PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

Invité avec François Miquet-Marty, directeur de « ViaVoice », le 7 novembre dernier, par le quotidien « Libération », dans le cadre de son Forum « Libertés chéries », nous devions débattre de la question « L’autorité est-elle dépassée ? ». François Miquet-Marty, en bon connaisseur de la réalité sociologique française, a souligné que les Français étaient, aujourd’hui, en demande d’autorité sur un plan général – dans la famille, l’école, la ville, la politique – en même temps qu’ils vivaient de plus en plus mal l’autorité des lois et des règles. Se construit ainsi, à l’ère de l’individualisme triomphant, une ambivalence fondamentale à l’égard de ce que l’on nomme, de manière trop globale et facile, « l’autorité de l’Etat » : nous voulons qu’elle nous protège toujours plus, tout en refusant qu’elle empiète sur nos libertés. Nous plébiscitons les normes qui nous permettent de nous défendre et de judiciariser toutes les situations à notre profit, en même temps que nous protestons contre leur caractère tatillon et contraignant…  Nous voulons une autorité forte, mais nous voulons tout décider nous-mêmes !

Je ne prétends pas, bien sûr, résoudre ici cet épineux problème de philosophie politique, ni donner des réponses immédiatement applicables pour résoudre ce dilemme, mais je voudrais, bien plus modestement, et du point de vue du pédagogue, attirer ici l’attention sur quelques-uns des dangers qui se cachent derrière cette paradoxale « demande d’autorité ».

L’autorité politique n’est pas l’autorité éducative

On doit à Hannah Arendt d’avoir insisté, dans « La crise de la culture », sur la différence radicale entre l’autorité qui s’exerce en éducation – qu’elle définit comme un espace-temps « pré-politique » – de l’autorité qui s’exerce dans la Cité démocratique, entre adultes qui se reconnaissent réciproquement comme citoyens. En effet, puisque l’enfant vient au monde infiniment démuni et que, contrairement à l’abeille, il ne porte pas son régime politique dans son patrimoine génétique, il doit impérativement être éduqué. Nous avons, envers lui, un impérieux devoir d’antécédence : nous devons, tout à la fois, le protéger du monde qui le menace et lui transmettre le monde dont il doit s’approprier la culture pour s’y intégrer et contribuer à le renouveler. Nous ne pouvons, au prétexte de respecter sa « liberté », lui laisser choisir sa langue, ses manières de table et les disciplines qu’il doit apprendre pour se former : car, s’il pouvait effectuer ces choix lui-même, c’est qu’il serait déjà éduqué ! À nous donc d’assumer ce que nous devons lui transmettre et lui enseigner : salutaire opération, d’ailleurs, qui nous impose d’identifier les fondamentaux, dans un passé qui est aujourd’hui pluriel, et donc inévitablement vécu comme cacophonique. Mais, à nous aussi, bien sûr, de le former à s’émanciper de ce que nous lui avons transmis en lui permettant d’en comprendre le sens et d’exercer progressivement son jugement.

Mais si une telle autorité éducative ne peut guère être contestée, elle ne peut nullement s’exercer de la même manière sur les adultes. L’adulte, en tant qu’il est reconnu comme citoyen, doit participer de la décision sur son propre « bien », et cela en s’inscrivant dans la délibération collective sur le « bien commun » : nul n’a la légitimité pour décider de son bien à sa place. Et quiconque prétendrait le faire serait un tyran, infantilisant les adultes pour exercer, non une autorité, mais un pouvoir absolu. C’est ainsi que les dictatures prennent les adultes pour des enfants, organisent et contrôlent leur régression infantile – par la peur, la démagogie ou la manipulation – afin d’asseoir leur domination. C’est pourquoi, comme le dit Hannah Arendt, on n’a pas le droit d’ « éduquer les adultes »… certes, les adultes se forment et continuent d’apprendre tout au long de leur vie, mais ils décident eux-mêmes de leurs apprentissages, comme ils décident collectivement du sort de la Cité.

Craignons donc, plus que tout, la « demande d’autorité » qui émerge massivement aujourd’hui. Méfions-nous qu’elle ne soit pas synonyme de démission démocratique et d’appel à un quelconque grand timonier qui nous exonèrerait de prendre nos responsabilités, en nous offrant généreusement sa protection et le sentiment – que nous prenons parfois pour de la liberté – de pouvoir nous agiter dans notre bocal.

Il n’y a pas de crise de l’autorité aujourd’hui

Cela dit, regardons bien ce qui se passe sous nos yeux et demandons-nous si l’autorité – sous des formes plus ou moins tyranniques – a reculé. Certes, l’autorité du pater familias s’est érodée (quoique… il faudrait y regarder de plus près !), l’autorité de l’enseignant est plus difficile à exercer (même si certains d’entre eux continuent à n’avoir aucun problème dans ce domaine, y compris avec les publics les plus « difficiles »), l’autorité de la police et de la justice est moins reconnue (bien que nous n’hésitions pas à faire appel à elle de plus en plus souvent !)… Mais, en réalité, le recul – réel ou fantasmé – de l’autorité cache plutôt un changement des détenteurs de cette dernière. Une société où la sortie d’un jeu vidéo met autant de gens dans la rue (non pour manifester, mais pour faire la queue et acheter ce jeu dans les boutiques spécialisées), une société où les enfants et les adolescents s’assujettissent à une publicité aujourd’hui plus liberticide que toutes les règles du monde, une société où de jeunes adultes s’enrôlent, en sacrifiant tout, au service de causes mortifères, une société où quelques vedettes du show-biz dictent à des millions de leurs concitoyens ce qu’ils doivent penser… est une société où l’autorité s’exerce sur chacune et chacun de manière sans doute plus sournoise, mais tout aussi forte que dans les sociétés autoritaires traditionnelles.

La question devient donc : pourquoi des enfants, des adolescents et des adultes délaissent ou contestent les formes instituées de l’autorité et s’aliènent à des formes infiniment plus dangereuses que celles-ci ? Question incontournable si nous voulons comprendre quoi que ce soit à ce qui se passe aujourd’hui. Question à laquelle je ne vois qu’une réponse plausible : parce que ces nouvelles formes d’autorité apparaissent plus crédibles et porteuses, tout à la fois, de plus de sécurité et de satisfactions que les autorités qui se prétendent légitimes. La crise des autorités traditionnelles est donc, en réalité, une crise de la promesse. Parce que nous n’avons rien à promettre, parce que nous ne sommes plus capables de montrer que les sacrifices d’aujourd’hui préparent les satisfactions de demain, nous pouvons nous époumoner à crier « Travaille et tu réussiras ! »… nous crions dans le désert ! Ou, plus exactement, nous ne pouvons plus être entendus par ceux qui préfèrent céder – et, dans ces conditions, on peut les comprendre – à la fascination des joueurs de flûte de tous bois.

Il y a une vraie crise de la parole tenue

Tous les parents et les éducateurs lucides vous le diront : il vaut mieux être minimaliste et obstiné plutôt que maximaliste et velléitaire ! Exiger peu, mais le tenir, plutôt que prendre des « décisions de jour de l’an » et reculer en rase campagne dès le lendemain.

Ainsi, quoique l’autorité éducative et l’autorité politique soient de natures radicalement différentes, leur crédibilité – essentielle – se joue, dans les deux cas, sur leur capacité à tenir parole. Or, c’est peu dire que nous sommes en situation de débâcle complète dans ce domaine. Partout, du plus haut sommet de l’État jusqu’à la cour de récréation, de la loi votée dont les décrets d’application ne sortent jamais aux promesses publicitaires les plus mensongères jamais sanctionnées, des décisions des administrations qui s’engagent à « respecter les usagers » à celles des parents qui décident, à la vue d’un mauvais bulletin de notes, de passer deux heures tous les soirs à travailler avec leurs enfants… partout, on promet et l’on ne tient pas ! On en rabat très vite sur nos ambitions, au nom d’un réalisme de bon aloi et « parce qu’après tout, on n’est pas des saints ! »

Mais a-t-on bien mesuré les ravages de ces comportements dans une société privée, par ailleurs, de toute « espérance théologique » liée aux traditionnels grands récits religieux ou politiques ? Voit-on qu’au moment où nous aurions besoin de la perspective fédératrice, d’un « bien commun » assumé collectivement, nous n’avons à offrir que des décideurs qui pataugent dans l’empirie, avancent, reculent, se contredisent au gré des circonstances ? Comment exiger que les personnes tiennent parole dès lors que les institutions donnent un si mauvais exemple ? Comment empêcher que nos élèves ou nos concitoyens succombent à des phénomènes d’emprise particulièrement dangereux quand ceux et celles qui demandent à être obéis, au nom de « l’autorité légitime » qu’ils exercent, se sont ou ont été largement décrédibilisés ?

Entre laxisme et autoritarisme, il ne faut pas choisir

On sait que beaucoup de celles et ceux qui réclament aujourd’hui le « retour de l’autorité » dans tous les domaines, dénoncent, pêle-mêle, Mai 68 et Françoise Dolto, les bobos libertaires et les pédagogues démissionnaires, le lâche abandon de toute exigence de la part des institutions, la paresse complice de tous les éducateurs et de toutes les autorités qui n’osent plus – c’est bien connu ! – « dire non » à quiconque. Ainsi voit-on fleurir une multitude d’ouvrages qui nous exhortent à « oser l’obéissance » et à « imposer notre autorité ».

Peu importe que, dans la réalité, les signes de « l’autorité autoritariste » n’aient jamais été aussi nombreux : conseils de discipline, violences familiales sur enfants, sanctions arbitraires, exclusions de toutes sortes, etc. Pour les tenants de la « tradition », il faut savoir dire : « Non, ça suffit ! Maintenant, c’est comme ça ! Un point c’est tout ! Silence dans les rangs !»

Peu importe aussi que toute une tradition philosophique et pédagogique ait déjà, sur cette question, posé des jalons essentiels, fondateurs de toute véritable autorité. On l’ignore systématiquement pour cultiver la pensée magique qui flatte l’infantile, en nous et chez nos enfants… Pourtant, ce n’est pas si compliqué : l’autorité, celle qui « autorise » et fait grandir, ne consiste ni à dire systématiquement « oui », ni à dire systématiquement « non », mais à répéter inlassablement : « Non, pas tout de suite… Mais oui, peut-être ! Prenons le temps d’y réfléchir, de nourrir notre réflexion par l’échange et la culture pour pouvoir décider plus lucidement et librement ». Là est la condition de toute éducation et de toute démocratie, car là est la condition de l’émergence de la pensée.

Et, dans un monde où tout va de plus en plus vite, où nos multiples prothèses technologiques nous invitent à répondre dans l’instant et à céder à l’injonction du « tout-tout de suite », face à une accélération sans précédent de notre rythme quotidien et à l’injonction permanente d’un système publicitaire qui promeut le caprice mondialisé, il nous faut sortir, effectivement, de l’oscillation infernale entre le « Oui, je cède sur tout… » et le « Non, j’interdis tout… », entre le laxisme « pour avoir la paix » et l’autoritarisme pour avoir bonne conscience, entre l’exaltation du caprice et l’incitation à la dissimulation ou à la fraude. Question d’éducation à la démocratie mais aussi question de fonctionnement de notre démocratie…

De quelques confusions fâcheuses…

On vient de le voir : l’autorité, c’est ce qui aide à grandir, ce qui ouvre des horizons et permet à l’humain de « s’augmenter ». Or, quelle surprise de voir tant de propos qui confondent l’exercice de l’autorité avec le pouvoir de sanctionner ? Ainsi, un ancien président de la République ne vient-il pas de proposer, afin de rétablir « l’autorité de l’État », de supprimer les aménagements de peine pour toute détention de plus de six mois ! Quelle étrange conception de l’autorité de l’État ! Voilà donc que l’on va devoir inscrire sur le fronton des prisons la maxime que Dante inscrivait sur la porte de l’enfer : « Oh toi qui entre ici, abandonne toute espérance ! » Et pourquoi cette « autorité de l’État » ne pourrait pas s’exprimer par un travail sérieux pour permettre aux prisonniers d’élaborer, plus et mieux qu’aujourd’hui, des projets de sortie permettant précisément d’aménager leur peine et donc, tout à la fois, de les former et de les réinsérer ?

Et, symétriquement, n’a-t-on pas entendu récemment des journalistes et des politiques nous expliquer que le Premier ministre, en utilisant le 49-3 avait « fait preuve d’autorité ». Non, le Premier ministre fait preuve d’autorité quand il convainc les parlementaires… et il exerce son pouvoir – signe de la défaillance de son autorité – quand il utilise le 49-3 ! Le choix des mots n’a rien, ici, d’innocent.

Les tenants de la pédagogie institutionnelle insistent très justement sur le fait que, dans un vrai collectif, on n’exerce toujours son autorité qu’ « en tant que… » : parce qu’on assume une responsabilité au service de tous, en fonction d’une compétence que l’on a acquise et qui nous donne la légitimité de décider… et cela tant que le collectif nous maintient sa confiance et considère que nous servons le « bien commun ».

Autant dire qu’il n’y a pas d’ « autorité de nature » mais seulement des « autorités de fonction », régulées dans des collectifs qui, en éducation, sont sous la responsabilité d’un adulte, au sein d’une « institution éducative », et, dans la vie publique, sous le contrôle démocratique des citoyens, au sein d’un État de droit. Autant dire que la légitimité d’une autorité est intrinsèquement liée à la responsabilité confiée à celui qui l’exerce momentanément… Et qu’il nous faut nous défaire des relents théocratiques et monarchistes qui empoisonnent aujourd’hui notre vie publique !

Qu’on me permette de terminer ces modestes réflexions, fort partielles au demeurant, en insistant sur ce point : la France s’est-elle réellement débarrassée de toute vision « sacramentelle » et « royaliste » de l’autorité ? Ne voit-on pas, ici ou là, des êtres à qui l’on a « imposé les mains » à la fin de leur jeunesse et qui peuvent ensuite, sans guère d’exigence de formation, exercer une autorité que nul n’a le droit de remettre en question ? Ne voit-on pas, enfin, les attributs du pouvoir monarchiste fasciner encore nos politiques, au point qu’ils en deviennent souvent totalement addicts et finissent par croire que « le pouvoir est à eux » ? Décidément, en ces temps de réflexion sur la République et la laïcité, on pourrait, peut-être, s’interroger sur nos étranges comportements…

Philippe Meirieu

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