Il est permis d’en douter pour au moins deux raisons qui sont connexes. La première est que si le jeu appartient au monde de l’enfance, la volonté de privilégier le caractère ludique de l’enseignement consiste à maintenir les élèves dans ce monde. Or l’invention n’existe comme telle que si elle implique un devenir, une transition, ou, pour le dire encore en d’autres termes, une transformation. Si le jeu, par conséquent, est un élément constitutif de cette invention, dans le temps propre à l’enfance, la vocation de l’école ne saurait être de l’y maintenir ou de l’y enfermer, mais bien davantage de lui donner d’autres moyens – à commencer par ceux du savoir. Voilà toute la difficulté à laquelle elle est confrontée : convaincre que l’on peut s’inventer en apprenant — ou mieux encore que l’on ne s’invente jamais autant et, pour parler comme Nietzsche (lisant Pindare) qu’on ne devient jamais autant celui qu’on est (l’inventant et le découvrant à la fois) qu’en se donnant un savoir.

A cela s’ajoute une seconde raison, à laquelle Hannah Arendt se montre particulièrement attentive. Une fois encore, il y va de la responsabilité qu’implique la naissance. S’il est vrai, comme l’écrira plus tard Derrida, que la mort signifie chaque fois, de façon unique et singulière, l’extinction du monde, il n’est pas vrai pour autant, que chaque naissance en est la création. Elle est bien plutôt, nous dit l’auteur de La crise de la culture, l’introduction d’un nouvel être humain (d’un être humain, dont la nouveauté est à la fois présente et à venir) dans un monde qui lui préexiste. C’est pourquoi la responsabilité des éducateurs, à commencer par les parents, n’est pas seulement celle de ces nouveaux venus, mais tout autant celle du monde. Ainsi n’y a-t-il éducation que dans la tension entre deux exigences qui ne s’accordent pas nécessairement et d’emblée l’une à l’autre : d’une part la venue (ou l’advenue) du nouveau dans ce qui est amené à lui donner sa singularité propre, d’autre part son accord avec le monde. L’une et l’autre s’exposent mutuellement à des risques opposés. Le risque de l’invention est qu’elle méconnaisse le monde, celui de l’accord est qu’il étouffe la singularité. Hannah Arendt le souligne avec une force exemplaire :

« Avec la conception de la naissance, les parents n’ont pas seulement donné vie à leurs enfants ; ils les ont en même temps introduits dans un monde. En les éduquant, ils assument la responsabilité de la vie et du développement de l’enfant, mais aussi celle de la continuité du monde. Ces deux responsabilités ne coïncident aucunement et peuvent même entrer en conflit. En un certain sens, cette responsabilité du développement de l’enfant va contre le monde : l’enfant a besoin d’être tout particulièrement protégé et soigné pour éviter que le monde puisse le détruire. Mais ce monde a besoin aussi d’une protection qui l’empêche d’être dévasté et détruit par la vague des nouveaux venus qui déferle sur lui à chaque nouvelle génération[10]. »

VII

Ce rapport au monde, c’est ce qui fait de l’éducation une question politique. Et c’est aussi ce qui la lie, ici et ailleurs, à la question de la démocratie. L’une et l’autre ont en commun, au demeurant, de se rapporter à ce qu’on hésitera à appeler « l’héritage de mai 68 ». D’abord, parce qu’il n’est pas rare, quand on invoque cet héritage, que ce soit pour l’incriminer, par exemple en soulignant les dérives du système éducatif, les droits excessifs qui seraient donnés aux élèves et aux étudiants, le discrédit de l’autorité et du savoir. Mai 68, entend-on dire, aurait traduit son idéal démocratique dans la volonté d’abolir les hiérarchies, en remettant en question les relations verticales qu’elles supportent. Ensuite, parce que parler d’ « héritage » reviendrait à nier que ce que mai 68 a initié est encore à l’œuvre, comme si la page en avait été tournée, une fois pour toutes — ou mieux encore, comme s’il n’y avait rien de plus urgent que de revenir en arrière.

Que la question de la démocratie implique celle de l’éducation n’est pas à démontrer. D’abord parce que les régimes par définition non-démocratique se caractérisent toujours aussi, entre autres traits distinctifs qu’il est nécessaire de maintenir comme critères, par le système éducatif qu’ils mettent en place. Voilà qui nous reconduit dans nos pas de départ. Le propre de ces systèmes en effet tient à la nature des programmes qu’ils imposent, ainsi qu’à leur fonction idéologique (au « service » de l’idéologie, serait-on tenté de dire). Mais nous savons aussi que sur ce point la frontière est poreuse et que les tentatives supposées « démocratiques » qui sont faites pour la déplacer sont autant de menaces sur (ou d’atteintes à) la vocation non-idéologique de l’éducation. Ainsi des interventions étatiques sur le contenu des programmes (d’histoire ou de lettres), comme on l’a déjà souligné. Toute récupération idéologique de l’éducation la conditionne. L’allégeance aux contenus doctrinaux, aux valeurs et aux vérités qu’elle véhicule (à défaut de ruser avec elles) devient alors, en effet, une condition de la performance et de la « réussite » scolaires, sinon un critère de sélection. Autant dire que cela devrait dessiner quelques fils rouges que les gouvernements dits démocratiques (ceux qui se revendiquent comme tels) devraient s’interdire de franchir, quelques garde-fous qui devraient les protéger de la tentation d’instrumentaliser l’école. Mais l’avenir de la démocratie se lie à la question de l’éducation par un deuxième biais qui est précisément ce qu’on a appelé ici « l’invention de la singularité ». Et ce pour au moins deux raisons. D’abord parce que cette invention, comme on a pu le montrer ailleurs, est toujours ce que les régimes non démocratiques ont pour stratégie de détruire. Comme le régime donne, dans tous les domaines, tout le sens requis par toute action qui en demande, comme la vie y est prétendument et d’emblée « saturée » de sens, il n’y a censément rien à inventer de cet ordre. La culture de la peur et celle de la terreur n’ont d’autre sens que d’en persuader tous ceux qui espéreraient encore pouvoir croire le contraire. Ensuite la question éducative appartient à l’essence de la démocratie parce que celle-ci n’a pas de sens, si elle ne donne pas lieu à une autre pensée du possible — ou plus exactement si elle ne fait pas de cette exigence (donner un lieu à la variabilité du possible) son fil conducteur. Or cette variabilité, rien ne la soutient davantage que l’invention de la singularité. Telle pourrait être, en dernier ressort, sa finalité.

 

Marc Crépon

Ecole Normale Supérieure

 Directeur de recherches au CNRS (UMR 8547)

Directeur du département de philosophie.

 


[1] Hannah Arendt, « La crise de l’éducation » dans La crise de la culture, traduit de l’anglais sous la direction de Patrick Lévy, Paris, Gallimard, 1972, p. 224.

[2] Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, pp. 65-66.

[3] Ibidem, p. 68.

[4] Jacques Derrida, L’Autre Cap, Paris, les éditions de minuit, 1991, p. 16.

[5] Hannah Arendt, « La crise de l’éducation » dans La crise de la culture, op. cit., p. 228.

[6] Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, op. cit., p. 23.

[7] Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, op. cit., p. 104-107.

[8] Hannah Arendt, « La crise de l’éducation » dans La Crise de la culture, op. cit., pp. 232-233.

[9] Hannah Arendt, ibidem, p. 234.

[10] Hannah Arendt, « La crise de l’éducation », dans La crise de la culture, op. cit., pp. 238-239

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