Les faits – Polytechnicien, biologiste, directeur de recherches à l’Inserm, François Taddéi est à la tête du Centre de recherches inter-disciplinaires, hébergé à l’Université Paris-Descartes. Membre du Haut conseil de l’Education nationale, ses recherches portent notamment sur l’innovation dans l’éducation. Bouillonnant, il ne travaille «?qu’avec des gens qui ont envie?» et rappelle que son dieu favori est Portunus, le dieu des clés et des portes.

Alors que François Hollande a annoncé l’Acte II de la refondation de l’école, François Taddei explique comment les enseignants peuvent s’adapter à un monde changeant et décrit l’une de ses initiatives pédagogiques que dix pays étrangers veulent dupliquer. Pour lui, les questions des élèves sont au moins aussi importantes que leurs réponses. Car il faut aussi leur « apprendre à apprendre ».

Quel peut-être le rôle de l’école aujourd’hui??

Si tout le monde s’accorde sur le rôle central du triptyque lire, écrire, compter, il faut reconnaître aussi que notre environnement a changé. On parle ainsi beaucoup de l’autorité perdue des maîtres. Moi, j’aime bien la définition de Michel Serres qui rappelle que du point de vue étymologique, le mot signifie « qui aide à grandir ». Si un professeur aide ses élèves à grandir, ils lui seront reconnaissants et reconnaîtront facilement son autorité. Or, les enseignants ne sont pas formés à l’idée que l’école n’a plus le monopole du savoir. Aujourd’hui, beaucoup de savoirs sont disponibles sur Internet. Si vous proposez des solutions classiques aux problèmes, cela n’a pas d’intérêt. Le rôle de transmission ne s’efface pas pour autant?: il se déplace. Face à l’abondance d’informations, l’enseignant a un rôle plus « socratique » que jamais. Il devrait maîtriser l’art de la maïeutique et faire comprendre à ses élèves comment s’effectue le passage de l’information brute, telle qu’il la trouve sur le web, à la télévision ou dans des livres, à la connaissance.

Quels autres enseignements tirez-vous de Socrate??

Je crois qu’il y a, depuis les Grecs, des invariants auxquels on peut continuer à se référer. Ce sont les « quatre C »?: communication, créativité, capacité à coopérer, critique constructive. La communication est, par exemple, un art difficile qui suppose de savoir qui on est, qui sont les autres, comment on leur parle et comment on reçoit leur message. Un minimum d’esprit critique pourrait aussi certainement aider les jeunes. J’entends dire qu’ils gobent n’importe quoi sur Internet. Mais leur a-t-on jamais appris à avoir l’esprit critique autrement que par des enseignements théoriques?? Après l’attentat contre Charlie Hebdo, il aurait été sans doute intéressant de les inviter à créer un journal ou à faire des caricatures. S’ils sont dans l’autodérision, ils accepteront mieux que d’autres les caricaturent un jour. Les professeurs sont-ils prêts à être caricaturés, prêts à être critiqués?? Lorsqu’on parle d’esprit critique, il faut que cela concerne tous les acteurs de l’enseignement. Quant à la capacité de coopérer, cela revient à apprendre à vivre ensemble. Apprendre la tolérance ferait du bien à tout le monde.

Quelle expérience éducative innovante menez-vous en ce moment??

Nous avons lancé une expérience baptisée les « Savanturiers ». Cela a démarré il y a deux ans dans une classe de Zep Eclair. Aujourd’hui, elle est menée dans 46 classes et dix pays nous ont demandé de dupliquer le modèle?: l’Académie des Sciences à New York, des gens en Chine, en Inde… Je viens d’apprendre que nous allons bénéficier d’une dotation d’un million d’euros pour étendre l’expérience au niveau national. Le but est de faire comprendre aux enfants de CM1-CM2 comment on passe d’une question à des éléments de réponse, de la curiosité à la démarche scientifique.

Comment avez-vous procédé??

Nous avons disposé un bac à fourmis au fond de la classe et mis ces enfants, de milieux très défavorisés, en position de chercheurs. L’objectif?? Qu’ils se questionnent sur les insectes et trouvent les réponses par eux-mêmes. Après avoir discuté pour savoir s’ils avaient le droit de poser des questions (on leur avait dit que la curiosité est un vilain défaut), ils ont lu des livres sur les fourmis, eux qui ne lisaient pas grand-chose (on n’y trouve pas tout), cherché sur Internet (on y trouve parfois n’importe quoi). Des myrmécologues (spécialistes des fourmis) sont venus leur parler et ils ont confronté ce qu’ils disaient aux résultats de leur expérience. Ils sont allés sur les réseaux sociaux, ils étaient très fiers d’avoir 300 followers et je peux vous dire que l’institutrice ne laissait passer aucune faute de français dans la rédaction des tweets?! Je pense que l’expérience leur a permis de développer des capacités de citoyens éclairés et j’espère qu’ils garderont ce bagage-là. Depuis, nous avons fait d’autres expériences pour faire découvrir aux élèves l’astrophysique, la sociologie, la botanique, la psychologie, les sciences cognitives. Et ça a marché?!

Le ministère de l’Education nationale est-il toujours favorable à ce type d’innovations pédagogiques??

Ce n’est jamais facile de faire des expériences innovantes. Le monde de l’Education nationale est très vertical, fonctionne avec beaucoup de contrôles. L’enseignant contrôle l’enfant, l’inspecteur contrôle l’enseignant, l’inspection générale contrôle l’inspecteur, le ministère contrôle l’inspection générale, le Parlement contrôle les ministres… Or, les pays qui ont su s’adapter au monde dans lequel nous vivons aujourd’hui et sont les mieux placés dans les classements internationaux sont ceux qui sont passés du contrôle à la confiance. Vos lecteurs comprendront, je pense, la différence entre un conseiller fiscal et un inspecteur des impôts?! En Finlande, par exemple, il n’y a plus d’inspecteurs?; les rôles structurants sont des rôles de conseil. Tout le monde progresse, tous les enfants en difficulté reçoivent immédiatement un soutien efficace, leur permettant de comprendre via d’autres méthodes, pour, ensuite, pouvoir se passer de ce soutien ponctuel. Et le tout n’est pas plus coûteux que notre système qui exclut tant de jeunes. C’est un système de prévention?: si on laisse un enfant décrocher, plus un autre, plus un autre, on arrive à 150?000 décrocheurs par an. Il faut créer des relations de confiance dans le monde de l’Education nationale. Si les enseignants n’ont pas confiance en eux, et que l’Education nationale et la société ne leur font pas confiance, alors ils auront du mal à faire confiance aux enfants.

Que faudrait-il faire d’autre pour faire « bouger » l’Education nationale??

Dans un monde qui évolue constamment, la question est de savoir comment une structure évolue pour faire face à ces changements. Les entreprises, par exemple, investissent beaucoup dans la Recherche et le Développement (R & D) et dans la formation continue. Certaines se sont même lancées dans l’« open innovation », disant que leurs salariés et leurs clients sont formidables et, qu’ensemble, ils allaient faire des choses fantastiques. Si vous demandez si ces trois choses, formation continue, R & D et open innovation existent dans l’Education nationale, la réponse est plutôt non. C’est le cas pour la formation continue qui n’est pas très développée. Il n’existe pas de chiffre officiel pour le budget de R & D pour l’Education nationale, mais c’est beaucoup moins, en proportion, que pour des ministères plus petits comme ceux de l’Agriculture, de la Santé, de la Défense. Quant à l’open innovation, qui nécessiterait de faire confiance aux acteurs qui racontent ce qui se passe bien ou mal et comment on pourrait agir ensemble pour que ça aille mieux, elle n’est pas vraiment encouragée. Alors, mettre plus d’argent dans l’Education nationale, pourquoi pas, mais pour développer ce qui permettra de mettre cette belle maison en mouvement.

Jusqu’ici, elle n’a pas beaucoup bougé…

Des choses ont changé mais moins que dans d’autres secteurs. Si Pasteur revenait et voyait la médecine aujourd’hui, il verrait davantage de différences que si Jules Ferry rentrait dans une école. Cela s’explique par une grande tradition de recherche médicale qui a beaucoup fait progresser la science dans ce domaine. Il n’y a pas, malheureusement, l’équivalent de cette recherche dans l’éducation. On peut trouver des solutions, il faut y mettre de l’énergie, créer des contacts entre les chercheurs, les enseignants innovants, le ministère. C’est ce qui manque aujourd’hui. Nous avons créé une chaire à l’Unesco pour travailler sur ce sujet, la création d’un système éducatif plus horizontal dont la légitimité viendra de la capacité de chacun de contribuer à une démarche collective.

Etes-vous optimiste pour l’avenir de l’Education nationale??

Je ne suis ni optimiste, ni pessimiste, je suis « mélioriste »?: je pense que le système n’est pas parfait, mais qu’avec de l’énergie et du temps, on peut l’améliorer si on se retrousse les manches. Il faut réfléchir à la façon dont on peut adapter notre héritage républicain à un monde qui a changé. Connaissez-vous l’histoire du colibri?? Il y a un feu dans la forêt, tous les animaux s’enfuient sauf le colibri. « Tu es fou petit colibri, lui dit un animal. Que vas-tu faire là-bas?? » « J’ai une goutte d’eau dans mon bec, ce n’est pas grand-chose, mais au moins j’aurais fait ma part », répond l’oiseau. Si nous sommes tous des colibris, que, chacun à notre niveau, nous contribuons à améliorer le système, alors, le système va s’améliorer.

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