PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

En juillet 2016, les Zones d’Education Prioritaires en France compteront 35 ans… L’occasion de faire un bilan sur les différentes politiques d’éducation prioritaire mises en œuvre par les différents gouvernements depuis. Qui peut mieux le faire que Jean-Yves Rochex, professeur en Sciences de l’Education (ESCOL-Paris 8) qui suit cette question depuis des années ?  Pour ce faire, il s’appuie sur une recherche comparative européenne mais centre néanmoins son propos sur le cas français. Pour lui, ces politiques d’éducation prioritaire ont connu des alternances entre soutien politique et mises en sommeil. Il dégage trois « âges » ou trois modèles des politiques d’éducation prioritaire en France et en Europe. 35 ans après, il est possible de tirer des conclusions sur ce qui a fonctionné ou moins bien fonctionné et de se poser la question de ces politiques au sein de la Refondation de l’école : quelles perspectives pour les politiques d’éducation prioritaire ?

Trois « âges » de Politique d’Education Prioritaire en France depuis 35 ans

D’emblée, il est possible de définir les politiques d’éducation prioritaire comme une politique ciblée spécifique, qui serait là « pour donner plus à ceux qui ont moins », selon la formule consacrée : elles visent en effet à agir sur un désavantage scolaire à travers des dispositifs ou des programmes d’action, ciblés sur des catégories sociales définies au préalable. La France, comme l’Europe, a connu trois modèles différents de politique d’éducation prioritaire, faits à la fois de continuité pédagogique et de continuité réglementaire, même si les objectifs ou les conceptions ont pu varier selon les périodes. L’origine en est une politique compensatoire de lutte contre la pauvreté aux Etats-Unis dans les années 60. Les trois modèles définis ne s’opposent pas forcément les uns aux autres, ils se superposent plutôt, s’empilent les uns sur les autres, s’additionnent, se complètent.

Le premier âge

En France, ces politiques naissent en 1981, la première circulaire sur ce sujet datant précisément du 1er juillet 1981 et fixant comme objectif à cette politique de contribuer à corriger l’inégalité sociale, en apportant de la « démocratisation » (aujourd’hui, il est à noter que ce terme a presque disparu des textes !).

Dès le départ, ces politiques oscillent entre compensation et transformation. Mais l’Etat avoue clairement qu’il ne sait pas comment faire et demande aux équipes locales d’élaborer des projets, sous prétexte que ce sont elles qui sont confrontées à ces difficultés et elles qui connaissent le mieux le public auquel elles sont confrontées, on trouve à cette époque, dans les textes, les premières occurrences de la politique de projets (projet d’école par exemple).

Puis, depuis 35 ans, ces politiques ont connu des alternances de mises en sommeil, de relances,… La première relance date de 1989-1990, la seconde a eu lieu en 1997-1998 et la troisième a été initiée en 2005. On pourrait presque parler d’une quatrième relance avec la Refondation. Chaque relance a été une extension de la carte de l’éducation prioritaire et de l’augmentation des élèves concernés (aujourd’hui, il y a de 20 à 25% de ZEP pour 22-23% d’écoliers et de collégiens concernés).

Beaucoup d’analystes considèrent que ces chiffres sont démesurés, dont Jean-Yves Rochex : on a en effet tourné le dos à l’idée initiale, qui était d’avoir une politique dérogatoire ne visant pas uniquement les territoires et les établissements où se concentraient des difficultés mais aussi ceux où l’idée même d’école unique était problématique, en couplant à la fois un principe de ciblage et de distribution des moyens. Par ce couplage et cette extension du paysage de l’éducation prioritaire, les politiques éducatives ont réduit la question au seul « dispositif ZEP ». On s’est complètement affranchi de la question de la démocratisation du système éducatif en disant : « on a des ZEP pour ça ! » Le modèle compensatoire des politiques d’éducation prioritaire, qui consiste à « donner plus à ceux qui ont moins » connaît dès lors ses limites : comment caractériser ce plus et ce moins ? La fin du premier âge amène l’idée d’achèvement de l’école et du collège unique mais on se rend compte que ça ne suffit pas à répondre aux problématiques de démocratisation qu’on cherchait à résoudre initialement.

On remet en question la cohérence des trois modèles de ciblage : ciblage des catégories de population (milieux populaire, minorités ethniques et linguistiques), ciblage des territoires et ciblage des établissements (territoires et établissements dans lesquels ces populations sont les plus présentes). Les écoles et les établissements deviennent à la fois le vecteur qui permet d’atteindre ces populations et le lever d’action pour définir et donner ce plus pour ces élèves qui aurait le moins. Dès 1960, cela a donné lieu à de grands débats et de nombreuses controverses entre approches compensatrices et approches transformatrices, soulevées par ce modèle, le risque étant de ne voir les élèves de ces secteurs que comme des déficitaires (à ce propos, on a parlé d’une « politique de laboratoire »).

Le second âge

Des tensions entre visée compensatrice et visée transformatrice demeurent. La visée de compensation et de lutte contre les inégalités s’efface devant celle de la lutte contre l’exclusion. Il s’agit de garantir un minimum de clés de compétences aux grands « vaincus » de la compétition scolaire, clés de compétences nécessaires à une vie réussie dans une société harmonieuse (permettant de supprimer les risques d’exclusion sociale) : on voit poindre ici la thématique du socle commun des compétences. Les objectifs culturels s’effacent alors complètement derrière les objectifs et les dispositifs de lutte contre le décrochage scolaire, l’exclusion, le chômage, la violence, la petite délinquance…

Ces dispositifs se proposent de traiter plutôt en amont un certain nombre de processus à la violence en milieu scolaire  et de réfléchir sur les processus sociaux qui créent du ressentiment et de la violence au sein de l’école. On autonomie voire on naturalise alors les problèmes sociaux. Des méta-catégories voient le jour alors : on fait référence à des populations voire à des individus supposés porteurs de risques pour eux ou pour le système ; on s’appuie sur une idée plus pacificatrice que démocratisante : il devient primordial de dépister les élèves à risque, méta-catégorie qui facilite l’effacement au territoire vers une référence à des individus caractérisée de manière épidémiologique. Cela entérine le passage au troisième âge des politiques d’éducation prioritaire.

Le troisième âge

C’est le moment où on assiste à un recul du mode de ciblage territorial et de la cohérence entre les trois modes de ciblage : il y a multiplication et fragmentation, tout à la fois des programmes et des dispositifs mis en œuvre et des catégories de population (et des types de problèmes) visées. On voit apparaître dans ce paysage de politiques ciblées prioritaires une catégorie de « gifted and talented pupils » (élèves intellectuellement précoces).

Une seconde méta-catégorie naît au sein des politiques d’éducation prioritaire, sur les caractéristiques d’élèves, et avec, notamment la notion d’« élèves à besoins particuliers ». Ce qui se joue ici, c’est une reconsidération de ce type de politiques, ne visant plus à lutter contre les inégalités scolaires. Un nouvel objectif apparaît : un objectif de maximisation des chances de réussite du potentiel de chaque élève. C’est exactement ce qui se fait avec la convention ZEP/Sciences Po, qui a eu une audience symbolique importante alors que ça n’a pas du tout démocratisé le recrutement de Sciences Po, bien au contraire (le dispositif concerne trop peu d’élèves). Cela fait beaucoup réfléchir à la notion d’ « égalité des chances » : elle n’est pas ce qu’elle devrait être, à savoir une lutte contre les processus scolaires qui produisent de l’inégalité puisqu’il s’agit ici de permettre aux élèves méritants, y compris dans les milieux populaires, d’exprimer toutes leurs compétences, surtout en les extradant de leurs milieux… On renoue donc avec la méritocratie contre laquelle l’éducation prioritaire au départ s’est construite !

On peut se demander si les politiques d’éducation prioritaire aujourd’hui ne sont pas une politique « néo-libérale » : en effet, la politique des méta-catégories est très coûteuse car parler d’élèves à besoins particuliers est contraire à l’idée d’un modèle d’école démocratique ou d’école inclusive.

Cela induit deux paradoxes sur lesquels il est nécessaire de s’attarder :

– alors même que ces politiques d’éducation prioritaire s’argumentent en disant qu’il est nécessaire de modifier les modèles existants et les pratiques de ses agents pour aller vers moins d’inégalité, on sait en fait très peu de choses sur l’effectivité de ces pratiques. Les rhétoriques sont trop générales : on parle des projets lecture /écriture, des APC, des défis maths,… Ce sont des grands titres. Mais que met-on en œuvre concrètement là-dedans ? On n’en sait pas grand-chose et le Ministère ne s’est pas donné les moyens d’en savoir plus ; on dit qu’il faut changer mais on ne s’est pas intéressé à l’effectivité concrète de ces changements.

– Par ailleurs, le ciblage des populations, des établissements et des territoires touchés par ces politiques induit des critères sociaux statistiques. Mais la réflexion de type sociologique disparaît au profit dune réflexion où la logique de l’innovation prend le pas sur la logique de démocratisation. Or, innovation est loin de rimer avec démocratisation, c’est peut-être même le contraire.

Bilan de 35 années de politiques d’éducation prioritaire

Dans les ZEP, il semble très difficile de faire le bilan des politiques d’éducation prioritaire, dans la mesure où  on ne fait pas la même chose partout par exemple)… Cependant, deux critères peuvent être pris en compte :

– les carrières des élèves (doublement, classes suivies après, diplômes obtenus). Au regard de ce type de critères, on observe des choses très contrastées : les écarts entre les ZEP et les non-ZEP en termes de carrières des élèves ne se sont jusqu’à la fin des années 1900 pas réduits ; mais, s’ils ces écarts n’ont pas diminué, ils n’ont pas augmenté non plus. Le résultat peut sembler décevant mais on peut le modérer : pendant cette période, l’état des populations et des quartiers s’est dégradée d’un point de vue socio-économique alors que situation scolaire des enfants n’a pas suivi : ce n’est pas enthousiasmant mais pas au point de dire que les politiques mises en place ne servent absolument à rien.

– pour affiner le diagnostic, on prend en compte un second type d’indicateurs : l’effectivité des acquisitions des élèves, c’est-à-dire qu’on cherche à savoir ce qu’ils ont réellement appris. Pour analyser cela, on s’appuie sur des enquêtes diverses, de type PISA ou CEDRE récentes. Là, les éléments d’appréciation semblent plus inquiétants : depuis le début des années 2000, les performances des élèves les plus faibles sont réellement en régression et se dégradent : c’est un vrai problème qui amène à penser que c’est dû à une ségrégation accrue dans les quartiers. On constate aussi un divorce croissant entre indicateurs de parcours et indicateurs de performances qui laissent penser que l’amélioration du parcours des élèves (moins de doublements, accès à des classes supérieures et des diplômes) constitue en fait de « fausses réussites ».

L’amélioration des carrières ne signifie pas forcément amélioration des acquisitions des élèves malheureusement car on observe que des élèves passent à « l’ancienneté » dans la classe supérieure : ce sont des élèves qui s’appellent eux-mêmes des « élèves TGV », ceux dont l’équipe des enseignants veulent les faire passer très vite de classe en classe car on ne sait plus « quoi en faire ».

On a abandonné l’orientation précoce qui était très inégalitaire et c’est une bonne chose. Malgré tout, des imperfections du système demeurent. Comme on ne sait pas traiter la grande difficulté, alors on crée de la « fausse réussite » ou des « faux parcours ». Des élèves de troisième n’en ont parfois que le nom, malheureusement. De plus, les enseignants en ZEP n’ont plus forcément la vision de ce qui est attendu dans tel niveau et aimeraient faire des stages ailleurs pour voir si ce qu’ils font correspond encore à ce qui est attendu en classe de troisième. Cette bienveillance passe pour de la démagogie car cela a pour conséquence des phénomènes de dévoilement très violents, au lycée ou dans le supérieur, phénomènes qui ne font qu’accélérer le ressentiment vis-à-vis de l’école.

Il est également possible de s’intéresser aux dynamiques qui se mettent en place dans les ZEP. Souvent, l’Etat se désengager et il s’agit alors d’élaborer des projets localement.

On constate la mise en œuvre de phénomènes d’hypertrophie ou a contrario d’hypotrophie des contenus proposés : par exemple, on note la présence quasiment partout de projets sur la lecture/écriture ou sur la dimension des apprentissages de type artistiques et culturels, sujets qui sont les parents pauvres des politiques d’éducation prioritaire ; à l’inverse, les enseignements mathématiques et la démarche scientifique sont sous-représentés alors même que les élèves ne sont pas meilleurs dans ces domaines. A l’intérieur même des contenus de lecture et de production d’écrits, ce phénomène est également présent : il y a pléthore d’objets d’étude narratifs ou poétiques par exemple au détriment de textes descriptifs ou argumentatifs. Or, dans le secondaire, c’est là-dessus que les élèves sont attendus et échouent. Il est nécessaire de travailler sur l’ensemble de la palette, y compris en ZEP !

Ce phénomène d’hypertrophie touche également les pédagogies du projet, les apprentissages ludiques, ou proches des  conditions ou des motivations des vies des élèves, de projets se situant assez souvent en marge de l’ordinaire des classes (ex : spectacle, recueil de poèmes) sous prétexte qu’on rend les apprentissages plus mobilisateurs pour les élèves, apprentissages qui, du coup, se font parfois au détriment du travail de réflexion au sein de la classe. Cette question sous-traitée du fait de l’absence de régulation politique des projets : que reste-t-il après un « projet extraordinaire » en termes d’apprentissage ? Comment on revient à l’ordinaire de la classe ? Ce type de projets renvoie souvent de l’activité collective d’élèves ou de groupes d’élèves. Ainsi peut-on voir des réalisations collectives d’expositions où certains ont écrit les textes et d’autres ont scotché les panneaux de l’exposition !

On peut aussi s’interroger sur des logiques croissantes d’externalisation de la difficulté scolaire en marge de l’ordinaire des classes (dispositifs de soutien,  l’intérieur ou à l’extérieur de l’école) ou à l’extérieur des classes. Il convient de réfléchir et bien penser sa différenciation : en effet, on observe des logiques de restriction sur les types de travail qu’on organise pour les élèves en difficulté. Des enquêtes réalisées sur des élèves de sixième montrent qu’il y a peu d’écarts entre les élèves en ZEP et ceux qui n’y sont pas sur des tâches de bas niveau cognitif (trouver une information explicite dans un texte par exemple) ; les écarts sont plus grand s’il y a des inférences, voire si on doit déduire une information implicite.

Cela montre que pour que les élèves réussissent, essaient, ne se découragent pas, les enseignants mettent en place des logiques de surentraînement à des tâches de bas niveau intellectuels au détriment des tâches de plus haut niveau sur lesquelles ils vont être attendus dans les classes de niveau supérieur. De surcroît, si l’on analyse le pourcentage du temps scolaire pendant lesquels les élèves travaillent avec leur enseignant référent, on se rend compte que les chiffres varient de 89 à 37% du temps : pour les élèves défavorisés, il y a multiplication des intervenants et des dispositifs d’aide ! Pourtant, ces  intervenants sont parfois moins qualifiés que leur propre enseignant et souvent de statut plus précaire ! Le bilan de ces politiques d’éducation prioritaire est donc à nuancer…

Quid de la Refondation de l’école ?

Depuis 2014, il n’y a bien sûr pas assez de recul. Il semble qu’on assiste au retour à une optique compensatrice, retour au premier âge pour une part (sans tout éliminer des deux âges suivants) mais on a tout de même tiré un certain nombre d’enseignement des années passées.

La refonte de la carte reste timide. Jean-Yves Rochex préconise la nécessité de découpler les moyens et les politiques de ciblage. La Refondation propose une allocation progressive des moyens, avec par exemple pour l’année 2015-2016, la dotation de 1000 à 1500 postes environ. Pour lui, il convient de découpler ce principe d’allocations et de recentrer le dispositif ZEP sur son esprit en mettant en place un « plan Marshall » pour ne pas menacer l’unité du système public.

Les politiques d’éducation prioritaire ont également élaboré des orientations, un référentiel pour les ZEP d’orientation : c’est un document important et pertinent  qui met l’accent sur la nécessité d’aller à l’encontre des logiques qui accroissent les attendus implicites de ce qu’on attend des élèves dans les classes. Ils donnent des conseils  explicites sur comment concilier les acquis des recherches qui montrent que les élèves n’apprennent que quand ils sont en activité intellectuelle et les contenus et les savoirs qui ne sont pas toujours très clairs ? Néanmoins, le dispositif de formation prioritaire très fragile.

Ainsi, si la Refondation peut sembler aller dans une bonne direction, elle se heurte aux arbitrages budgétaires et elle coexiste avec d’autres politiques, qui confondent innovation et démocratisation et des modes de communication du Ministère qui annoncent des priorités toutes les semaines : or, si tout est prioritaire tout le temps, alors, plus rien ne l’est. Il est absolument nécessaire que la Refondation tire des enseignements des 35 années passées.

Alexandra Mazzilli

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