PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

Les classes sociales, enterrées trop vite, continuent de structurer la société française. Refuser de le voir conduit au ras-le-bol social et au vote extrême. L’analyse de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Après le ras-le-bol fiscal, place au ras-le-bol social des classes laborieuses. Les élections régionales ont été le théâtre de l’expression d’une exaspération des milieux populaires. Hausse de la pauvreté, inégalités scolaires, sur-chômage des ouvriers non qualifiés, inégalités d’accès aux soins, etc. A peine leur enterrement terminé, les classes sociales ressuscitent dans le débat public. Sous des appellations parfois différentes, « milieux », « couches » ou « catégories » sociales (voir notre encadré sur la vaine bataille des mots), un ensemble de données montre le poids de l’origine sociale (lire notre article Portrait social des classes). Faute de prendre en compte cette situation, l’action publique attise les tensions.

On les avait oubliées ces classes sociales. A l’ère de l’individualisation, les « classes sociales », sont un concept dépassé. Nous sommes entrés, depuis un petit moment déjà, dans un « nouvel âge des inégalités » [1] de la société moderne, libérée de ses attaches sociales. Sexe, territoire, âge, couleur de peau : voici les inégalités qui comptent aujourd’hui. Haro sur celui qui cherche les causes sociales de nos difficultés, accusé de « sociologisme » [2]. Sociologue : celui qui donne des excuses aux terroristes, aux immigrés délinquants, à la racaille des cités [3] . Ce qui préoccupe les intellectuels médiatiques, c’est l’ « insécurité culturelle » [4] . La peur supposée des blancs des catégories populaires devant l’invasion d’immigrés, qui tenteraient d’imposer leur culture. Le temps du « grand remplacement » serait venu.

Les classes changent

Beaucoup de raisons expliquent cette mise sur la touche de l’analyse de la structure sociale [5]. Le paysage des professions a évolué par le biais des évolutions de l’emploi, qu’il s’agisse des transformations des secteurs économiques ou des modes de production. Depuis le début des années 1980, la part des ouvriers a décliné de 32 à 22 % et celle des employés a progressé de 26 à 29 %, selon l’Insee. Dans le même temps, la part des professions intermédiaires et celle des cadres supérieurs s’est nettement accrue (respectivement + 4 points et + 9 points sur la période), traduisant une qualification croissante des postes de travail : ni moyennisation, ni disparition des classes moyennes, mais un vrai changement.

La main d’œuvre exécutante s’est enrichie. Elle a en grande partie accédé à la consommation, aux nouvelles technologies : 83 % des ouvriers sont connectés à Internet (données Crédoc 2015). Elle s’est aussi féminisée : près de la moitié des emplois sont occupés par des femmes. Les organisations qui représentaient cette classe ouvrière traditionnelle, le Parti communiste et les syndicats, ont vu fondre leurs bataillons. 8 % des salariés adhèrent désormais à un syndicat, à peine 5 % dans le seul secteur privé. Dans les PME, les syndicats ont quasiment disparu. Faute d’unité et de représentants, on a considéré que les exécutants n’existaient plus.

Il fallait être aveugle pour ne pas voir que ceux-ci ne faisaient que changer de visage, comme continuaient d’ailleurs à le montrer quelques rares ouvrages [6]. Une grande partie des exécutants de l’industrie ont été remplacés par des postes qui ne le sont pas moins dans le secteur des services, plus souvent occupés par des femmes ou des jeunes non qualifiés. Des hypermarchés aux centres d’appels, en passant par le nettoyage ou les assistantes maternelles, une main d’œuvre peu qualifiée est au service du reste de la société. Si les classes sociales sont périmées, comment expliquer que 15 % des enfants d’ouvriers non qualifiés figurent parmi les plus faibles au CP, contre cinq fois moins d’enfants de cadres ? (lire notre article Pourquoi les enfants d’ouvriers réussissent moins bien à l’école que ceux des cadres ?). Ces enfants sont-ils moins travailleurs ou moins intelligents ? Comment comprendre qu’en grande section de maternelle, les enfants des premiers ont trois fois plus souvent des dents cariées ?

D’autres facteurs ont joué. Le mot « classe » fait référence à une analyse marxiste datée, clivant la société à partir de la seule propriété des moyens de production. Au-delà dans un monde à 90 % salarié, ce critère ne permet plus de comprendre les transformations sociales et les processus de domination. Au nom des classes, on a longtemps négligé les autres critères structurants des inégalités que sont le genre, le territoire, l’âge ou la couleur de la peau, qui occupent aujourd’hui le terrain. Un ouvrier, c’était un ouvrier, peu importe qu’il soit noir, jeune, homosexuel(le) ou ouvrière. Comme l’explique Janine Mossuz-Lavau dans un ouvrage récent : « lutte des classes, pauvres et riches, ouvriers et patrons, ont fait les beaux jours de ceux et celles qui analysaient notre société (…) reléguant plus bas celles résultant d’autres caractéristiques » [7]. On en connaît aujourd’hui le retour de bâton.

Classe, groupe ou milieu ? La vaine bataille des mots

Catégories sociales, catégories socioprofessionnelles, groupes sociaux, milieux sociaux, classes sociales, etc., autant d’expressions qui disent au fond à peu près la même chose dans le débat public. Les catégories socioprofessionnelles sont l’appellation « contrôlée » de l’Insee. Les autres sont employées de façon plus ou moins précise pour désigner une catégorie socioprofessionnelle ou un ensemble homogène. L’expression « classe sociale » fait référence à l’analyse faite par le philosophe allemand Karl Marx qui définissait les classes en fonction de la propriété des moyens de production.

Les sciences sociales ont contribué à cette « éclipse », pour employer le terme du sociologue Stéphane Beaud [8]. Avec le déclin du communisme, le concept de « classe sociale » n’était plus vendeur [9]. Pour vendre du neuf, il fallait inventer de nouvelles pratiques, de « nouvelles inégalités ». Dans le déclin des institutions traditionnelles, dès les années 1980, on a annoncé (de façon exotique) le temps des « tribus » [10], communautés façonnées par les « goûts ». De façon plus sérieuse, une partie des sociologues décrivant les transformations des années 1970 et 1980 ont cru à la « moyennisation » de la société et à la fin des conflits de classe. Aveuglés par l’essor des services et l’élévation des niveaux de vie, ils ont prédit l’avènement d’une « vaste constellation moyenne » [11]. Le courant dit de « l’individualisme méthodologique » défendu par Raymond Boudon, a fait florès en expliquant que pour comprendre la société, il ne servait à rien de faire de la sociologie, mais qu’il fallait appliquer le raisonnement économique au citoyen rationnel.

Cela n’a rien d’étonnant : à partir des années 1980, la théorie économique dite néoclassique [12] triomphe face au modèle keynésien dominant alors. Les politiques économiques de relance nationales se brisent sur l’internationalisation des échanges. Plus étonnant, l’écho donné à ces thèses au sein même de la communauté sociologique. Sans doute en partie en réaction à l’application dogmatique de l’analyse d’inspiration marxiste et des thèses du sociologue Pierre Bourdieu [13], expliquant difficilement les changements sociaux en cours depuis les années 1970. Pour partie aussi, comme l’analyse Stéphane Beaud, la sociologie s’est hyper spécialisée et technicisée avec des moyens statistiques de plus en plus développés. Enfin, une partie de l’analyse de la société contemporaine s’est médiatiquement déplacée loin des terrains de l’expertise des données sociologiques, à travers les enquêtes journalistiques de terrain et surtout l’utilisation forcenée de sondages sensés représenter les valeurs de l’ « opinion ». Les nouveaux lieux de pensée que sont les « think-tank » dissèquent ce type d’enquêtes médiatiquement porteuses, bien plus qu’elles analysent l’évolution des catégories socioprofessionnelles [14].

L’évolution du personnel politique – militants et élus – a aussi joué. Le nombre d’adhérents des partis a fortement décliné à partir des années 1980. Ils sont quasiment exclusivement composés de militants issus des catégories les plus favorisées (le plus souvent du secteur public), toujours plus nombreuses lorsque l’on s’élève dans la hiérarchie des fonctions. Ces partis de notables défendent les préoccupations de leurs militants [15]. La plupart des élus et des membres de l’exécutif de la nation ont une vision lointaine de la société et des rapports de classe, s’intéressent peu aux catégories populaires. Les élus locaux n’ont qu’un rôle marginal dans la formulation des programmes et l’élaboration des politiques.

D’un point de vue idéologique, l’expérience des dictatures menées au nom de prolétariat et de la lutte des classes, devenues des dictatures tout court en un clin d’œil, a servi de repoussoir. La thématique n’est pourtant pas absente des discours, comme celui de Jacques Chirac en 1995 autour de la fracture sociale, de François Hollande en 2012 avec les inégalités ou en janvier dernier avec « l’apartheid social » dénoncé par Manuel Valls. Des discours et des programmes qui s’éteignent rapidement avec l’exercice du pouvoir. Face à ce qui a tout d’une tromperie sur la marchandise, il est logique que les milieux populaires boudent les urnes ou expriment un fort mécontentement, comme l’ont analysé récemment Thomas Amadieu et Nicolas Framont [16].

« Classes moyennes » : un concept à géométrie variable

Les « classes moyennes » sont une catégorie sociologique sans définition claire. Quand on raisonne en catégorie sociale, on y regroupe l’ensemble des « cadres moyens » (en fait « professions intermédiaires »). On peut y ajouter une partie variable et indéfinissable des cadres supérieurs, des indépendants, des agriculteurs, des employés et des ouvriers (lire Classes aisées, moyennes et populaires : combien sont-elles ?, Centre d’observation de la société). Quand on raisonne en niveau de vie, chacun peut découper à sa façon. L’Observatoire des inégalités reprend à son compte la définition proposée par le Crédoc, considérant comme « moyennes », les catégories comprises entre les 40 % les plus pauvres et les 20 % les plus riches.

Ces couches sociales sont loin d’être mal loties, elles ne sont ni « étranglées », ni en « voie de disparition ». Elles vivent dans des conditions matérielles bien supérieures – notamment en termes de logement – que les catégories populaires. Leur malaise provient d’un double effet. D’un côté, elles bénéficient beaucoup moins des aides sous conditions de ressources que les moins favorisés ; de l’autre, elles ne profitent pas vraiment non plus des politiques de réduction d’impôts qui profitent aux plus aisés. Une part importante des couches moyennes d’aujourd’hui est issue des catégories populaires, du monde ouvrier et agricole notamment. Les parents des classes moyennes observent les difficultés de leurs enfants en matière d’insertion professionnelle, qui peinent justement à poursuivre ce phénomène d’ascension sociale, voire à atteindre leur propre niveau.

Louis Maurin

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