PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

In Le Monde – le 3 juillet 2014 :

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De l’école, ils sont sortis sans rien si ce n’est la haine. Ni diplôme, ni qualification, juste une immense défiance vis-vis de l’Education nationale et le sentiment de n’être bons à rien. Ce sont ces décrocheurs qui sont invités à se fondre dans le somptueux décor 1885 du lycée parisien Buffon, à parcourir ses galeries sur cours intérieures fleuries magnifiant l’école de la République, à côtoyer 2000 élèves aux airs de premiers de la classe tant honnis.

L’idée était un peu folle. Est-ce pour cela qu’elle fonctionne ? Dans le 15ème arrondissement parisien, la prestigieuse cité scolaire Buffon accueille en son sein l’association d’insertion Impulsion-75 qui tente de remettre en mouvement des jeunes de 15-25 ans dont la vie est à l’arrêt. Dans cette « Classe préparatoire à l’emploi et à l’avenir », pied de nez aux maths sup et khâgnes qu’elle jouxte, plus de cent cinquante jeunes, dont certains ont eu affaire à la justice, ont repris espoir. Sans jamais occasionner le moindre incident. Le proviseur en nœud papillon et le directeur d’association en bas de survêtement dressent le même bilan, deux ans après le début de l’expérimentation : elle bénéficie à tous, premiers et ex-derniers de la classe. Désormais, le proviseur est président d’honneur de l’association.

C’est, au départ, une banale histoire d’amitié en fac. Au milieu des années 1990, à la Sorbonne, Amirouche Ait Djoudi, Rachid Hallal, Nabil Mimoun et Karim Tiar, quatre enfants de l’immigration algérienne, se lient. Ils vivent dans les mêmes quartiers et familles défavorisés, partagent des valeurs humanistes, la fierté d’un diplôme de troisième cycle ou d’avocat – pour deux d’entre eux. L’envie, surtout, de faire profiter les autres de cette chance que leur a offert la République.

Amirouche Ait Djoudi boxe à haut niveau amateur. Il entraîne bénévolement les jeunes désœuvrés de son quartier Balard, le plus populaire du 15ème arrondissement. Fin 2008, des rixes entre bandes finissent mal : un jeune est tué. En les faisant transpirer ensemble, Amirouche parvient à recréer des liens plus forts que les détestations. C’est à ce pacificateur qu’Anne Hidalgo, alors première adjointe au maire de Paris, propose en 2009 les installations sportives du lycée Buffon. Un cours de boxe éducative, le soir, mêle lycéens et jeunes qui tournent en rond, en mal de conseils et de réseaux. « T’aurais pas une idée de stage ? » La bande de la Sorbonne apprend à les accompagner. En 2012, le proviseur leur cède deux salles afin que six fois l’an, durant cinq semaines, une douzaine de décrocheurs suivent une session intensive de coaching. Des 16-25 ans, et parfois un ou deux collégiens, dont la Mission locale de Paris ne sait plus que faire.

« Des cas lourds. Certains arrivent avec le bracelet électronique ». Le grand plaisir de Michel Pantebre, distingué proviseur de la cité scolaire Buffon, c’est l’avant-après. Les accueillir solennellement dans son bureau. Capuches par dessus la casquette, mutiques, « englués dans les codes parfois violents du bas de l’immeuble ». Leur serrer la main un à un, tenter vainement de les mettre à l’aise. Puis constater, un mois plus tard, leur transformation. « Magique! » Et voir que, dans la cour, « au bout d’un moment, on ne sait plus qui est qui.»

L’Education nationale, pense-t-il, ne sait pas trop y faire avec ces décrocheurs qui ont avant tout besoin de retrouver l’estime d’eux mêmes. « Les enseignants ne sont pas outillés pour donner confiance. Quand je parle d’individualisation, ils me répondent qu’ils le font puisqu’ils notent de 2 à 17 ». Certains n’ont pas montré un enthousiasme démesuré, à l’arrivée d’Impulsion 75. Un lycée professionnel n’était-il pas plus adéquat ? Puis cela s’est tassé, le proviseur imposant sans en faire tout une histoire ce qu’il considère comme sa « mission de service public ». Désormais, profs de gym et éducateurs sportifs de l’association associent parfois leurs cours.

Les résultats d’Impulsion-75 (86% de sorties vers une formation ou un emploi, en 2013), qui en font la meilleure initiative nationale d’insertion par le sport, ont plaidé pour elle. En ces lieux dont la beauté et le calme apaisent, les cinq permanents de l’équipe associative réitèrent à chaque fois le même miracle : « Réconcilier ces jeunes avec eux mêmes, leur famille, la société », résume Karim Tiar qui a mis entre parenthèses sa carrière d’avocat d’affaires. « Certains de ceux qui nous arrivent sont des blocs de pure haine, des cocotte-minute prêtes à exploser », après des parcours marqués par les foyers de l’Aide sociale à l’enfance, les hôtels sociaux, les fugues, la rue, la drogue, la prison parfois.

Pour les reconstruire comme des personnes de valeur, dignes et non victimes, comme des citoyens, les responsables d’Impulsion leur font d’abord signer une charte des droits et devoirs (dont celui de respecter les lieux), et rencontrer, seuls à seuls, d’anciens stagiaires. Alternent ensuite, durant des journées bien pleines aux horaires strictes, des séances de boxe et de sports collectifs, des cours d’improvisation théâtrale, des ateliers actifs sur le droit, la santé, la police ou le monde du travail, ainsi que des sorties – hauts lieux de la République, musées, entreprises… « Vous n’êtes pas les oubliés de la République. Elle peut vous offrir énormément si vous en respectez les règles », leur répètent les coachs. Il n’est que plus tard question de projet professionnel, de CV vidéo, d’entraînement aux entretiens, alors même que les jeunes s’apprêtent à recevoir leur diplôme de secouriste – le premier de leur vie, souvent. Si, à l’issue du stage, ils n’ont pas trouvé d’emploi ou de formation, ils seront encore suivis durant six mois.

Et même si c’est le cas, ils reviendront discuter ou boxer au lycée devenu port d’attache, auprès d’adultes devenus références. C’est sans doute dans ces liens tissés, davantage que dans le programme, qu’il faut chercher la clé de la transformation, en un mois, de l’ado prêt à occire quiconque l’approche en futur éducateur sportif souriant, en apprentie qui se partagera entre école de gastronomie Ferrandi et restaurant de Joël Robuchon, en volontaire du service civique à l’hôpital, en élève de CAP petite enfance ou de troisième au collège Buffon… comme c’est le cas des Kim Lyne, Joelma, Nathan, Moussa, Ali, Rachid et autres Ryan qui ont achevé mi-juin leur session.

« Ils nous prennent sous leurs ailes », assure Joelma, 17 ans, en secouant d’énormes créoles. Elle avait « lâché l’affaire », le lycée professionnel de mode en seconde, puis le CFA restauration. « Ici, on n’est pas beaucoup, c’est pas comme à la Mission locale, ils s’occupent vraiment de chacun de nous. Ils ont pas grandi dans la facilité, on les écouterait pas pareil sinon. S’ils ont réussi, pourquoi pas nous ? ». Des coachs tout à la fois bienveillants et exigeants « qui ont la pêche, ne lâchent pas le morceau, font confiance, donc on leur fait confiance », témoignent ces jeunes qui ont usé plus d’un formateur de Mission locale.

Autre personnalité hors du commun, autre ingrédient du succès : ce proviseur, lui-même né de parents espagnols, éduqué en Seine-Saint-Denis, dont la carrière s’est longtemps déroulée en zone sensible. Il sait l’importance pour ces jeunes décrocheurs de côtoyer 2000 de leurs pairs capables de se lever pour 8h30, mais souligne plutôt l’intérêt de cette mixité sociale pour ses propres élèves, nettement plus favorisés. « Ils mesurent leur chance, relativisent leurs petits soucis, apprennent à accepter les différences, à s’en enrichir. » 

La machine à café, la cantine, la cour, et leurs jeux de séduction, amènent ces deux jeunesses à se frôler. La boxe, les sorties, l’improvisation ouvertes à tous, accentuent ce rapprochement, « défi du XXIème siècle », selon le directeur d’Impulsion, Amirouche Ait Djoudi. « Ils doivent trouver ce qui les rassemble ». Nour et Maha, 17 et 18 ans, en terminales ES, ont trouvé, après avoir tâté à la boxe, puis donné des coups de main pour simuler des entretiens d’embauche – des entretiens inversés, ce sont les lycéennes qui jouent les demandeuses d’emploi. « On avait des clichés négatifs. On a été étonnées par leur vivacité. Ils sont normaux, en fait. Comme nous sauf qu’ils ont eu un peu moins de chance. » Joelma a d’abord vu en elles « des riches ». Maintenant ? « Franchement, des filles normales ». Le trésorier bénévole de l’association, retraité de la finance, insiste : « Tous ces jeunes, je vous assure, si on les écoute et qu’on les respecte, ils sont comme vous et moi ! ». Plusieurs anciens cadres dirigeants, que les décrocheurs auraient d’emblée perçus comme de « vieux blanc bourgeois racistes », viennent ici donner de leur temps. Bluffant, pour les stagiaires. Au « château », comme ils nomment le lycée, leurs stéréotypes se déconstruisent. Eux se reconstruisent.

 

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