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In La Vie – le 21 mai 2013 :

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Le philosophe et historien des sciences porte un regard singulier sur l’évolution du monde. Extrait de l’entretien donné pour notre "Atlas du monde de demain", en partenariat avec Le Monde.

Parler de demain, n’est-ce pas avant tout savoir décrire le monde d’aujourd’hui ?

Seule Madame Soleil peut décrire le monde de demain. D’ailleurs, si vous consultez des personnes qui font de la prospective, cela devient vite tout à fait comique : ils se trompent à chaque coup… Forcément. Pour la simple et bonne raison que l’innovation est toujours inattendue. Elle passe le plus souvent par un endroit que l’on ne pouvait pas imaginer. Dans les années 1950, par exemple, beaucoup prédisaient aux maîtresses de maison de l’an 2000 l’aide de plusieurs robots pour faire la vaisselle et la cuisine, descendre la poubelle, etc. Au lieu d’un robot, nous avons eu un ordinateur. Pourtant, personne ne pensait que les opérations de l’esprit pouvaient se robotiser plus facilement que les mouvements du corps, d’apparence plus simples.
Aussi, avant de parler de demain et de prendre des risques, la première chose que j’ai à dire est que l’avenir est toujours, ou presque, inattendu et aléatoire. Exactement comme l’est l’évolution au sens de Darwin. Une espèce apparaît, sans que personne n’ait pu imaginer qu’elle serait celle qui allait résoudre la question de la survie posée par l’évolution. Les choses ne sont ni nécessaires ni possibles. Elles sont contingentes. Le plus intéressant est le mot contingent.

Comment doit-on alors s’y prendre pour évoquer l’avenir ?

La question pertinente est : qu’y a-t-il de nouveau aujourd’hui ? Y répondre est extrêmement difficile, car la plupart des gens identifient ce qui est reconnaissable. Pourtant, il existe dans le présent des nouveautés que l’on ne voit pas. Dans les années 1960, j’annonçais dans mon livre Hermès que la communication l’emporterait sur la production. Ce n’est pas ­Prométhée, le dieu des forgerons (celui des cols bleus), qui était amené à dominer, mais Hermès, le dieu des porteurs de messages et des échanges (celui des cols blancs). Or l’origine de l’Europe, c’est le charbon et l’acier ; Prométhée donc. Dix ans après la création de la Ceca (Communauté européenne du charbon et de l’acier), en 1952, il n’y avait déjà plus de charbon ni d’acier, mais des chômeurs. Nous n’allions donc pas vers le dur (le charbon et l’acier), mais vers le doux (la circulation des messages). Tout le monde à l’époque m’a considéré comme un fou.

Dérangez-nous encore une fois. Qu’est-ce qui vous paraît fondamentalement nouveau aujourd’hui ?

L’avènement de Petite Poucette. Je l’ai surnommée Poucette du fait de son habileté diabolique à jouer de ses deux pouces pour envoyer des SMS. Elle est née au moment où les nouvelles technologies sont devenues communes (1985-1990). Elle est l’enfant d’Internet et du téléphone mobile. Pour elle, l’ordinateur n’est pas juste un outil, il fait partie intégrante de sa vie. Il s’agit d’une fille, car, depuis cinquante ans que j’enseigne, j’ai assisté à la victoire des femmes, plus travailleuses et sérieuses à l’école, à l’hôpital, dans l’entreprise… que les mâles dominants, arrogants et faiblards. Poucette n’a plus le même corps ni la même intelligence. Elle n’a plus confiance dans les anciennes appartenances : la paroisse, la commune et même la nation. Elle crée de nouvelles appartenances, de nouveaux liens sociaux, bouscule le rapport au savoir et le rapport à l’autorité. Elle construit un nouveau monde.

Poucette est donc celle qui crée le monde nouveau. Rien de moins ?

Rien de moins. Ce qui arrive à Petite Poucette est extraordinaire : elle tient en main son portable et me fait soudain découvrir le sens du mot « maintenant ». Tout le monde croit que c’est un synonyme d’aujourd’hui. Non, « maintenant » signifie « tenant en main ». Petite Poucette tient en main les lieux grâce au GPS, toutes les informations grâce à ­Wikipédia et d’autres moteurs de recherche et toutes les personnes qu’elle peut appeler dans le monde, puisqu’un théorème du « petit monde » dit qu’en quatre appels je peux joindre qui je veux. Qui a pu dire une fois dans l’Histoire : « Maintenant, tenant en main le monde. » Auguste, l’empereur de Rome ? Le pape Jules II ? Le milliardaire Rothschild ? Ça fait peu de monde. Aujourd’hui, en détenant un ordinateur, 3,75 milliards de personnes tiennent en main le monde. Nous sommes en train de vivre la plus extraordinaire des nouveautés.

Pour Petite Poucette, la question de savoir dans quelle ville elle habite et travaille et à quelle communauté elle appartient a-t-elle un sens ?

C’est une vraie question, sur laquelle j’ai beaucoup travaillé. J’en ai même tiré un livre, Habiter, pour essayer d’y répondre. Aujourd’hui, avec Internet, on peut travailler et communiquer à distance. Le rapport à l’espace a donc beaucoup changé. La preuve : vous ne recevez plus beaucoup de messages à l’adresse postale où vous habitez, si ce n’est de la publicité que vous vous empressez de jeter à la poubelle. À l’inverse, sur l’adresse électronique, qui n’a pas de rapport avec l’espace, vous recevez tous les messages, que vous soyez à l’Académie française, à Jouy-en-Josas ou en Nouvelle-Zélande. Petite Poucette n’habite plus le même espace, et c’est bien cela l’utopie : « pas d’espace ». De plus, l’ensemble des appartenances dont vous parlez sont en train de se casser la figure. J’appartiens à quoi ? À une équipe ? Lors de la Coupe du monde de l’été 2010, nos footballeurs n’ont pas su faire équipe. J’appartiens à un couple ? L’individu ne sait plus vivre à deux, il divorce. J’appartiens à un parti politique ? Tous les partis, de droite comme de gauche, se déchirent… Toute la question de Petite Poucette est d’inventer de nouvelles appartenances.

Vous dites qu’une nouvelle humanité commence. De quels espoirs est-elle porteuse ?

Nous sommes à un moment qui ressemble à la Renaissance. À cette époque, le Moyen Âge s’arrête, et les docteurs de la Sorbonne regardent Rabelais avec stupéfaction faire la liste des cent et une manières de se torcher le cul, dans Gargantua. Aujourd’hui, une nouvelle culture débarque. C’est tout simplement ce qui nous arrive : nous sommes face à une nouvelle renaissance de l’humanité.

Tout simplement, dites-vous. C’est pourtant loin d’être simple…

Oui, mais c’est enthousiasmant d’avoir un monde nouveau à fabriquer. 

 

L’Atlas du monde de demain

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Categories: 4.2 Société

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