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Depuis les attentats, la laïcité est sur toutes les lèvres. Mais d’où vient ce concept et quand la France l’a-t-elle adopté ? Dans ce deuxième volet de notre série consacrée à l’«après-Charlie», «CNRS Le journal» revient, avec le chercheur Philippe Portier, sur l’histoire de ce mot qui ne semble plus couler de source.

« Aujourd’hui, la laïcité se définit par deux grandes idées : l’autonomie du sujet et la neutralité de l’État, explique Philippe Portier, directeur du groupe Sociétés, religions, laïcités1. La première est fondée sur la liberté de conscience et d’opinion, autrement dit sur la capacité de construire son existence indépendamment de l’ordre de Dieu, la seconde sur une extériorisation de l’État vis-à-vis de toute conception religieuse du monde. »

Mais le mot ne date pas d’hier. Il faut remonter aux textes bibliques rédigés en grec pour en trouver la première trace. Le mot « laos » désignait le peuple et le distinguait des prêtres. À l’intérieur de l’Église, « laïcus », « laï », « laïque » désignera, en opposition à « clerc », toute personne qui n’est ni dans l’Église ni dans les ordres. C’est en 1871 que le mot « laïcité » apparaît : le lexicographe Émile Littré le recense dans une citation tirée du journal La Patrie. Il faut toutefois attendre 1878 pour que le concept soit véritablement forgé et introduit par le philosophe de l’éducation Ferdinand Buisson dans son Dictionnaire de la pédagogie, considéré comme la « bible » de l’école laïque.

1789 : le crime de blasphème est abandonné en France

En France, l’édit de Nantes est, en 1598, la première manifestation de la tolérance religieuse qui accorde aux protestants la liberté de culte et la plénitude des droits civils. Mais c’est au siècle des Lumières que le concept de laïcité prend forme avec Condillac, Diderot, Voltaire et Condorcet. L’homme a le pouvoir de modifier les conditions de son existence. « Aie le courage de te servir de ton propre entendement », telle est la devise des Lumières.

En 1789, avec la Révolution française et le principe d’autodétermination, apparaissent les premiers traits juridiques de la laïcité. La Déclaration des droits de l’homme précise dans son article 10 que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, (…) pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi », et institue dans son article 11 « la libre communication des pensées et des opinions… ». « C’est à ce moment que les crimes de lèse-majesté divine et de blasphème sont abandonnés et le divorce autorisé, précise Philippe Portier. En 1792, l’état civil devient une prérogative de l’État. Les principes sont posés, et la laïcité, dans le sens qu’on vient de lui donner, sera admise par tous les régimes qui se succéderont. »

Déclaration des droits de l'homme et du Citoyen.

Votée en 1789, le Déclaration des droits de l’homme précise que «nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, (…) pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi».

Dès lors, l’État laïque, indépendant de tous les clergés, se dégage de toute conception théologique. La Révolution installe une Église dite constitutionnelle, ce qui suppose que le clergé prête serment à la Constitution. Il faut attendre 1794 pour que la Convention nationale supprime le budget de l’Église constitutionnelle et précise, en 1795, que la République ne salariera aucun culte – une règle de séparation de l’Église et de l’État avant l’heure. « Avec le Concordat de 1801 se poursuit l’idée d’un État neutre qui ne se soumet pas à Dieu, précise Philippe Portier. Napoléon et son juriste Portalis délimitent les domaines respectifs de l’Église catholique et de l’État, qui perdureront jusqu’à la loi de 1905. Tout en affirmant la souveraineté de l’État, le système concordataire entend placer la religion au fondement de la morale sociale. On se souvient de la formule de Portalis : “L’État arrête le bras du voleur, la religion transforme son cœur”. »

1881 : Jules Ferry pose les bases de l’école gratuite et laïque

C’est entre 1850 et 1886 que prend corps le principe de l’école laïque et républicaine, première étape concrète avant la séparation de l’Église et de l’État. « L’éducation est prioritaire, car il s’agit de transformer les individus en citoyens rationnels, raconte Philippe Portier. Est toutefois maintenue l’idée qu’une société ne peut pas vivre sans que sa morale publique soit inspirée du religieux. » On le voit très clairement avec la loi Falloux de 1850 : elle comporte toujours dans ses programmes pour le primaire « l’instruction morale et religieuse ». Victor Hugo plaidera en vain contre cette loi à l’Assemblée nationale : « Je veux l’État chez lui et l’Église chez elle » (…) Je ne veux pas mêler le prêtre au professeur… »

Dans ce combat pour la laïcité, on retiendra aussi l’éphémère Commune de Paris en 1871, qui écrit dans son Journal officiel : « C’est surtout dans l’école qu’il est urgent d’apprendre à l’enfant que toute conception philosophique doit subir l’examen de la raison et de la science… » Dix ans plus tard, en 1881, Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique, pose devant les députés les bases de l’école gratuite et laïque, et de l’enseignement obligatoire.

Loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat sous la IIIème République

Inventaire de Cominac en Haute-Ariège, le 9 décembre 1905. Des fidèles protègent leur curé avec des ours pendant la lecture de la protestation contre l’inventaire des biens des Églises, consécutif à la loi de séparation des Églises et de l’État.

« En 1905, explique Philippe Portier, le vote de la loi de séparation de l’Église et de l’État installe le principe de séparation entre la sphère privée et la sphère publique. » Cette loi remplace le régime de Concordat de 1801 (sauf en Alsace-Moselle, alors allemande, où le Concordat est toujours en vigueur aujourd’hui). La loi précise dans son article premier que « la République assure la liberté de conscience et le libre exercice des cultes » et rajoute, dans son article 2, qu’elle « ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Les lieux de culte sont la propriété des communes – seul leur entretien est à la charge des communautés religieuses –, à l’exception des lieux de culte construits après 1905, qui sont financés par les religions et leur appartiennent.

1946 : la laïcité devient constitutionnelle

Cette laïcité, Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale du Front populaire, devra la conforter en 1936-1937 par deux circulaires sur l’interdiction des propagandes politiques et confessionnelles dans les établissements scolaires. Elle sera aussi remise en cause en 1940 avec le programme scolaire du régime de Vichy articulé autour de la nouvelle devise « Travail, Famille, Patrie », qui rétablit les devoirs envers Dieu dans les écoles. Il faudra attendre la Constitution de 1946 et la reprise de son préambule par la constitution de la Ve République en 1958 pour que la laïcité devienne constitutionnelle.

Dans le même temps, l’article 2 de la loi de 1905 connaît des vicissitudes. « L’État, notamment avec la loi Debré, décide de financer l’école privée sous contrat et la frontière entre l’Église et l’État vacille », rappelle Philippe Portier. À partir des années 1980, l’installation durable des populations musulmanes vient questionner directement la loi de 1905. Celle-ci ne prévoit pas, en effet, le financement des mosquées, inexistantes sur le territoire métropolitain au moment du vote de la loi ; la charge de leur construction incombe donc aux fidèles eux-mêmes et introduit une inégalité de fait avec les religions installées de longue date. En 1989, l’« affaire du foulard », qui voit trois jeunes filles exclues d’un collège de Creil pour avoir refusé d’ôter leur voile, soulève la problématique du port des signes religieux, une question qui ne s’était jamais posée avant et que la loi n’avait pas prévue.

2004 : le port de tout signe religieux est interdit à l’école

« Depuis lors, les sphères publique et privée tendent à nouveau à s’interpénétrer. Avec la loi de 2004 interdisant le port de tout signe religieux à l’école et celle de 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public (dite loi du voile intégral), l’État intervient dans des sphères qu’il avait laissées à “l’autonomie des sujets” et remet en cause le dispositif séparatiste de la loi de 1905 », remarque Philippe Portier. Ce sont le plus souvent les magistrats qui décident, les recours en justice se multiplient – on se souvient de l’épilogue de l’affaire de la crèche Baby-Loup, avec le licenciement d’une employée qui portait le voile, une décision finalement validée par la Cour de cassation en 2014 – et on ne compte plus le nombre de rapports sur la laïcité. Parallèlement, les créations institutionnelles se succèdent, illustrant les tergiversations de l’État sur le sujet : le Haut Conseil à l’intégration, créé en 1989 puis supprimé en 2012, est remplacé depuis 2013 par un Observatoire de la laïcité, proposé par Jacques Chirac dès 2007. De cet Observatoire naîtra la mise en place d’une Journée de la laïcité le 9 décembre.

Deux personnes portant le voile intégral.

Femmes portant le voile intégral dans les rue de Marseille en décembre 2009. Depuis 2010, le port du voile intégral dans les lieux publics est interdit en France et passible d’une amende.

Plus d’un siècle après la loi de 1905, la laïcité fait désormais l’objet d’interprétations différentes, considérées par certains comme de dangereux reculs et par d’autres comme de sages adaptations. « Le mot “laïcité” est aujourd’hui polysémique et recouvre trois grandes conceptions, explique Philippe Portier. Une conception plutôt différentialiste, tentée d’accorder des droits spécifiques à chaque communauté, et portée par le think tank Terra Nova ou des sociologues comme Michel Wieviorka. Une laïcité classique incarnée par la Fédération nationale de la libre pensée, dont le principe est de ne pas intervenir dans le champ des religions. Enfin, une laïcité contrôleuse qui a aujourd’hui le vent en poupe. » Cette dernière entend contenir la religion dans la sphère privée. Le débat est d’importance, car ce sont tout simplement les règles du vivre-ensemble de la société française qui sont en jeu.

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Sources :
– « Laïcité, laïcités, reconfigurations et nouveaux défis », de Philippe Portier, Jean Baubérot et Micheline Milot aux Editions de la maison des sciences de l’homme, Paris, 2014. La liste des autres publications de Philippe Portier est à consulter ici.
– « Dictionnaire de la laïcité », sous la direction de Martine Cerf et Marc Horwitz. Armand Colin, 2011
– « Ils ont volé la laïcité » Patrick Kessel, Jean Claude Gawsewitch. 2012

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