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Philosophe de renommée planétaire, Michel Serres s’est prêté de bonne grâce au jeu des questions, hier. La vieillesse, la crise, le pouvoir, la laïcité, aucune question n’est taboue pour le penseur agenais. Morceaux choisis.


En quoi et pourquoi vous sentez-vous Agenais ?

Je vais faire une réponse très simple : il y avait auparavant deux Agen, l’Agen de la ville et l’Agen des champs. Boé était un port, Agen était un port. Stendhal a pris le bateau à Agen pour se rendre à Bordeaux. Je suis le dernier survivant de la dernière tribu des derniers mariniers de Garonne. Garonne, c’était des marins, des lavandières et des pêcheurs. Il faut se souvenir que certains jours on voyait le dos des aloses tellement il y en avait. Mes racines dans Garonne ? Pas possible, il n’y en a pas de racine dans le fleuve, mais je me sens de la Garonne. J’ai toujours dans la tête le fleuve. J’ai beaucoup voyagé, mais j’ai toujours dans le sang l’eau de Garonne, c’est ça mon attachement. Beaucoup de gens à Agen ne savent pas ce qu’est Garonne… sauf lors des crues. J’ai amené Paul Chollet il y a quelques années naviguer sur Garonne, du côté de Marmande, il était tout ébloui. l


«Pas une différence de générations, mais une rupture historique»

Génération Y ou Z. Trivialement baptisée génération Z (*), «poisson rouge», silencieuse, sans culture, ni mémoire et biberonnée aux réseaux sociaux, doit-on s’inquiéter de l’évolution de la jeunesse dans l’univers virtuel ? Michel Serres : «Je conteste le terme génération Y ou Z. Je suis scientifique de formation. Il existe une parole de Max Planck, le père de la physique quantique, qui affirme : Si la science a fait des progrès, c’est parce que la génération d’avant a pris sa retraite. Je dis aux vieux grognons : Prenez donc votre retraite ! Ce n’est pas une crise de génération. La révolution profonde actuelle ressemble à deux autres révolutions : l’une remontant au premier millénaire avant J.-C, lorsque nous sommes passés du stade oral à l’écrit, puis la seconde au moment de la Renaissance, de l’écrit à l’imprimé comme support de messages et enfin du livre à l’écran… Ce n’est pas une affaire de générations, c’est une affaire historique. Nous manquons de recul par rapport à l’évolution des jeunes dans l’univers des nouvelles technologies. Il ne s’agit pas d’une différence de générations, mais bien d’une rupture historique déjà vécue deux fois par le passé. Vous savez, Socrate parlait et ne savait pas écrire, Platon écrivait mais ne savait pas parler. Cela suscitait une incompréhension forte entre les deux mondes. À mon sens, mieux vaut inventer une nouvelle philosophie qu’écouter les vieux grognons qui ne comprennent rien aux réseaux sociaux. Ce n’est pas qu’une question de jeunesse. «Petite Poucette»* est née en 1985. Elle a 37 ans aujourd’hui. Cette jeune femme a fait son entrée sur le marché du travail. La grande différence avec l’ancienne génération qui s’est mise à l’informatique sur le tard, pour ceux qui le désiraient, c’est que les vieux travaillent avec les nouvelles technologies, alors que «Petite Poucette» vit dedans. Cela suppose qu’une tranche de la population est extérieure au phénomène». l

(*) Certains l’appellent la génération Y ou Z, Michel Serres a surnommé l’héroïne de son dernier ouvrage «Petite Poucette» (éditions Le Pommier) parce qu’elle manie avec dextérité ses pouces pour envoyer des SMS.


La crise transforme l’homme

Crise. à la question : «Crises économique, morale, sociétale : sommes-nous entrés dans un nouveau cycle ? L’homme en ressortira-t-il modifié ?», Michel Serres, comme dans l’émission, «Le Sens de l’info» diffusée le dimanche sur France-Info, revient à la source : le mot crise vient du grec crinô qui signifie juger. Le mot critique (de cinéma, de théâtre) tire son origine de ce mot qui, dans le registre médical, désigne l’attaque d’un organisme jusqu’à un pic. Crise de foie, crise d’asthme, de folie.

Et après ? «Lorsqu’il est en danger, le corps prend une décision critique : ou la vie ou la mort. Dans le second cas, c’est Gaillard direct», conclut-il dans un sourire.

La solution de la crise n’est pas la restauration de l’état précédent. «Les mêmes causes produisant les mêmes effets, cela oblige l’invention de quelque chose de nouveau. Après la Révolution, Napoléon, après les révolutions de 1830 et 1848, la Restauration. Après avoir recouvré la santé, vous êtes un autre. La leçon que nous devons tirer du mot crise, c’est l’impossibilité de retourner à l’état d’avant !». Face aux temps durs présents, «il faut interroger les plaques tectoniques les plus profondes et ne pas s’arrêter aux plaques superficielles !».

Agriculture. «Au cours du XXè siècle, la population des paysans est passée de 70 % dans les années 1900 à 0,8 % aujourd’hui. C ‘est le plus grand changement anthropologique depuis la préhistoire. Le néolithique se termine dans les années 60-70.»

«Plus le même monde»

Dans le même temps «en 1850, 8 % de la population vivait dans les villes ; 14 % en 1900, plus de la moitié en 2000, ils seront près de 80 % en 2030». Lorsque Michel Serres est né en 1900, «nous étions 2,2 milliards d’êtres humains». «L’humanité a doublé deux fois depuis. Ce n’est plus le même monde, la même humanité, ce n’est plus le même corps». Un des facteurs de crise, à l’origine du Printemps arabe, pris en exemple par Michel Serres, est à trouver «dans la mutation profonde du savoir». Mais après, «les vieux reprennent le pouvoir. L’inertie sociale est repartie». l


Les conneries des anciens…

La vieillesse. Son ami Paul Chollet l’avait sans doute paraphrasé quand il disait «la vieillesse, c’est l’enfance à l’envers, c’est merveilleux».

Michel Serres abonde dans son sens : «Nous avons, par rapport à la vieillesse, des chiffres statistiques. En 1850, nos compagnes avaient 30 ans d’espérance de vie. Montaigne écrivait qu’une femme pouvait s’épanouir de 16 à 30 ans.

Au début du siècle dernier, sur 10 personnes, 3 mourraient de tuberculose, 2 de syphilis, et 2 d’autres infections diverses. Aujourd’hui les femmes vivent jusqu’à 84 ans en moyenne, les hommes un peu moins. Les progrès de la médecine et de la pharmacopée ont tout changé. On a réglé le problème des maladies infectieuses. Le rapport à l’âge a changé.

Quand on est jeune, on croit aux conneries que les anciens nous répètent. Quand on est vieux, on se fout de tout, on se libère de certaines obligations de la vie.

La douleur. «Chollet le dit, l’arrivée de la péridurale dans les cliniques a été un événement colossal. Fin du tu accoucheras dans la douleur, fin de l’Homo sapiens. On ne se rend pas compte combien nos ancêtres ont souffert. Louis XIV, le grand monarque, a souffert tous les jours… d’une fistule anale qui se règle aujourd’hui d’un coup de bistouri. Que faire aujourd’hui de la morale si la douleur disparaît ? Le gradian de la souffrance s’est effondré, le rapport est différent. Mon dentiste qui me demandait s’il devait m’anesthésier pour une intervention légère a été surpris de m’entendre répondre par la négative». l


A quand la laïcité économique?

Religion, laïcité, morale. La question : «Le mot laïcité est sur toutes les lèvres. En quoi la morale laïque prônée par le ministre de l’éducation nationale, Vincent Peillon, pourrait-elle être utile aux jeunes ?». Pour Michel Serres, «la morale est surtout laïque». Et Dieu dans tout cela ? «Je ne crois pas qu’il existe un seul Dieu. Mais plutôt trois». Michel Serres fait référence à Georges Dumézil qui a décrit les fonctions religieuses, militaires et économiques, soient les prêtres et les clercs (la religion), les guerriers (l’armée) et les producteurs (agriculture, commerce). «Le château, l’église, les paysans des sociétés indo-européennes. Les trois dieux romains Jupiter, Mars, Quirinus. Après les théocaties, les féodalités, le temps de Jupiter s’est presque achevé avec le siècle des Lumières, même si le darwinisme social, cette horreur, a engendré le fascisme, le nazisme, le stalinisme. L’Europe est en paix. C’est extrêmement nouveau que d’être en paix. Nous sommes entrés dans la troisième ère, celle de l’économie. Les hommes politiques ne disent que de l’économie. à quand la laïcité économique ?».

Et, dans un franc-parler bien gascon, Michel Serres élève le ton : «La crise financière du casino de la Bourse, mais c’est de la merde !». La grande victoire de la laïcité aura été de mettre les points sur les «i». «Il est très difficile de filtrer le temporel et le spirituel. C’est la victoire extrême de la laïcité. Regardez ce qui se passe ailleurs. Là où la laïcité n’existe pas, c’est la violence tous les jours.

Religieuse ou laïque, la morale permettait de réagir à la douleur. Mais quand la douleur disparaît grâce aux progrès de la science, à la longévité, quel est l’avenir pour la morale ? Les morales antique, judéo-chrétienne ou orientale, sont, elles aussi, en crise». l


Apprend-on moins aujourd’hui ?

Transmission. Prenons l’exemple d’un professeur de biologie, aujourd’hui professeur de sciences et vie de la terre (SVT). Autrefois, il enseignait 85 % de ce qu’il avait appris lui-même sur les bancs de la faculté. Aujourd’hui, il n’enseigne plus que 20 % de son savoir universitaire. Les sciences progressent tellement vite qu’il faut sans cesse se mettre à jour. Alors, la vraie question, c’est «perd-on des pans entiers de notre culture, qui ne serait plus enseignée ?» La réponse est oui, bien sûr. La culture change au fil de l’Histoire. Pour nous le faire comprendre, j’avais un prof qui se mettait à quatre pattes en racontant : «Au début, l’homme se tenait sur quatre membres. Il utilisait ses mains pour marcher et sa bouche pour attraper la nourriture, les objets. Puis il s’est redressé. Debout, il a libéré ses mains qui lui ont servi à attraper les objets, à caresser sa compagne, à résoudre des équations. Sa bouche, elle, a pu développer le langage plutôt que d’émettre des borborygmes». Alors, oui, en se relevant, l’Homme a perdu l’usage de ses mains pour marcher, la préhension de la bouche. La culture, c’est pareil. On voit ce qu’on perd, bien sûr. Mais on gagnera par ailleurs, sans qu’on sache encore quoi. Il ne faut pas s’en inquiéter, ce serait une courte vue.

Université. «Ceux qui vantent le modèle américain, prétendument supérieur au nôtre, sont ceux qui vont 3 jours en Amérique et en reviennent conquis. Comme si un Sud-Africain venait 3 jours à Agen et revenait en disant «c’est extraordinaire, là-bas ils ne mangent que des pruneaux !». La vérité, c’est que les universités américaines sont très fortes en communication et qu’elles achètent savants et prix Nobel. Depuis 50 ans, les doctorants nés aux États-Unis sont en nombre constant. Mais les Américains sont riches, ils achètent les meilleurs étudiants formés dans nos écoles. Après, ils disent qu’ils sont les meilleurs : bien sûr, c’est nous qui payons. La vérité est que les États-Unis sont en perte de vitesse partout. Quand je dis ça, on me traite d’anti-américain, sauf que je vis là-bas depuis 50 ans. Ils sont forts sur la com’, et nous sommes assez cons pour les croire !» l


«J’en veux aux philosophes comme Sartre»

Philosophie ou politique. Dans ces colonnes, Michel Serres révélait en mai dernier qu’au début des années 1950, sollicité pour se présenter à la députation en Lot-et-Garonne, il avait consulté Pierre Mendès-France qui l’avait dissuadé de s’engager en politique : «Trop moral pour la politique», lui aurait-il dit alors. 60 ans plus tard, un autre Agenais, diplômé de philosophie à Normale Sup’, comme lui, David Djaïz, s’interroge sur le sens à donner à sa carrière : déjà engagé en politique au sein du Parti socialiste, il est notamment proche d’Arnaud Montebourg pour lequel il a mené la campagne des primaires au PS. Hier, il interpellait Michel Serres, depuis Princeton, à côté de New York, où il étudie en ce moment, pour lui demander s’il ne regrettait pas son choix de la philosophie contre la carrière politique : «Je ne peux faire cette réponse qu’au terme de ma vie, avant j’en aurais été incapable. David se trompe, je n’ai pas choisi la philosophie contre la politique. Non, je ne regrette pas. S’engager en politique, c’est être dans un parti, se mettre à son service. C’est le cas de Sartre et d’Aragon avec le Parti communiste. Au nom de la ligne du parti, Sartre a couvert les horreurs du stalinisme. Idem pour Michel Foucault et l’ayatollah Khomeyni. J’en veux beaucoup à ces philosophes qui n’ont pas fait leur travail de philosophe. à cause de leurs œillères, ils n’ont pas regardé leurs contemporains. Ce qui me fait dire aujourd’hui que lorsqu’on est engagé en politique, on ne peut pas être philosophe. Ce qui me fait aussi dire que, de mon pupitre où j’ai pris le temps de travailler et d’observer le monde dans lequel je vis, j’ai beaucoup mieux vu qu’eux l’évolution du monde contemporain.

[Il sourit] Je trouve que j’ai été plus engagé qu’eux. Au final, le choix que j’ai eu à faire et que doit faire David Djaïz aujourd’hui, c’est choisir entre l’action immédiate et la réflexion. Le XIXe siècle a produit de nombreux philosophes politiques : Marx, Proudhon, Comte, Mill, Tocqueville… Et au XXe ? Personne ! Pourquoi ? Parce que les philosophes se sont piqués de vouloir «faire» de la politique». l


«Le mariage gay est réglé depuis 2 000 ans»

Société. «Cette question du mariage gay m’intéresse en raison de la réponse qu’y apporte la hiérarchie ecclésiale. Depuis le 1er siècle après Jésus-Christ, le modèle familial, c’est celui de l’église, c’est la Sainte Famille.

Mais examinons la Sainte Famille. Dans la Sainte Famille, le père n’est pas le père : Joseph n’est pas le père de Jésus. Le fils n’est pas le fils : Jésus est le fils de Dieu, pas de Joseph. Joseph, lui, n’a jamais fait l’amour avec sa femme. Quant à la mère, elle est bien la mère mais elle est vierge. La Sainte Famille, c’est ce que Levi-Strauss appellerait la structure élémentaire de la parenté. Une structure qui rompt complètement avec la généalogie antique, basée jusque-là sur la filiation : on est juif par la mère. Il y a trois types de filiation : la filiation naturelle, la reconnaissance de paternité et l’adoption. Dans la Sainte Famille, on fait l’impasse tout à la fois sur la filiation naturelle et sur la reconnaissance pour ne garder que l’adoption.

L’église donc, depuis l’Evangile selon Saint-Luc, pose comme modèle de la famille une structure élémentaire fondée sur l’adoption : il ne s’agit plus d’enfanter mais de se choisir. à tel point que nous ne sommes parents, vous ne serez parents, père et mère, que si vous dites à votre enfant «je t’ai choisi», «je t’adopte car je t’aime», «c’est toi que j’ai voulu». Et réciproquement : l’enfant choisit aussi ses parents parce qu’il les aime.

De sorte que pour moi, la position de l’église sur ce sujet du mariage homosexuel est parfaitement mystérieuse : ce problème est réglé depuis près de 2 000 ans. Je conseille à toute la hiérarchie catholique de relire l’Evangile selon Saint-Luc.

[Il sourit] Ou de se convertir.» lLa Dépêche du Midi

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Categories: Généralités et ARF

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