Il a fait couler déjà beaucoup d’encre avec Situation de la France, «modeste» essai comme il le qualifie lui-même. Il a été face à Alain Finkielkraut, en deux volets, dans le Figaro. Commenté durement par Pascal Bruckner dans les colonnes du Point, en débat avec le cardinal Gerhard Müller dans l’Obs… Certains l’ont jugé courageux, d’autres défaitiste, en tout cas Pierre Manent a surpris. Philosophe libéral catholique, disciple de Raymond Aron, il tend la main aux musulmans, ce que des ténors de gauche ne feraient pas au nom de la laïcité. Mais le fait-il vraiment ? Oui, mais si, et seulement si, les musulmans acceptent de passer un contrat social avec la nation, tout en rompant définitivement leurs liens politiques, économiques, financiers et culturels avec des pays islamiques perçus comme «dangereux» et «inquiétants». De vaillant essayiste, Pierre Manent défend, en fait, une bonne thèse de catholique de droite : le salut de la France passerait, selon lui, par un sursaut national et chrétien…

Vous partez du constat d’une scission entre Européens et musulmans, entre «eux» et «nous». Pourquoi appréhender l’islam comme un «problème» ?

Parce que c’en est un ! La première face du problème, c’est la méfiance réciproque. Méfiance des non-musulmans à l’égard des musulmans, et méfiance des musulmans à l’égard du reste de la société. Les musulmans ont tendance à rester sur leur quant-à-soi, gardant une position purement défensive et n’intervenant dans l’espace public que pour leurs affaires propres. Et pour se plaindre de l’«islamophobie». Du côté des non-musulmans, on ne sait parler que le langage de la laïcité. Les uns et les autres, nous sommes confrontés à la limite de la disposition collective dans laquelle nous sommes respectivement engagés.

L’appréhension des non-musulmans à l’égard des quelques millions de musulmans installés en France est avant tout déterminée par le fait que ceux-ci sont une partie du vaste ensemble du monde arabo-musulman – l’oumma, la communauté des croyants parcourue aujourd’hui de mouvements extrêmement destructeurs. Le problème majeur, c’est cette dépendance des musulmans français à l’égard de l’ensemble musulman. Leurs organisations sont largement influencées par leurs pays d’origine, en particulier l’Algérie et le Maroc. Leurs associations cultuelles et culturelles sont dépendantes financièrement de pays et d’organisations étrangères qui, parfois – je pense aux pays du Golfe -, ont une conception de la vie sociale ou personnelle très éloignée de ce que nous considérons comme juste.

Vous vous représentez les musulmans comme extérieurs à la société. Mais ce qui reste en silence dans ce livre, c’est toute cette vie commune qui existe malgré tout.

Précisément, il n’y a pas tellement de vie commune. On observe une extension et une consolidation d’îlots de sociabilité distincts. Certains quartiers, certaines communes, notamment dans le sud de la France, sont devenus parfaitement homogènes : boucheries exclusivement halal, présence dans la rue presque exclusivement masculine… Bien sûr, les musulmans étant très nombreux en France, les parcours varient énormément. Un nombre indéterminé d’entre eux est entré franchement dans la vie nationale. Je crois cependant que la cristallisation communautaire se confirme plutôt qu’elle ne tend à disparaître.

Selon vous, la laïcité est inadéquate pour faire coexister les différentes «masses spirituelles». Pourquoi ?

Au sens strict et originel du terme, la laïcité signifie la séparation de l’institution religieuse et de l’institution politique. L’Eglise ne commande pas à l’Etat, l’Etat ne commande pas à l’Eglise. Et l’école publique, ouverte à tous, est indépendante de toute influence religieuse. Puisque la laïcité a effectivement réglé un certain nombre de problèmes dans le passé, on s’imagine que nous pouvons l’appliquer à nos problèmes contemporains. Mais pour ce faire, nous en changeons le sens. Aujourd’hui, on voudrait faire de la laïcité un projet de société. On envisage une sorte de neutralisation religieuse de la société. Cette entreprise me paraît assez mal conçue. La religion est une chose sociale, elle s’exprime naturellement dans la société. Le projet de la rendre la plus invisible possible dans l’espace public nous engage dans une entreprise indéterminée et illimitée. Si l’on ne se contente pas de quelques mesures cosmétiques limitant les signes religieux dans l’espace public, si l’on entend parvenir à un «espace public nu» (et sans signes religieux) comme disent les Américains, on s’engage alors dans une entreprise qui a quelque chose de tyrannique.

En quoi consiste le compromis avec les musulmans que vous appelez de vos vœux ?

Le but est de permettre une participation plus complète et plus heureuse des musulmans à la vie nationale. Comment ? Il est entièrement légitime que la République interdise certaines conduites autorisées par l’islam, comme la polygamie et le voile intégral. Mais, en général, je suis sceptique sur l’efficacité d’une réforme des mœurs par la loi. Je crois davantage à une démarche indirecte qui inviterait les musulmans à sortir de leur quant-à-soi et à entrer vraiment dans la vie commune, ce qui aurait des conséquences sur leur manière de vivre. Je suggère alors que l’on soit moins vétilleux, moins en garde, par exemple contre leurs pratiques alimentaires, afin que les musulmans soient plus confiants dans la société où ils se trouvent maintenant, que soit facilité leur engagement dans l’aventure française, et que leur avenir soit du côté de l’appartenance à cette nation européenne qu’est la France.

Mais vous demandez aux musulmans des contreparties…

Il faut être exigeant sur l’aspect politique, c’est-à-dire sur l’indépendance organisationnelle, financière, intellectuelle, des musulmans français, ou des Français musulmans. Pour que les musulmans inscrivent leur vie dans l’espace français, les gouvernements doivent prendre certaines décisions. Depuis la constitution du Conseil français du culte musulman, il n’y a eu aucun progrès. Cette institution est largement décorative et n’accomplit pas ce que l’on attendait d’elle. Elle est d’ailleurs extrêmement opaque et divisée, et le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’inspire guère confiance ni aux musulmans ni aux autres.

Les musulmans ne peuvent pas vivre indéfiniment dans cette incertitude d’appartenance. Dans ce contexte, la question de la langue est décisive. Le français est la langue de la République : le gouvernement serait dans son droit en pressant les associations musulmanes d’être instruites par des figures d’autorité françaises, parlant français, et ne dépendant pas de pays étrangers. Aucun gouvernement français n’a encore pris de mesure sérieuse en ce sens. Ils sont plutôt tentés de sous-traiter la question de la formation des imams à un pays musulman «ami».

Le salut viendrait selon vous d’un sursaut national et chrétien, un programme qui paraît très réducteur et même anachronique.

Il est vrai que je prends très au sérieux la composante chrétienne de la France. Le langage public actuel tend à parler de la vie sociale uniquement en termes de droits individuels. C’est très réducteur car nous appartenons aussi à des groupes, à des formes de vie communes. Nous devons cerner plus précisément le caractère de cette France dans laquelle nos concitoyens musulmans s’inscrivent et dont ils doivent devenir les participants à part entière. On ne peut pas simplement dire que l’islam entre dans un pays laïc. Notre régime politique est laïc, mais notre pays est par ailleurs marqué par certaines traditions et par une longue et complexe éducation, dont le christianisme fait partie.

De même que nous avons décidé que la nation était derrière nous, nous pensons que la religion appartient au passé. C’est une double illusion. Evidemment, nous ne reviendrons pas à «la France toute catholique», mais dans la redéfinition constante de la communauté nationale, les religions, y compris le christianisme, auront leur part, proportionnelle à leur dévouement.

Si l’Europe et la nation sont toutes les deux fragilisées, pourquoi privilégier la nation ?

C’est la question fondamentale, indépendamment de la question musulmane. Ce que l’on a espéré longtemps de l’Europe n’advient pas ou advient de moins en moins. Cela fait des décennies que nous sommes supposés dire adieu aux nations. Néanmoins, comme le montre la crise migratoire, dès qu’il y a un problème sérieux, celles-ci reviennent au premier plan. L’essentiel de nos vies se situe toujours au sein des nations. Elles ne ressemblent plus guère à celles de jadis – elles sont moins sûres d’elles-mêmes, moins orgueilleuses – mais l’expérience politique déterminante reste nationale. C’est seulement dans cet espace que l’on peut conduire une éducation complète et partagée, jusqu’à trouver un chemin de perfectionnement commun. Le sentiment national est aujourd’hui malheureux et réactif. On se sent menacé par l’immigration, par la mondialisation, par toutes sortes de choses. Cette réassociation, à laquelle les musulmans prendraient part, et dans laquelle tous les Français redécouvriraient l’importance de l’association nationale comme cadre de production d’une nouvelle vie commune, me paraît être une perspective encourageante. Mais je ne prophétise pas.

Anastasia Vécrin , Léa Iribarnegaray

Situation de la France de Pierre Manent Editions Desclée de Brouwer, 173 pp., 15,90 €.

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