PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs



À travers chacune de ses contributions, ce livre reflète avec précision, il me semble, la diversité et pourtant l’unité des enjeux qui sous-tendent la lecture et la compréhension des travaux de Carl Rogers. Ce qui à l’évidence a dû frapper en premier lieu le lecteur, c’est la multiplicité des questions posées non seulement d’une contribution à une autre, mais encore à l’intérieur d’une même contribution. Il s’agit en effet tout autant des problèmes liés au système éducatif institutionnel que de la démarche éducative en général; de la psychologie individuelle de celui mis en position d’apprendre, que de celle du groupe au sein duquel il est inséré; de la personne de l’élève, que de celle du professeur; des enjeux sociaux, tout autant que du contexte et des postulats politiques qui les conditionnent; enfin de psychologie, tout autant que d’épistémologie des sciences humaines, à travers la question de l’applicabilité d’une démarche thérapeutique individuelle à la sphère cognitive générale.

Autrement dit, quel est le lien entre ces onze contributions?

Quelle difficulté majeure tentent-elles de mettre en lumière? Quelles solutions concrètes cherchent-elles à promouvoir? On peut facilement nommer le problème général: quel sens veut-on donner aux pratiques éducatives, bref, que veut dire éduquer? Cependant, cette interrogation sur le sens de l’éducation prise de manière très générale reflue aussitôt vers d’autres questions bien plus opaques: qui est porteur de ce sens, le maître ou l’élève? Qui définit ce sens, l’institution ou les personnes qui le véhiculent? Enfin, à quelles conditions peut-on, élève ou enseignant, s’approprier l’éducation? Bref, la démarche éducative est-elle facteur d’aliénation ou de liberté?

Deux démarches sont encastrées dans ce problème général: l’une consiste à partir du vécu individuel, afin de rendre compte de la dimension aliénante de la posture éducative. Élève comme enseignant ne parviennent pas de manière automatique à être les auteurs de leurs pratiques communes. Bien au contraire, leurs vécus respectifs témoignent d’un sentiment d’impuissance, où l’éducation est subie par l’élève qui n’est qu’un "usager", subie également par le professeur dont le rôle est de celui d’un "agent" au service d’une finalité qu’il n’a pas lui-même définie et dont la réalisation lui est confisquée, au nom de directives institutionnelles, de programmes, de consignes, d’inspecteurs, etc. Bref, l’école n’est pas vécue comme un lieu de liberté – jusque-là rien de choquant -, mais on peut même douter qu’elle soit un lieu d’acheminement ou d’éducation vers la liberté, ce qui est autrement plus inquiétant. De manière évidente, les protagonistes de la démarche éducative ne sont pas au principe de leur pratique commune: ils n’en sont pas les auteurs, ils n’en sont que les agents, d’où un vécu souvent négatif de part et d’autre; d’où une dimension pathogène de l’école qui devient le lieu où les passions s’affrontent de manière stérile.

La solution rogérienne consiste à ne pas se laisser déposséder de ce vécu émotionnel au nom d’une pseudo-césure entre l’intellect – qui a traditionnellement sa place à l’école, ou tout du moins qui est censé l’avoir – et les affects: l’exclusion des affects est un facteur d’aliénation, elle participe du vécu pathologique lié à l’école. On peut se référer ici au lien évoqué plus haut entre psychologie et sciences cognitives: ce que la thérapie met en lumière, c’est que l’intellect procède d’une genèse et d’un développement qui ne sont pas eux mêmes intellectuels, mais pulsionnels. Il ne saurait y avoir de savoir sans un désir de savoir, et ce désir est éveillé ou inhibé de manière affective. Autrement dit, pour rendre la transmission du savoir possible, il faut susciter un désir,et donc restaurer la place de la pulsion dans la démarche éducative. La question qui se pose évidemment, c’est celle de l’encadrement des affects : jusqu’où doit-on leur laisser une place, n’y a-t-il pas un risque de dérive? Jusqu’où la prise en compte des personnalités de chacun est-elle favorable à la mise en place d’une pratique commune? Ne constitue-t-elle pas, au contraire, un frein, dans la mesure où chacun sera tenté de monopoliser l’espace commun, afin d’asseoir ses propres pulsions au détriment des autres?

C’est sur ce point que les postulats humanistes et optimistes de Rogers se dévoilent avec le plus d’acuité: il ne saurait y avoir de relation non aliénante sans confiance à son principe. Une éthique personnaliste, c’est donc une relation entre personnes fondée sur la confiance et non pas en un système, mais entre les personnes. Seule cette confiance pourra permettre de surmonter l’opposition traditionnelle entre le cognitif et l’affectif: la confiance sera atteinte grâce à la mise en avant de soi comme personne et non pas seulement comme usager ou agent.

Mais cette démarche centrée sur la personne renvoie elle-même à un autre enjeu, celui-ci proprement politique, qui est rappelé au chapitre trois, par Carl Rogers lui-même: faire confiance aux personnes, c’est accepter de ne pas être directif. Or à quelles conditions la non-directivité d’une pratique éducative n’équivaut-elle pas à une démission? C’est le problème classique de l’autorité, c’est-à-dire de la légitimité de la contrainte. En effet, la présence à l’école est une contrainte sociale, économique, politique. Comment faire éclore la liberté au travers de ce faisceau de relations contraintes? Rogers rappelle qu’il faut se demander avant tout quelle est la mission politique de l’école: à quelle vision de l’homme tente-t-elle de contribuer? Quel

type d’humanité vise-t-elle à forger? Deux solutions sont possibles: soit l’éducation confine au dressage, c’est-à-dire que l’on discipline progressivement la personne en provoquant l’affaissement de ses capacités d’initiatives; soit on favorise, tout en la canalisant, sa tendance à l’autonomie. Dans un cas, on promeut une vision de l’homme comme obéissant, soumis; dans l’autre, on l’institue dans sa liberté. On pourrait croire que dans nos civilisations démocratiques ce serait forcément le second choix qui serait préféré. Or Rogers fait remarquer avec pertinence qu’il y a un hiatus entre nos pratiques pédagogiques et notre culture démocratique: en démocratie, on admet qu’il y ait des contre-pouvoirs; à l’école on le vit comme une crise. Comment dès lors n’y aurait-il pas un écart grandissant entre l’école et la société? Comment pourrait-il y avoir une continuité entre la posture de l’élève et celle du citoyen? Autrement dit, l’école ne s’insérera pleinement dans la société démocratique que si elle assume sa fonction libératrice pour les personnes: comment libérer les personnes malgré elles? Comment persister dans l’illusion que le savoir pourrait être appris sans être désiré? En ce sens, c’est une vision politique de l’école qui s’affirme dans les travaux de Rogers: une vision libérale s’oppose à une vision totalisante. L’école traditionnelle cherche, au mieux, à libérer les individus malgré eux – quand il ne s’agit pas de les trier ou de leur faire intérioriser la hiérarchie sociale. L’école rogérienne rappelle que l’acheminement vers la liberté passe par le consentement des personnes, des élèves bien sûr, mais aussi du maître : car comment un simple agent, courroie de transmission de décisions plus hautes, pourrait-il communiquer le goût de la liberté? Bref, il s’agit de restaurer les personnes du maître et de l’élève dans leur autonomie. Ce serait alors la grandeur de l’école que d’instituer ce qui pourtant pourrait la destituer, c’est-à-dire la liberté des sujets cognitifs.

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