PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

"Cette fois le billet, habituellement volontairement limité à une page et demie de texte au format word, est un lourd pavé de 10 pages ! C’est exceptionnel et cela mérite une explication. Mon dernier billet « qu’est-ce que ça change ? » à propos du numérique, a connu un succès considérable sur notre site, mais il a été repris sur de nombreux autres sites, il a été diffusé par plusieurs réseaux sociaux et il a provoqué de nombreux débats, ce qui est d’ailleurs recherché. Chaque billet ne se termine-t-il pas par cette affirmation sincère : « Vous n’êtes pas obligé d’être d’accord ! ». De nombreux lecteurs m’ont demandé d’aller plus loin, d’expliciter « mes indicateurs », de donner des exemples. D’autres m’ont posé des questions.

J’ai donc commencé à répondre… et très vite la page et demie a été dépassée. Peut-être perdra-t-on des lecteurs avec un pavé indigeste ? On verra. Peut-être quelques lecteurs, ceux et celles avec lesquels au fil de l’année écoulée nous avons construit connivences, complicités, voire amitié, considèreront ce pavé comme un petit cadeau d’étrennes. Tant mieux !

Qu’ils sachent que du billet au pavé, les sujets de débats sont encore plus nombreux et que j’écrirai encore « Vous n’êtes pas obligé d’être d’accord ! »

Pierre Frackowiak"

Refonder l’école avec le numérique et la pédagogie.

Un vieil adage considérait qu’il était inutile de changer si c’était pour obtenir pire que ce que l’on avait. Il s’applique à bien des domaines de la vie, n’est-ce pas ? Pourquoi changer pour pire, voire même seulement pour un peu moins bien ? Le bon sens invite en effet à ne changer qu’avec l’espoir d’avoir ou de faire mieux.

Il est vrai que le bon sens ne s’impose pas toujours, que le mieux est l’ennemi du bien, que le pire n’est jamais sûr, que le meilleur et le pire peuvent être très subjectifs et circonstanciels, que les apparences du pire peuvent cacher le meilleur.

On observe depuis quelques années que le changement ou la réforme ne sont plus nécessairement synonymes de progrès et peuvent imposer des régressions considérables. Sans aller jusqu’à évoquer la réforme des retraites qui accrédite l’idée que passer de 60 ans à 65 ou plus est un progrès, et pour en rester au domaine de l’école, l’exemple de la réforme des programmes de 2008 est une illustration spectaculaire de l’usage du mot réforme pour une régression terrible, un bond en arrière d’au moins 80 ans.

Les TIC, frein ou accélérateur du changement ?

On reconnaît généralement qu’un changement d’outil ne suffit pas pour changer l’action et son résultat. Le passage du porte-plume au stylo, l’apparition du projecteur, du rétroprojecteur, de la radio, de la télévision[1], du photocopieur, n’ont pas changé fondamentalement les pratiques. Les outils ont même souvent plutôt servi à les conforter.

 Une observation attentive des pratiques, pas seulement des évaluations comme c’est la mode aujourd’hui, permet de faire des constats si peu contestables qu’ils devraient imposer une réflexion partagée entre observateurs et praticiens : la puissance de l’effet gadget au nom d’une prise en compte de la modernité, la facilité de contribuer au règne de l’apparence, « ça fait moderne, mais ça ne change rien ». les alibis offerts aux conservateurs, « vous voyez bien que j’évolue, j’utilise les TIC et ça marche », la possibilité électoraliste pour les élus locaux d’afficher un engagement pour une école moderne, « je suis un maire progressiste, j’ai payé un TBI par classe dès la maternelle » sans réfléchir à la réalité de la plus value apportée, l’opportunité pour les gouvernants de noyer les vrais problèmes de l’éducation dans un brouillard confortable pour eux.

Il est vrai que l’outil est plus commode et plus acceptable s’il ne contraint pas de changer et s’il apporte simplement un confort dans l’exercice du métier, quand ce n’est pas une illusion réconfortante.

Une telle réflexion est profondément dérangeante. J’en ai bien conscience. On peut la contourner en m’accusant d’être un conservateur hostile aux TIC, mais on se rendra compte rapidement que c’est tout le contraire. Certains contradicteurs, effrayés par la perspective d’un changement des missions des enseignants et des programmes/disciplines scolaires refusent le débat affirmant qu’il s’agit d’une vision libérale de l’école, mais la lecture de l’ensemble de mes écrits, livres et billets, permet de démontrer le contraire, Le conservatisme en la matière est indépendant des engagements affichés. Quand le corporatisme à courte vue s’y agrège, il devient impossible de dialoguer utilement.

Surprenant quelques auditeurs convaincus que le seul fait d’utiliser les technologies nouvelles est un progrès, je pose la question « qu’est-ce que ça change ? ». J’évoque le « saint exercice bled » réalisé sur l’ordinateur. Où est le progrès ? Qu’est-ce que ça change de le faire sur l’ordinateur plutôt que sur le cahier de brouillon ? Pour les élèves, l’attrait de la technique et de l’écran seraient-ils des facteurs de progrès ? Peut-être obtient-on une plus grande attention ? Pour l’enseignant, la possibilité de mettre les travaux des élèves en mémoire serait-elle un atout ? Les réponses à la question « est-ce que cela change quelque chose dans l’apprentissage lui-même ? » restent floues ou fuies. L’autre exemple, que j’ai vu maintes fois dans les classes équipées ou lors de visites de classes de 9 h à 10 h en salle informatique[2] est celui du calcul mental. Tous les enseignants de plus de 30 ans se souviennent du procédé La Martinière : une ardoise, un morceau de craie, le maître tape dans les mains, les élèves écrivent le résultat sans copier sur le voisin, il frappe dans les mains à nouveau, les élèves lèvent l’ardoise au dessus de leur tête, le maître constate les résultats, commente, tape dans les mains : « on efface ! »…Cette technique ancestrale est incontestablement plus rapide et plus économique que l’ordinateur. Pourquoi alors perdre du temps à utiliser l’ordinateur s’il n’apporte pas de plus-value ? Est-ce pour donner et se donner l’apparence de la modernité, de vivre avec son temps ?

Les exemples sont caricaturaux. Bien d’autres pratiques peuvent être ainsi caricaturées en sachant que toute caricature comprend au moins des bribes de vérité. Déplacer des étiquettes sur le TBI plutôt que de les relier sur un support papier ne change rien à la conception de l’apprentissage de la lecture ; Afficher des documents, cartes, diagrammes de grande qualité avec de multiples possibilités de traiter l’image, ne change rien à la conception du cours et aux compétences mises en jeu pour un apprentissage. Le maître reste au centre, explique, illustre, contrôle, réexplique aux élèves qui n’ont pas encore compris… et à ceux qui ont compris depuis longtemps, parfois même avant le cours.

Des indicateurs du changement

 

Malgré les protestations et les incompréhensions, je persiste et je signe. Je pense que la question doit être prise au sérieux si l’on veut se libérer de l’effet gadget, de la mode, de la satisfaction de l’apparence et si l’on veut progresser. Tout pédagogue doit se poser la question : en quoi le numérique, et ses immenses potentialités, permet-il de garantir le progrès des apprentissages ? Des auditeurs agacés, conditionnés par le modèle de la transmission magistrale considéré comme indiscutable, éternel et universel, me renvoient parfois la question.

Je propose de répondre avec quelques indicateurs inspirés par l’exigence, si l’on veut vraiment améliorer la réussite scolaire, de mettre l’élève au centre :

  1. L’élève a-t-il de meilleures possibilités d’exploiter ses savoirs et ses compétences acquis antérieurement même hors l’école ?
  2. L’élève peut-il davantage « produire » en amont du cours ou pendant le cours ? Travail à distinguer de l’exercice d’application toujours réalisé, par définition, après le cours.
  3. L’élève peut-il davantage s’exprimer réellement et communiquer avec ses pairs directement sans la médiation de l’enseignant, y compris hors l’école en utilisant ses réseaux ? Travail à distinguer de la réponse individuelle de l’élève à une question fermée ou inductrice du maître.
  4. L’élève peut-il accéder plus facilement aux transversalités qui donnent du sens aux savoirs scolaires cloisonnés ?
  5. L’élève peut-il garder la trace de sa démarche, de ses tâtonnements, des procédures utilisées, les exploiter, les comparer avec d’autres démarches ? Cette entrée dans les apprentissages est déterminante, elle est un indicateur majeur d’un changement.

 Ces indicateurs peuvent être utilisés à des degrés différents de la maternelle à l’université. Ils peuvent faire l’objet d’observations et d’essais en formation initiale et continue des enseignants, notamment durant les stages, permettant ainsi de s’élever au-dessus des sempiternelles copies de déroulements de séquences essentiellement centrées sur l’enseignant sans problématisation pédagogique approfondie.

Tous capables

 Il est vrai que l’utilisation de ces indicateurs peut sembler complexe. Les programmes/disciplines scolaires cloisonnés, avec les ruptures entre les classes, avec les progressions et les prérequis sans lesquels « l’aval » ne peut pas travailler et se plaint sans cesse de « l’amont », sont des freins.

Le pilotage par les résultats apparents à très court terme, le déni systématique de la pédagogie, le développement de l’autoritarisme hiérarchique, la disparition de la formation professionnelle sont des obstacles à la liberté de penser et d’expérimenter. Les efforts réalisés par les enseignants engagés, passionnés, que l’institution n’a pas encore réussi à décourager manquent d’un accompagnement d’ex-pair-expert et de mises en réseaux souples pour partager, plutôt que de recevoir des injonctions ou de faux conseils[3], pour aller plus loin ensemble, pour résoudre les problèmes, clairement formulés, ensemble. Heureusement, les mouvements pédagogiques (ICEM Freinet, GFEN, CRAP, AGEEM) peuvent encore apporter leur aide, leur soutien, leurs lieux de parole et d’échanges, malgré le mauvais traitement qu’ils ont subi ces dernières années et le peu de considération dont ils sont victimes au niveau de l’administration (suppression de postes de mis à disposition, réduction massive des subventions) alors qu’ils sont l’oxygène du système.

 Il convient de souligner aussi que tout enseignant est capable de comprendre et de mettre en œuvre des pédagogies modernes (pas seulement en apparence) inscrites dans leur temps, prenant en compte les données les plus actuelles des sciences de l’éducation. Ancien instituteur qui n’a rien oublié des difficultés du métier, ancien inspecteur ayant accompagné de très nombreux enseignants innovants, aujourd’hui en souffrance quand ils sont encore en activité, je ne tolère pas ce discours, trop fréquemment entendu à tous les niveaux de la pyramide de l’Education nationale qui évoque une incapacité des enseignants de base à comprendre les fondements théoriques des pratiques nouvelles ou attendues par les progressistes et les savants. Un inspecteur responsable syndical important, ancien instituteur qui l’a oublié, me soutenait que les enseignants, à bac +3 ou 5 étaient incapables de réaliser une évaluation des compétences. Un jeune inspecteur (en ancienneté, pas en âge), fort bien formaté malgré la suppression de la formation, tentait récemment de m’expliquer que les programmes de 2008 dont la stupidité[4] n’est plus à démontrer, sont excellents parce qu’ils sont simples, que ceux de 2002 et ceux des années 90 étaient beaucoup trop compliqués pour les enseignants ordinaires. Gloire aux auteurs inconnus des programmes de 2008 dont il contrôle le respect de manière tatillonne ! Il faut donc faire le pari que tous les enseignants sont capables s’ils travaillent dans un climat de confiance, s’ils ont une formation et un accompagnement adaptés et ouverts. « Tous capables », n’est-ce pas un slogan applicable aux élèves ? Faisons donc aussi le pari de l’intelligence pour les enseignants.

L’importance de la pédagogie

Les 5 indicateurs proposés sont fondés sur des principes pédagogiques élémentaires difficilement contestables, qui se croisent. Le plus important est lié au regard que l’on porte sur l’élève.

L’élève n’est pas une table rase, un vase vide que l’on emplit, un être qui ne sait rien tant qu’il n’a pas été à l’école. Il a des savoirs, des représentations. Il se pose des tas de questions. Il est curieux tant que l’école et son environnement n’ont pas étouffé sa curiosité. Il a du plaisir à apprendre si les apprentissages ont du sens pour lui, s’il peut les mettre en relation avec ses propres savoirs et interrogations. Ceux qui revendiquent le retour à un âge d’or qui n’a jamais existé doivent intégrer cette idée qu’un élève aujourd’hui accumule infiniment plus de savoirs et de compétences, et beaucoup plus tôt, que nous-mêmes quand nous étions enfants. Tout se conjugue pour alourdir son stock de connaissances, d’images, de questions : son entourage familial, son environnement social, ses activités extra scolaires, la télé, la pub, la rue, les autres. L’école considère encore trop souvent qu’il ne s’agit pas de savoirs, qu’il s’agit d’informations superficielles, diffuses, non structurées. Détrompons-nous ! Il suffit d’observer nos enfants et nos petits enfants pour se rendre compte de tout ce qu’ils savent sans l’avoir appris à l’école et pour mesurer à quel point le placage de savoirs ou incompris ou mécaniques sans s’intéresser à ce qu’ils savent déjà de la notion qui va être traité, est vaine. Erosion rapide, oubli des savoirs scolaires plaqués sur un vide supposé. L’apprentissage réussi est celui qui a permis de faire évoluer les représentations initiales. Certains affirment que 80% des savoirs plaqués magistralement sont très rapidement oubliés. Un petit effort d’autoscopie confirme généralement cette réalité avec une nuance, le cas particulier des enseignants dont une majorité pense que les savoirs scolaires sédimentés ont été conservés, négligeant le fait qu’ils ont été réappris en faisant cours. Que reste-t-il en réalité de tout ce que nous avons appris spécialement pour passer le bac ?

On ne peut plus mépriser, ignorer, ces savoirs acquis et ces représentations initiales, même si elles sont souvent naïves, parfois surprenantes, pour au moins deux raisons : 1° il faut essayer de les connaître pour éviter le placage des savoirs du maître sur un vide virtuel. Il est évidemment impossible de savoir ce qu’il y a dans la tête des élèves d’aujourd’hui si on ne leur donne pas la possibilité de l’exprimer. 2° c’est un facteur important d’échec scolaire d’ignorer les savoirs non scolaires[5], l’élève ressentant cette posture comme une forme de dévalorisation de son milieu, de ses parents, de lui-même. L’inégalité entre ces enfants et ceux qui sont formatés par leur milieu pour s’adapter à l’école et à ses attentes devient rapidement un fossé infranchissable.

D’abord, donner la parole

Le premier principe fondamental en rapport avec l’indicateur 1 est par conséquent, de donner du temps, avant de « faire cours » ou au début d’un programme de travail, pour l’expression et le dialogue, une sorte d’état des lieux positif (pas de mépris pour les représentations erronées ou naïves)[6]. Ce principe est valable au moins pour toute sa scolarité obligatoire, incluant la maternelle. La notion de temps reviendra souvent dans l’illustration des indicateurs, car il est évident que l’emploi du temps classique « une heure, une discipline, un grand groupe, un enseignant » est incompatible avec l’exigence de donner la parole aux élèves, pas seulement à celui qui a la réponse attendue en évacuant les autres, à ceux qui ont quelque chose à dire sur la situation proposée : ce qu’ils savent, ce qu’ils croient, ce qu’ils voudraient savoir. L’enseignant enregistre sans jugement de valeur de sa part, sans moquerie de la part des autres élèves. Le recueil du langage ou des dessins produits doit pouvoir être stocké grâce aux TIC. Il est important : il peut faire l’objet d’un travail en lui-même, il peut permettre aux élèves de voir le chemin parcouru après une série de séquences. L’apprentissage est toujours renforcé par la prise de conscience du chemin parcouru, toujours en termes de progrès, par l’élève[7].

Activités pertinentes pour l’indicateur 1

Le quoi de neuf, moment de conversation. A la condition que ce temps ne soit pas formel, que les élèves ne soient pas interrompus et corrigés, que les reformulations éventuellement nécessaires soient proposées et non assénées, que les échanges directs élève/élèves soient encouragés (le je, le tu), que le maître en garde des traces précises soit pour des exploitations ultérieures, soit pour permettre la visualisation des progrès individuels. On remarquera à cette occasion des richesses syntaxiques… bien avant les acquisitions grammaticales que certains persistent à considérer comme des préalables… pour les enfants des autres, pas pour les leurs qui parlent comme des livres avant de connaître les définitions et les règles.

La mise en situation. La préparation classique pour une séquence d’une heure est traditionnellement organisée avec le déroulement suivant : contrôle des acquis de la séance précédente ou rappel par le maître, leçon à partir d’un exemple avec explication magistrale, contrôle de la compréhension par un dialogue recherchant la paraphrase du cours, conclusion ou définition, exercices d’application, contrôle. Bien des inspecteurs considèrent encore qu’un tel cours doit s’inscrire dans l’heure et qu’il est indispensable d’aller au terme du déroulement prévu. Cette organisation est à l’évidence désuète mais elle a la vie dure. Une pédagogie centrée sur les élèves exige que cette démarche soit retournée comme on retourne une manche…La mise en situation exige aujourd’hui que les élèves puissent donner leur avis, faire le point de leurs connaissances et compétences avant de s’engager dans une recherche individuelle ou en groupe pour répondre à la question posée, résoudre le problème posé, réaliser la tâche demandée en respectant des consignes larges. Si les consignes sont fermées, nous ne sommes plus dans une démarche de construction mais dans une démarche d’exercice. Comme pour le quoi de neuf, il convient de noter l’ensemble des réactions spontanées et de les analyser… quitte à interrompre la séquence en expliquant aux élèves qu’elle sera reprise car l’enseignant a besoin de travailler sur la nouvelle donne. Il est évident que cette décision peut faire lever les bras d’un inspecteur dans le fond de la classe, au ciel du conservatisme. Généralement, l’enseignant sent bien qu’il faut surseoir mais, sous la menace, il persiste, s’épuise, reformule, induit, transpire… pour les quelques deux ou trois élèves les plus formatés, les autres ayant décroché depuis longtemps.

Le travail personnel ou en groupe préalable au cours. Je suis complètement opposé aux devoirs. J’ai écrit de nombreux textes sur cette question douloureuse pour tous. Par contre, je pense qu’il est possible de faire travailler les élèves avant un cours. Un sujet, un thème, une question, un problème ayant été annoncé, affichés, programmés, il est intéressant de demander aux élèves de produire du savoir, seuls, en réseaux de pairs, et même avec leurs parents (il est idiot de l’interdire puisque chacun sait qu’il est impossible de contrôler, que c’est une pratique courante). On fait le point sur ses savoirs ou ses questions par rapport au sujet. Les informations apportées sont mises en commun, traitées avant de lancer le cours ou le programme de séances. Les TIC peuvent probablement faciliter ce travail. C’est à expérimenter.

Objections !

La charge de travail des enseignants. Vrai problème. Cette nouvelle approche est exigeante. Elle nécessite un niveau de réflexion et d’adaptation élevé, une prise de risque importante. Il faut cependant relativiser en mesurant l’intérêt de construire en allant plutôt que de reproduire sempiternellement le même cours en prétendant l’adapter aux élèves dont le niveau baisserait inexorablement. Il faut mesurer la fatigue engendrée par l’obligation de faire un travail inutile : des « prép » dont on n’a pas besoin sauf pour la hiérarchie , des contrôles et corrections qui ne servent qu’à servir la conception élitiste persistante du système mais n’aide en rien aux apprentissages, les réponses aux enquêtes, aux évaluations qui ne servent à rien, aux progressions, répartitions, exploitations des manuels, recherches d’exemples et d’exercices, etc. Métier épuisant qui a perdu son sens. Je souligne à nouveau qu’il est impossible de faire l’école du 21ème siècle avec des outils qui datent du 19ème siècle. Les TIC peuvent être un outil considérable pour inventer de nouveaux outils. Quelques enseignants de mon ancienne circonscription s’étaient lancés dans ce travail passionnant[8] mais ont perdu l’accompagnement et la confiance nécessaires.

La gestion du temps de l’élève. Vrai problème. L’emploi du temps tel qu’il est découpé aujourd’hui ne convient en apparence qu’aux élèves formatés dociles. La nouvelle approche est impossible avec un emploi du temps classique. Je connais encore de nombreux inspecteurs qui exigent d’avoir tous les emplois du temps à la rentrée et les contrôlent. Pure folie ! Mais il faut s’adapter ou au moins faire semblant.

La contradiction avec les programmes. Vrai problème. Ils sont obsolètes. D’autant plus quand ils ont été volontairement vieillis comme ceux de 2008. Le livret de compétences est à repenser complètement, même s’il constituait un progrès, à la condition de le détacher des programmes. Il est bon de rappeler à ce propos que les stupides programmes de 2008 ont été écrits par des inconnus qui ignoraient le socle. Il a fallu tout le talent de l’inspection générale pour les raccrocher ensuite, tant bien que mal, au socle et que les évaluations nationales ignorent totalement le socle. Pour reprendre un concept cher à Philippe Meirieu : il faut donner plus d’importance aux finalités et aux objectifs généraux, il faut être très exigeant à ce niveau et beaucoup plus souple et ouvert sur les programmes. Une nouvelle conception des programmations sera nécessaire avec une place plus importante au transversal et au global. Les TIC seront indispensables pour la gestion de ce travail. Encore faut-il s’y mettre…

Les élèves qui n’ont rien à dire. Vrai problème.

Curieusement, on ne se pose guère la question avec des pratiques pédagogiques classiques. Qui parle à qui pour quoi faire ? Le nombre d’élèves qui décrochent au fil des cours, ceux qui n’accrochent pas dès le début, ceux qui s’ennuient royalement même quand ils sont été formatés et sont sages, ceux qui « bordélisent » un nombre grandissant de professeurs. On sait que le niveau d’exigence, la demande de justification sont beaucoup plus fortes pour les enseignants innovants que pour les enseignants traditionnels. L’innovation est toujours suspecte, mise en doute, l’ennui est toujours minimisé ou renvoyé dans les ténèbres du système. C’est vrai que des élèves n’ont rien à dire ou ne veulent rien dire. On sait que le fait d’entendre les autres peut les désinhiber. On sait aussi que certains ne disent rien parce que ce qu’ils voulaient dire a été dit. On sait que l’on multipliera les chances que les plus timorés s’expriment quand on trouvera les situations proches de la vie qui les intéressent. On sait que d’autres moyens d’expression peuvent être suggérés. On sait que le fait de donner authentiquement la parole, de permettre le « moi, je pense que.. » est émancipateur pour tous les élèves.

Ensuite, savoir comment on a appris…

L’illustration des indicateurs 2, 3, et 4 découle largement de l’analyse de l’indicateur 1. Il est facile de les décliner, de trouver des situations et des démarches permettant de les rencontrer et de réfléchir aux exploitations possibles des productions des élèves. Encore faut-il les avoir présents à l’esprit, ce qui n’est pas possible quand on est contraint par une « prép » qui a exigé du temps, par l’ombre effrayante d’un contrôleur, par les horaires et les programmes dans lesquels, il n’est jamais question de la pensée, de l’intelligence, comme si cela se construisait et se développait par une sorte de magie ou par un « cela va de soi ».

L’indicateur 5 nécessite une plus grande attention, des débats, des expérimentations, des recherches actions accompagnées. Il s’agit de permettre la conscientisation des démarches et procédures, le plus tôt possible, dès la maternelle, pour pouvoir en profiter le plus longtemps possible dans la perspective des apprentissages tout au long de la vie. Cette capacité nécessite un apprentissage spécifique qui passe par la verbalisation précoce, la représentation, en pensant au triptyque d’Henri Wallon : action / image / langage, avec toutes les liaisons possibles entre les trois éléments, dans le cadre présent à l’esprit de l’enseignant, de la construction de la pensée ; Il s’agit de limiter ou de relativiser l’importance du résultat pour provoquer une attention intense au comment.

Activités pertinentes pour l’indicateur 5

 

Toutes les situations ouvertes permettent de rencontrer des phases de construction de la pensée

Comment as-tu fait ?

Qu’est-ce que tu as essayé d’abord ? Et puis ? Explique aux autres

Comment as-tu réfléchi ? Ou, en pensant à une photo de Doisneau, comment « as-tu réfléchi dans ta tête » ?

Les comparaisons et les choix

Les algorithmes

Les suites logiques et les réversibilités

Les situations permettant de visualiser le tout et les parties, les constantes et les variables, les interactions

Les problématisations, les formulations d’hypothèses et les expérimentations

 

Les systèmes

 

Les stratégies

 

Enstein disait : « L’imagination est plus importante que le savoir ». Dans le même esprit, je dirais volontiers, avec nombre de mes amis pédagogues, que les actions mentales sont plus importantes que les savoirs, que les méthodes sont le facteur le plus important de la réussite scolaire du futur.

 

Les TIC doivent permettre de conserver les traces des cheminements, des étapes, des parcours, des raisonnements, des tâtonnements… Elles doivent permettre de comparer, de classer les démarches, avec les élèves, au-delà des cloisonnements formels des disciplines scolaires. Un travail d’équipe des enseignants prend alors tout son sens. Enfermés dans une vision passéiste de l’école où les TIC sont réduites à améliorer l’existant sans le remettre en cause, il est difficile de s’en échapper. Pourtant, cette révolution sera inéluctable ; Il faut la préparer, essayer, échanger, se libérer, faire le pari de l’intelligence. Il est temps…

Objections

Manque de bases. Faux problème. Ils ne peuvent pas verbaliser… ni penser s’ils n’ont pas les bases. Ils ne peuvent pas parler s’ils n’ont pas les mots, dit un linguiste qui a eu une certaine notoriété[9]. Et donc il faudrait d’abord apprendre les mots, leur définition par cœur… Cet argument simpliste est surtout destiné, au bout du compte, à reléguer les enfants de pauvres. Je n’y reviens pas.

Trop petits pour. Faux problème. La tendance à toujours considérer les enfants comme étant trop petits pour apprendre et faire est, en fait, utilisée pour les empêcher de grandir. C’est un raisonnement que l’on n’utilise jamais avec ses propres enfants. On leur parle avec un langage complexe alors qu’ils n’ont jamais fait de grammaire. On utilise des mots qu’ils ne connaissent pas encore, dont ils n’ont pas appris les définitionsOn leur pose des problèmes pour les provoquer alors qu’ils n’ont pas eu de leçons de bases…

Agir et parler en même temps ? Non, évidemment. Faux problème. Si on interrompt l’action pour faire verbaliser, on tue l’action. Il faut donc différer la verbalisation ou trouver des techniques pour les découvrir. L’observation des comportements des élèves mis en situation est essentielle, elle permet d’aider à la formulation des cheminements. Il est vrai que depuis quelques années, on n’observe plus les élèves. On ne s’intéresse qu’aux résultats sans chercher à savoir comment ils les ont obtenus.

 En arrière-plan des objections, il y a toujours une conception de l’Homme et de sa place dans la société : citoyenneté active ou règne des experts, émancipation ou servilité, élitisme ou développement de tous les possibles, fatalité des inégalités ou éducabilité pour tous… 

Changer ou refonder

Il est évident qu’il n’est plus concevable d’utiliser des outils surpuissants du numérique « pour faire de la même chose » ou pour se limiter à l’administratif, à la gestion, aux exercices d’application et de contrôle, à la communication formelle avec les familles.

 Il est évident que ce niveau d’exigence dans la réflexion pédagogique ne peut être atteint, tout le temps scolaire… et du jour au lendemain. Il faut du temps, de la confiance, un accompagnement non hiérarchique de pairs / experts (compétents, c’est-à-dire pas des petits chefs et des contrôleurs). Il faut que l’institution accepte de faire le pari de l’intelligence, ce qui est très loin d’être le cas aujourd’hui.

 Il est évident que les pratiques pédagogiques nouvelles souhaitables sont en contradiction avec les programmes actuels et avec la persistance de l’organisation et du fonctionnement du système éducatif depuis 130 ans.

 Il faut une volonté politique de changement pour construire un avenir meilleur pour tous les élèves.

 Il faut refonder l’école.

En donnant toute sa place au numérique intelligent… et à la pédagogie.


[1] Je me souviens bien que nous, les instits, revendiquions unanimement l’attribution d’un téléviseur par classe pour moderniser notre enseignement, que les municipalités, les parents d’élèves, les amicales laïques (avec le bénéfice des kermesses et tombolas) ont permis aux écoles de s’équiper. Quelques années plus tard, les postes n’étaient plus qu’un décor.

[2] La salle spécialisée pour l’informatique n’a aucun sens pour moi. Si l’informatique est un outil, cet outil doit pouvoir être utilisé dans toutes les classes. « Les classes pupitres » ne sont pas non plus un idéal… si elles ne font que renforcer la place du maître qui commande, dirige, explique, contrôle.

[3] Les tics agaçants lus dans les rapports d’inspection ne sont pas des conseils. Les « Madame ou Monsieur aurait pu, pourrait, pourra… » ou autres formules fréquentes ne sont pas des conseils. Ce sont des critiques. Si Monsieur ou Madame aurait pu, c’est qu’il ou elle n’a pas fait, qu’il ou elle a donc eu tort et devra faire à l’avenir… Il ne peut y avoir conseil que si l’on a problématisé clairement et que si l’on propose d’expérimenter plusieurs possibilités appuyées sur une réflexion de fond. Sinon, non seulement c’est une critique mais c’est une injonction déguisée… Injonction parfois fondée sur une opinion ou un souvenir, surtout depuis que les inspecteurs ne sont plus formés !

[4] Leur stupidité… et leur caractère dangereusement et pernicieusement idéologique ne sont plus à démontrer. La référence aux bases, aux bases des bases (et les bases des bases des bases ?), à la progression du simple au complexe, à la priorité à la mécanique et à l’exercice d’application, condamnent les enfants qui n’ont pas pu développer leur intelligence, leurs capacités d’expression et de communication ailleurs qu’à l’école, des capacités dont il convient de rappeler qu’elles existent bien avant que l’école n’impose la grammaire comme préalable et ne les étouffent à coups de règles et d’exercices.

[5] Pensons à ce scandale qu’est l’ignorance, le rejet, l’interdit pour les langues maternelles d’origine. Pensons à ce scandale de l’ignorance des savoirs du gamin dont le père est illettré mais qui sait parfaitement décrire les pièces du moteur de mobylette et son fonctionnement

[6] On connaît bien la technique du questionnement des enseignants classiques, à rapprocher du dialogue socratique : le maître pose une question dont il connaît évidemment la réponse (mais pourquoi faut-il qu’il connaisse toujours tout ?). Les mains se lèvent successivement, le maître n’entend pas les réponses ou les refuse : « toi… non ! Toi… non ! Etc. ». Soudain, un élève donne la réponse attendue : « ah ! Oui ! » Ajoutant parfois : « enfin ! » et, mentalement : « ouf ! ». Ce type de questionnement ne permet aucune activité mentale importante. Il ne s’agit que de retenir pour paraphraser. Même, les maîtres les plus innovants et conscients de ces risques, succombent à cette dérive quand ils pensent que l’on a perdu trop de temps. Elle est quasiment inscrite dans nos gènes. Faisant l’école, comme cela m’arrivait souvent, je succombais aussi, je disais alors à l’enseignant avec un clin d’oeil : « ça y est, j’ai basculé ! », sujet de plaisanterie.. et d’analyse au cours de l’entretien.

[7] Je l’ai écrit souvent dans mes livres, je n’aime pas la notion ambiguë de « pédagogie de l’erreur ». Elle est attachée au rôle central du maître qui explique. Je préfère la pédagogie de la réussite : transférer et aller plus loin. La pédagogie de l’erreur induit trop souvent l’explication magistrale plutôt que l’auto socio construction (formule chère au GFEN)

[8] Ils ont, par exemple, inventer le « tableau – bilan compétences / situations » qui permet de visualiser les rencontres avec les compétences et les apprentissages de compétences (avec un codage différent). Il est évident que l’entrée « compétences » ne peut comprendre qu’un nombre réduit de compétences considérées comme des indicateurs dans toutes les disciplines (on « fait » aussi de la maîtrise de la langue en maths ou en sciences). Ce tableau de base peut être utilisé aussi pour préparer les évaluations. Il est idiot de prétendre évaluer au terme de chaque séquence. On ne peut évaluer qu’au terme d’une série de rencontres et d’apprentissages. Précisons que tout nouvel outil doit en supprimer un ancien… sinon le travail de l’enseignant devient impossible, pénible, formel… Je précise aussi aux pourfendeurs de la notion de compétences, qu’il ne s’agit pas d’appliquer les accords de Lisbonne ou les exigences du grand patronat, il s’agit de concevoir les rapports entre l’élève et les savoirs, de ne pas considérer les savoirs indépendamment de l’élève… Les mouvements pédagogiques ont compris depuis longtemps que la transmission des savoirs sans savoir ce que l’lève comprend et ce qu’il en fait est obsolète.

[ Comme si les bébés apprenaient des mots hors contexte de communication pour comprendre et pour parler… mais aussi les lettres et les mots des manuels avant de lire… etc. Heureusement, les parents, et notamment les mères, sont plus intelligents que certains savants et ont compris, sans la connaître, la fameuse formule de C. Freinet : « pour apprendre à parler, il faut parler… Pour apprendre à rouler à vélo, il faut rouler… »

 

Print Friendly

Répondre