PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

 

 

 

Ce texte a été publié dans le livre Où vont les pédagogues?, sous la direction de Jean Rakovitch (ESF, 2015, 178 pages, 16,90 euros)), publié à la suite du colloque qui s’est tenu à l’université Lumière Lyon 2 le 10 janvier 2015 autour du parcours et des travaux de Philippe Meirieu. Ce livre rassemble 14  contributions, dont la mienne qu’avec l’aimable autorisation de l’éditeur je rends accessible ici.

Le pédagogue et la meute : Philippe Meirieu et ses inlassables détracteurs qui le poursuivent, non de leurs critiques ou de leurs démonstrations mais de leurs affabulations. Comme toutes les démagogies, celle-ci a rencontré son public et un certain succès. Cela revêt un caractère choquant pour le journaliste que je suis, attaché non à l’objectivité, qui n’existe pas, mais à l’effort d’honnêteté et d’exactitude dans la relation des faits.

Et, bien sûr, cette seule affirmation est de nature à susciter les réactions outragées de la meute. La spirale est sans fin.

En préalable, puisque nous sommes en territoire universitaire, je voudrais être bien clair sur une différence. Les universitaires, en principe, sont des savants. Ou en tout cas ils essaient de l’être. Ils produisent des savoirs structurés, organisés, prenant place dans une architecture de la connaissance. Les journalistes ne se situent pas dans ce registre. Ils collectionnent, avec une grande part d’aléatoire, des anecdotes, des situations, des interlocuteurs, des tranches de vie. Ils se débattent avec les assertions des uns et des autres. Ils assemblent tant bien que mal des éléments partiels, disjoints, hétéroclites, dans lesquels ils réussissent parfois à percevoir un sens et à le faire passer auprès de leurs lecteurs. Les deux approches ont chacune leur utilité sociale, même si c’est généralement la première, à visée scientifique, qui s’inscrit seule dans la durée. Si je tiens à poser cette différence, ce n’est pas seulement pour mendier un peu de bienveillance c’est parce que, justement, je vais commencer par une anecdote.

Oh, en soi rien de bien extraordinaire ni de traumatisant ! Mais c’est précisément son caractère non spectaculaire qui m’a frappé.

C’était il y a une douzaine d’années. Je travaillais dans une publication mensuelle, disparue depuis mais très connue des pédagogues et entretenant généralement de bonnes relations avec eux, puisqu’il s’agissait du Monde de l’éducation. Ayant déjà plusieurs années d’ancienneté dans cette rubrique, je connaissais donc un peu Philippe Meirieu, notamment pour avoir suivi en 1998 la consultation « Quels savoirs enseigner dans les lycées » dont il avait présidé le comité d’organisation. J’avais lu aussi quelques uns de ses livres. Et un jour, alors que je traitais d’un autre sujet, j’avais demandé à une jeune collègue si elle pouvait me donner « des contacts d’instits ». Comme ceux d’autres rubriques, les journalistes éducation ont besoin de renouveler leurs interlocuteurs de terrain afin de ne pas recourir tout le temps aux mêmes sources. Ces interlocuteurs, qui acceptent de parler en confiance de leur travail aident aussi à distinguer ce qui est plausible et ce qui l’est moins dans les déclarations officielles, dans celles des syndicats et même dans celles de certains de leurs collègues. Ma consœur me donne donc le téléphone d’un jeune enseignant de ses amis. Je ne sais plus comment, dans la conversation que j’ai eue avec celui-ci, le nom de Philippe Meirieu est venu.

Toujours est-il que le jeune enseignant, affable, me dit qu’il « connaît bien les idées de Meirieu, malheureusement ». Il ajoute que la principale et la plus nocive de ces idées est que les élèves doivent construire eux-mêmes leurs savoirs, si possible en se passant du professeur. Je me permets de l’interrompre : « Vous êtes sûr que c’est bien ce que défend Philippe Meirieu ? » A ce stade, je m’attends encore à ce qu’il admette au moins une part d’exagération dans son propos. C’est l’époque – on est en 2002 ou 2003 – où commence chez les journalistes et certains politiques la mode consistant à se persuader et à persuader tout le monde que d’ici à 2010 et grâce aux départs en retraite massifs, les « nouveaux enseignants » vont changer l’école, et je suis moi-même, alors, un peu contaminé par cette conception tout à fait naïve. Mais mon jeune instit n’adoucit pas son propos. Au contraire, il se cabre et me reprend sèchement. « Parfaitement. C’est ce qui résume la pensée de Meirieu. » Et, précise-t-il, il ne l’a pas seulement entendu dire. Il l’a lu ! Sous la plume de l’intéressé lui-même. C’est quand même simple et c’est moi, le journaliste superficiel, qui ne veut décidément pas comprendre : Meirieu, c’est le constructivisme, et le constructivisme, c’est l’élève qui construit son savoir lui-même ! C’est-à-dire tout seul. Sans le professeur. Tout au plus finit-il par concéder que c’est « autant que possible » sans le professeur. Mais pour lui, cela revient au même et cela résume la direction qu’on veut donner à l’enseignement : le prof n’est plus là pour transmettre un savoir, il est là pour animer, créer une bonne ambiance, encourager, accompagner psychologiquement, bref pour être une sorte de coach dans le lieu de vie que devient l’établissement scolaire. Et qui dit lieu de vie dit bien qu’il ne s’agit plus d’un lieu d’étude ! La chanson est connue, on peut lui rajouter des couplets à volonté et mon instituteur en possède déjà quelques uns par cœur.

Cette discussion-là s’est donc terminée poliment. Je ne déteste pas être bousculé dans mes certitudes, à condition que ce soit d’une façon digne d’intérêt : par un argument, par un raisonnement, par l’évocation de faits établis et que j’ignorais, ou encore par une interprétation nouvelle et différente de données existantes. Là, l’intérêt était limité une fois pris note de l’hostilité de ce jeune enseignant envers un Meirieu mythique, censé poser en principe clé à tous les niveaux de l’éducation nationale que les élèves doivent construire eux-mêmes leurs savoirs. De même, il était inutile d’argumenter sur le fait que la « vraie » approche constructiviste en pédagogie, développée par ceux qui s’en réclament, n’était pas forcément aussi ridicule et dénuée de sens qu’on a coutume de le prétendre, qu’elle était aussi un courant respectable de la recherche en éducation, qu’elle ne pouvait se résumer à une maxime simpliste et – qu’on l’approuve ou qu’on s’en méfie – qu’elle avait au moins l’avantage d’attirer l’attention sur l’incontournable phase de reformulation et d’appropriation existant chez toute personne à qui l’on tente de transmettre un savoir.

L’échange m’a néanmoins permis d’ajouter à ma typologie des anti-Meirieu un nouveau personnage : celui qui dit l’avoir lu et qui l’a peut-être vraiment lu, au sens où il a effectivement tenu dans ses mains un livre signé Meirieu, tout en réussissant à lui attribuer un contenu différent, voire inverse, de ce que son auteur a voulu dire. Evidemment, je ne pouvais pas me douter une seconde que douze ans plus tard, donc aujourd’hui en ce début 2015, on pourrait croiser, dans les « tribunes » des médias, dans les « tubes » d’Internet ou dans certains sommets internationaux sur l’éducation commandités par des monarchies pétrolières, des gens qui, eux, sans reprendre à leur compte un constructivisme radical, sans même y faire référence, proclament sans nuances que l’enseignant devenu coach doit renoncer à toute transmission verticale et se réjouissent que l’on rétrograde enfin, au nom de l’efficacité et du pragmatisme, les « savoirs traditionnels » (étrange expression) au second plan derrière les « compétences ». Des propositions auxquels Philippe Meirieu s’oppose aujourd’hui publiquement, tant elles lui semblent dangereusement simplistes. Publiquement, et néanmoins jusqu’à présent dans une relative solitude car c’est précisément ce qui distingue l’intellectuel probe du démagogue ou du pur politique : la capacité à aller à l’encontre de son intérêt objectif du moment et à mettre à l’épreuve certaines fidélités au nom de la cohérence de sa pensée.

Connaissant bien les adversaires de Meirieu, sommaires ou raffinés (il en existe aussi, minoritaires, mais mon thème du jour est la meute, bien plus nombreuse et toujours sommaire), je sais qu’à lire éventuellement ces lignes, ils ne manqueraient pas de se récrier. Comment, mais n’est-ce pas lui qui, pendant des années, a plaidé pour que l’enseignant soit plus éducateur qu’instructeur ! Educateur, donc un peu coach, entre autres. Donc, Meirieu appelle à se révolter contre Meirieu ? D’une certaine façon, oui, et c’est là justement tout le sel. Je dirais plus précisément qu’une partie des raisonnements de Meirieu met toujours en garde contre d’autres raisonnements précédents qui, faute de contrepoids, de contrepoint ou de gardes-fous, risqueraient d’amorcer ou de justifier de possibles dérives. Qui a lu de lui plus que quelques pages sait qu’il se nourrit de la contradiction et qu’il résiste rarement à développer, ne serait-ce que pour mieux les réfuter, les contre-arguments de ses propres arguments.

Pour le journaliste éducation, observateur parfois ébahi d’un univers déroutant, c’est aussi une aubaine, particulièrement formative, que cette faculté de maîtriser et de présenter à la fois les deux faces d’une même médaille, ou les deux pôles d’une nécessaire tension interne – comme en recèlent toutes les problématiques éducatives, lorsqu’elles sont énoncées de manière non dogmatique. Habituellement, dans le métier journalistique, à un interlocuteur correspond un point de vue. Avec Meirieu, on a bien sûr le point de vue qu’il défend, mais replacé à volonté dans le contexte des points de vues différents du sien, qu’ils lui soient critiques ou totalement hostiles. On a donc d’emblée les éléments du débat. Cela ne veut pas dire, évidemment, qu’il faudrait s’arrêter là et n’interroger personne d’autre, mais cela signifie que la vue panoramique ainsi offerte est appréciable.

Parce qu’elle était en rapport à la fois avec la justice et la justesse, cette anecdote du jeune instit s’est tout de suite ancrée dans ma mémoire. La justice non au sens judiciaire, mais à celui du comportement qu’il est moralement permis d’avoir vis-à-vis d’une personne et de son discours public. La différence, par exemple, entre ce qui relève du débat, fût-il sévère, et ce qui ne s’apparente qu’à du dénigrement. Et la justesse, au sens de ce qui est exact, ce qui correspond à la vérité factuelle ou au moins ce qui s’en approche le plus. Cette vérité factuelle qui n’est certes pas toute la vérité, qui peut revêtir des aspects rudimentaires, imprécis, voire un peu barbants, mais qui est la principale boussole de tout travail d’information.

Le jeune professeur des écoles anti-Meirieu (dont, douze ans plus tard, j’ignore le parcours ultérieur) ne faisait et ne fait pas directement partie de ce que j’appelle ici la meute, que ce soit celle de l’époque ou celle de maintenant. De l’une à l’autre, d’ailleurs, les contours n’ont pas beaucoup changé en une douzaine d’années. Celui-ci était juste un suiveur, n’était pas suffisamment haineux pour faire partie d’une meute. En revanche, son attitude et son affirmation tranchante traduisaient bien l’influence acquise par celle-ci. La meute avait déjà une longue traîne. Elle l’a encore.

Qui sont ses leaders ? Ils sont de toutes sortes. Des essayistes, des polémistes, des politiques, certains journalistes. Il y a les permanents, les historiques et ceux qui – on en découvre chaque année – ont la révélation et rejoignent le noyau dur. Je ne citerai pas de noms. J’y ai bien réfléchi avant. Ce n’est pas par fatigue et encore moins pour éviter les ennuis mais parce que chaque nom exigerait, dans un souci d’exactitude, d’analyser une déclinaison particulière et personnalisée de la rhétorique anti-Meirieu. Ce qui, outre la longueur infinie de l’entreprise, mettrait justement au second plan l’effet de meute, où les différences, les individualités et les contradictions internes sont « oubliées » au profit de la priorité absolue donnée à l’hostilité commune.

Il y a des scènes fondatrices à toute conviction. Je me souviendrai toujours de la hargne extraordinaire de deux intellectuels de gauche connus conviés un jour à une conférence de rédaction du Monde de l’éducation lorsqu’il y fut soudain question de Meirieu et de son souhait, alors qu’il était à l’université, de donner des cours de philosophie dans un lycée. « Mais, voyons, n’importe qui, s’exclamèrent-ils, ne peut pas donner des cours de philo ! ». N’importe qui… L’un de ces deux personnages, qui n’étaient pas n’importe qui, se prit un peu plus tard à parler avec le même mépris de la pédagogie Freinet qui « amène les enfants sur le chantier de l’autoroute » (au lieu d’apprendre à lire, écrire, compter) et menaça de quitter la salle lorsque j’osai objecter qu’un chantier d’autoroute, vu de près, était chose fort passionnante et inoubliable, et que sa visite permettait de créer, auprès des élèves, un lien sensible avec des sujets tels que la notion de territoire, l’histoire des migrations ou les voies romaines.

Bien d’autres anecdotes pourraient être citées, renvoyant à d’autres angles d’attaque, d’autres étiquettes plaquées de manière récurrente, pour ne pas dire acharnée, sur la figure et la réputation de Philippe Meirieu. Incarnation du « mal » en éducation (« Vous êtes le mal » : l’expression a bel et bien été utilisée, et pas au second degré, par un polémiste chéri des magazines de droite), il s’est vu reprocher, sans plus de fondement mais toujours avec un écho démultiplicateur savamment entretenu, une infinité de turpitudes aux immenses conséquences. Meirieu est ainsi censé incarner la négation théorique et pratique de l’inégalité de statut entre l’enseignant et l’enseigné. Meirieu est censé incarner tout à la fois la non-directivité, le laxisme éducatif, la sacralisation des désirs de l’enfant, la démagogie jeuniste, le nivellement par le bas, la destruction de la grammaire, la perte de l’orthographe, l’abandon de la chronologie en histoire et j’en passe… La meilleure synthèse de ces attributions sans limites ni scrupules a été fournie par une bande dessinée diffusée sur Internet par un groupuscule libéral. Elle présente le personnage de Meirieu démolissant une cathédrale aux commandes d’un bulldozer avant de se réjouir en disant : « L’important c’est de laisser toute la place à l’enfant, afin qu’il puisse construire la culture de demain. » Voici donc comment des gens voient et font voir celui à qui est rendu ici un hommage collectif.

Ce que certains prêtent ainsi à Meirieu, jusqu’au délire, est aussi ce qu’ils prêtent de manière indistincte aux pédagogues et à la pédagogie en général. Le cœur de la meute palpite au rythme de l’exécration compulsive de la pédagogie. Quiconque, à un titre ou un autre, éprouve le besoin de dénigrer la pédagogie se retrouve dans la quasi obligation de dénigrer d’un même élan Meirieu, qui en est à la fois le symbole, la mémoire et l’incarnation la plus connue dans le contexte français (même s’il n’est pas un inconnu sur le plan international). Ce constat reste pourtant insatisfaisant car il ne fait que renvoyer à une interrogation en amont : pourquoi existe-il des gens qui, à ce point, exècrent la pédagogie ? Pourquoi la pédagogie, cet ancien, foisonnant et passionnant courant de pensée et d’action axée sur la recherche du mieux-enseigner suscite-t-elle aujourd’hui, dans certains milieux cultivés, cette détestation ?

Et là, l’affaire se complique car, au fond, ce n’est pas tant et pas toujours la pédagogie qu’ils détestent. En effet, malgré leurs déclarations, ils n’ont pour la plupart subitement plus rien contre la pédagogie quand ils en usent eux-mêmes (lorsqu’ils sont enseignants) ou bien quand elle a le bon goût de se déployer en milieu protégé du vulgaire : dans telle ou telle prestigieuse école privée, dans un lycée international ou dans tout autre institution réputée « d’excellence ». Ce qu’ils veulent pouvoir détester sans nuances est ce qu’ils ont inventé sous le nom de « pédagogisme ». Un concept attrape-tout aux frontières tellement floues et mouvantes qu’il permet, si j’ose dire, de détester large. Tout ce qui ne va pas à l’école, y compris ce qui, en son sein, n’est que l’écho du chômage de masse, des discriminations sociales et spatiales, de la crise sans fin et de l’abolition de la notion de progrès : conséquences du pédagogisme ! Tout ce qui ne va pas en dehors de l’école et qui a quelque lien avec la jeunesse : pédagogisme ! Les voitures brûlées : pédagogisme ! L’atroce « gang des barbares » : pédagogisme ! Il suffit de lire la prose des polémistes les plus vendeurs pour savoir que je n’exagère pas. Tout « antipédago » un tant soit peu entraîné vous prouve que le « pédagogisme » et son présumé « gourou » Philippe Meirieu font partie des causes profondes du délitement social.

Pour concentrer une telle efficacité prodigieusement malfaisante, il fallait en effet que le pédagogisme ait un inspirateur et un général en chef. Celui-ci est tout trouvé, puisqu’il est visible, remuant, présent depuis longtemps dans la sphère publique, qu’il porte l’étiquette « pédagogie » et que tout le monde en a plus ou moins entendu parler. Le problème est qu’il est aussi particulièrement brillant, érudit, productif, qu’il a un rayonnement personnel, une pensée structurée, un parcours universitaire, une œuvre faite de dizaines d’ouvrages qu’il n’est au pouvoir de personne de « désécrire » et – ce qui ne manque pas de cohérence – , qu’il est également très pédagogue.

Mais à l’heure du buzz, de la communication à tous crins, du journalisme rapide et du cynisme éditorial, ces obstacles sont surmontables. Il suffit de mettre le paquet, de taper assez fort, de faire le spectacle, de n’avoir peur d’aucune outrance et l’on peut alors fusionner dans un même dénigrement la figure de Meirieu et la caricature de toute démarche pédagogique. Ainsi équipée d’un coupable universel, une partie de la classe intellectuelle peut enfin s’installer plus confortablement que jamais dans le moelleux discours de la déploration qu’elle affectionne et décliner à l’infini un « tout fout le camp » que rien ne viendra troubler, surtout pas des questions sur la qualité et la réalité de son engagement au service des idéaux humanistes. Pour cela, une des conditions impératives à remplir, de pair avec l’occultation farouche de l’histoire et de la culture pédagogiques, est la falsification de Meirieu.

Il faut s’appliquer, méthodiquement, à faire croire que sa pensée est affligeante, ridicule, invraisemblable, absurde. Il faut lui infliger une cabale permanente. Il faut littéralement inventer un autre Meirieu que le vrai et maintenir implacablement cette fiction. Quelqu’un devra un jour analyser en profondeur les ressorts de cette idéologie antipédagogiste dont la fonction me semble être de créer un bouc émissaire parfait, permettant à un certain nombre d’intellectuels et de responsables politiques de s’exonérer de toute responsabilité sur le sort de notre système éducatif puisque celui-ci est décrit comme la proie depuis des dizaines d’années d’un « pacte » de destruction dont Philippe Meirieu, quoi qu’il fasse réellement et quoi qu’il dise ou écrive est censé être le chef d’orchestre. Tel est le message dont j’ai pu, en une quinzaine d’années, suivre l’irrésistible progression depuis les pages débats des journaux jusqu’aux plus regardés des talk-shows télévisés.

Au lieu d’être une preuve parmi d’autres de son envergure et de l’intérêt de ses analyses, le statut d’expert qui, à des degrés divers, a été reconnu à Meirieu par les ministres successifs de l’éducation et les missions partielles qui lui ont été confiées sont ainsi travesties en une responsabilité générale illimitée sur l’état et la marche du système. Si l’on appliquait le même pseudo-raisonnement manipulatoire à Nicolas Hulot, lui aussi consulté officiellement par plusieurs gouvernements ces dernières années, cela reviendrait à en faire le responsable de la politique énergétique et environnementale de la France, ce qui est évidemment inepte.

A différents niveaux de l’institution éducative, et d’ailleurs beaucoup plus fréquemment parmi les enseignants du rang que dans la hiérarchie, Philippe Meirieu a son public, auprès duquel il exerce une réelle influence. Mais aussi importante et durable soit-elle, ce n’est qu’une influence, pas un pouvoir opérationnel. C’est l’influence d’une personnalité écoutée dans le champ professionnel de l’éducation. Ce n’est absolument pas négligeable. C’est bien une des composantes de « l’air du temps » et un des pôles du débat public permanent sur l’éducation. Mais pas plus que Nicolas Hulot n’est responsable du programme nucléaire ou de l’abus des sacs en plastique, Meirieu ne peut être tenu pour responsable du « programme » éducatif actuel.

Certes, au fil des années, certaines de ses idées ou propositions ont été reprises dans et par l’institution scolaire. Mais sans jamais lui en laisser la mise en œuvre ni le contrôle et sans qu’il ne lui soit jamais concédé ni proposé un rôle dirigeant d’ensemble. Les seules parties de notre système éducatif actuel qui peuvent être raisonnablement considérées aujourd’hui comme réellement en phase avec les principes développés par Philippe Meirieu sont une poignée d’établissements expérimentaux, je pense notamment à la vingtaine de structures regroupées autour de la Fédération des établissements scolaires public innovants, la Fespi, fondée il y a dix ans dans le prolongement de l’expérience du collège Clisthène à Bordeaux. J’ajoute qu’il s’agit plus, dans ce cas, d’une proximité tranquille, de fait, que d’une proximité bruyamment revendiquée, comme il conviendrait de s’y attendre si l’idée d’une relation de « gourou » à « disciples » avait le moindre sens. Se rendre dans un établissement scolaire « ordinaire » – qu’il s’agisse d’un ordinaire supportable ou, comme cela arrive, d’un ordinaire de cauchemar – et en revenir en disant « voilà ce que Philippe Meirieu a fait de l’éducation » est totalement malhonnête.

Pour un journaliste, la position consistant à défendre un personnage public appartenant à son domaine de travail n’est pas évidente. Je sais que cette intervention me sera reprochée, que la trace qui en restera me fera traiter d’hagiographe. Pour les détracteurs de Philippe Meirieu, le défendre revient en effet à s’aligner sous son autorité, à quitter l’information pour le parti-pris militant. Et même à tomber – puisqu’ils ont aussi inventé cette mythologie grotesque – dans une sorte d’adulation ou d’idolâtrie. Que répondre ? D’abord que l’identification des affirmations fausses, dont ils abusent, est au cœur de mon métier. Ensuite, faire sobrement remarquer que si, à onze ans de distance, deux journalistes du Monde, Stéphanie Le Bars avec La machine-école, paru en 2001 (Gallimard-Folio), et moi-même avec Un pédagogue dans la Cité, paru en 2012 (Desclée de Brouwer), se sont lancés dans la réalisation d’un livre d’entretiens avec Philippe Meirieu, c’est peut-être qu’il y avait matière à le faire et que l’intéressé est doublement motivant : non seulement pour ses idées mais aussi pour sa détermination à vouloir les confronter au terrain.

C’est pourquoi j’assume tranquillement ici – non sans un salut amusé et ironique à la « meute » – ma profonde estime envers une personnalité de l’éducation et une figure du débat public que j’ai eu et que j’aurai encore la chance de croiser dans le domaine de l’actualité qui m’occupe. Mon seul regret est d’ordre médiocrement narcissique : le présent texte, que j’ai eu le temps de finaliser au calme, est bien plus éloquent que mon intervention brouillonne et à demi improvisée à la tribune lors de la journée du 10 janvier 2015 à l’Université Lumière Lyon 2. Intervention dont je respecte cependant la trame. Sans oublier cette ultime remarque : si vous voulez savoir quels sont les risques réels de perversion de la pédagogie, ce n’est pas les polémistes qu’il faut lire – ils n’y connaissent rien. C’est lui, Philippe Meirieu.

Luc Cédelle

Lire la suite : http://education.blog.lemonde.fr/2015/10/26/le-pedagogue-et-la-meute/

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