PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

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Repenser les ruptures
Décrochage scolaire, ruptures éducatives et cloisonnements
institutionnels

par Arnaud Tiercelin
 

Le décrochage scolaire résulte de parcours heurtés, marqués par des interactions multiples, parfois contradictoires, et bien souvent des ruptures de prise en charge. Il faut prendre en compte toutes ces dimensions pour repenser l’accompagnement de ces parcours, et la multiplicité des acteurs, institutionnels ou non, qui peuvent y concourir. Une question centrale est alors la bonne articulation des différentes prises en charge : comment restaurer de la continuité dans des parcours discontinus ?
La thématique du décrochage scolaire est présente depuis près de 20 ans dans les orientations institutionnelles et le débat public. Pour partie adossée à la thématique de la prévention de la délinquance reliée à la non assiduité scolaire, elle relève aussi de plus en plus, sous l’impulsion des politiques comparatives européennes, de la thématique de l’éducation inclusive et de la lutte contre les abandons précoces de formation sans diplôme ni qualification. La lutte contre le décrochage s’envisage ainsi de plus en plus comme une nécessité pour relever les défis de la société compétitive de l’intelligence, par la nécessité d’une élévation des niveaux de formation de tous.
Cette thématique est enfin associée au constat d’un échec relatif de la démocratisation scolaire : la massification des 30 dernières années n’a pas impliqué la réussite de tous, notamment des jeunes issus des milieux populaires. Le constat peut même sembler cinglant : la France serait, parmi les pays de l’OCDE, celui dont le système scolaire amplifie le plus les inégalités sociales de départ.
On serait ainsi en face d’un système de tri sélectif, d’autant plus inefficace voire injuste que ce tri s’opère par l’échec, et où les « vaincus du mérite », exclus très tôt des parcours de formation, verraient ainsi leurs parcours sociaux « verrouillés » dès la fin de leur scolarité initiale, avec presqu’aucune « deuxième chance ».
Chercheurs et praticiens sont nombreux à décrire un phénomène multiforme qui va bien au-delà des seuls enjeux de réussite scolaire. Et si certains acteurs lui préfèrent la notion de « décrochés », il convient d’éviter de distribuer les responsabilités de manière exclusive ou simpliste, soit qu’on pense les jeunes et leur famille seuls responsables (d’autant plus qu’on aurait créé les conditions d’une illusoire « égalité des chances »), soit qu’on charge l’institution scolaire de tous les maux.
Le « décrochage » est un processus long plus qu’un résultat ou un acte identifiable. Il est le résultat de parcours heurtés, produits d’interactions multiples, parfois contradictoires, et bien souvent de ruptures de prise en charge : parcours de vie de jeunes qui se construisent par différentes socialisations, familiale, scolaire, entre pairs, par le renvoi d’identifications et représentations plus ou moins négatives, notamment issues de la société de l’information comme du jugement scolaire. Il faut prendre en compte toutes ces dimensions pour repenser l’accompagnement de ces parcours, et la multiplicité des acteurs, institutionnels ou non, qui peuvent y concourir.

Les politiques institutionnelles et leurs limites
 

Si l’école ne peut être le seul recours, elle ne peut pas non plus déléguer toutes ses responsabilités. De nombreuses pistes sont débattues pour l’adaptation de son fonctionnement, trop précocement sélectif, et de ses pédagogies. S’il convient d’agir tôt, dès le primaire, il convient sans doute aussi de ne pas oublier le coeur de « l’usine de tri », le collège dit unique, où la tentation reste forte d’externaliser la prise en charge de la grande difficulté, parfois au motif d’une plus grande « individualisation ».
De nombreuses études ont déjà montré que des dispositifs spécifiques, voire des filières précoces qu’on bâtirait au motif de la prise en charge de besoins particuliers, ont presque toujours pour résultat l’enfermement durable des parcours dans des filières de relégation, sans perspective de retour à une formation de droit commun. C’est tout l’enjeu d’une refonte de l’école commune de la scolarité obligatoire, où la personnalisation et la différenciation permettent de préserver l’expérience de la mixité sociale et de l’ouverture culturelle pour tous. Une école où la transition entre le primaire et le secondaire serait plus progressive et moins génératrice de ruptures.
Cette approche qu’on pourrait qualifier de « préventive », dès le plus jeune âge, ne doit pas non plus passer au second plan face à une urgence plus « curative », qu’on identifierait notamment pour les jeunes déjà sortis de la scolarité obligatoire, notamment de 16 à 18 ans, voire 25 ans. La controverse sur le nombre de décrochés et la pression des contraintes budgétaires semblent nous pousser à concentrer les efforts sur cet âge, où la rupture est souvent consommée, mais où le travail de « ré-affiliation » est d’autant plus dur que la rupture est ancienne et multiple. Force est de constater que ces dernières années, l’essentiel des initiatives porte sur les plus de 16 ans, notamment sous l’impulsion de collectivités locales (notamment les Régions) qui jouent de leurs compétences propres, et parfois ont pu être tentées de se substituer à des politiquesd’État dont on constatait l’impuissance ou le manque de volontarisme et de moyens.
Enfin, la multiplication de dispositifs (le fameux « millefeuille » souvent souligné), variables selon les âges et les institutions prescriptrices, ne doit pas nous empêcher de penser la continuité des parcours et des prises en charge, d’autant plus que l’on sait que les ruptures de prise en charge et la multiplication des interlocuteurs, lors des changements de cycles scolaires notamment, peuvent avoir des effets « déclencheurs » de défiance ou de désengagement, tant auprès des jeunes que de leurs familles.

Quelques principes forts peuvent guider la réflexion

Le principe d’éducabilité de tous à tous les âges suppose de ne pas en rabattre sur l’ambition culturelle et citoyenne de la formation, sans l’opposer artificiellement aux enjeux d’insertion sociale et professionnelle. Il implique notamment la reconnaissance du droit à l’erreur (voire son statut positif dans les apprentissages), ce qui permettrait d’envisager un droit à la césure et à la formation récurrente, plus respectueuse des parcours singuliers et des rythmes de vie de chacun.
Rendre le jeune acteur (et non coupable) de son parcours suppose autant de travailler sur l’estime qu’il a de lui et des autres,  que sur l’image ou le « devenir probable » du jeune que les adultes peuvent lui renvoyer, même s’ils pensent l’aider.
Enfin, partager la responsabilité en matière d’éducation globale suppose de reconnaître l’articulation, ou tout au moins la complémentarité des lieux et pratiques d’apprentissages par lesquels le jeune se construit. Sans tomber dans la confusion des rôles et des places, cela suppose de reconnaître un rôle tant aux parents (variable selon les âges de la vie), qu’aux acteurs de l’éducation « non formelle », éducation au coeur des loisirs éducatifs et de la formation tout au long de la vie, celle donc relevant de la responsabilité croissante dévolue aux collectivités locales et associations partenaires de l’école, sans parler des acteurs du champ médico-social et de l’insertion. Mais qui ne prétend pas se substituer à l’institution scolaire pour l’accès à une culture émancipatrice et à une formation qualifiante ou diplômante.
 

Retours d’expérience
 

Des expériences déjà anciennes peuvent ainsi inspirer des pistes pour l’avenir, tant pour la prise en charge de ces ruptures éducatives que pour une approche plus globale qui pourrait y concourir.
Les projets éducatifs territoriaux, dont l’ambition a été interrompue par l’absence d’une impulsion de l’État ces dernières années, ont pu être une tentative d’articulation des temps éducatifs et des acteurs au bénéfice de l’éducation partagée à l’échelle locale. Posant le rôle de chefs de file des collectivités locales, et de régulateur de l’État, ces projets reposaient sur l’implication active des acteurs, du diagnostic à la mise en oeuvre du projet partenarial, pariant sur les ressources locales que constituent tant la vie associative (notamment celle de partenaires de l’école, contribuant à l’intérêt général) que sur les jeunes et familles eux-mêmes, dans une logique implicative. Ces projets nécessitent une interministérialité forte, associant l’Éducation nationale (dont on a pu déplorer parfois le peu d’implication locale), les services déconcentrés du ministère de la Jeunesse, des Sports, de la Vie associative et de l’Éducation populaire, les dispositifs de la politique de la ville ou du développement local, et les Caisses d’allocations familiales. Sans doute faudra-t-il, dans une prochaine étape de la décentralisation, réfléchir à la bonne territorialité de ces projets, pour permettre le croisement de différents niveaux de collectivités (notamment avec la montée des intercommunalités), et parier sur un espace de coordination qui tienne compte du croisement des compétences autant que des logiques de bassin d’éducation, d’emploi et de formation, ainsi que des bassins de vie.
Une reconnaissance par la loi des Projets éducatifs locaux sera sans doute nécessaire pour redonner légitimité et clarté à ces dynamiques partenariales : de tels projets pourraient ainsi inclure des axes spécifiques ayant trait à la réussite éducative de tous, et intégrant les enjeux de la scolarité obligatoire, de la formation professionnelle et de l’enseignement
supérieur.
La réussite de ces dynamiques partenariales, au-delà du rappel de principe, supposera sans doute d’avancer sur la notion de chef de file local, et sur le croisement des pratiques professionnelles, face à l’inégale légitimité et reconnaissance des acteurs, et contre les logiques de cloisonnement institutionnel qui ont pu être renforcées ces dernières années par les effets pervers de la RGPP ou des politiques de « guichet ».
Les expériences telles que celles de certaines équipes de Réussite éducative sont ainsi riches d’enseignement sur l’articulation à trouver entre accompagnements personnalisés, nourri du travail social et éducatif, et prises en charge collectives inspirées par l’éducation populaire au sens large, au croisement d’acteurs multiples sur un temps long. Ainsi faudra-t-il sans doute ne pas limiter l’accompagnement des projets personnels à un simple travail sur l‘orientation et la découverte professionnelle
au moment des choix décisifs de la fin de scolarité obligatoire.
Autres expériences spécifiques à la prise en charge du décrochage scolaire, les dispositifs relais, et singulièrement les ateliers-relais en partenariat avec des mouvements d’éducation populaire, sont porteurs de nombreux enseignements pédagogiques et éducatifs, malgré l’érosion des dernières années (lire l’entretien de Farid Benlazar, p. 32).
De la même manière, les expériences innovantes portées au sein de l’institution scolaire, comme les micro-lycées, constituent des laboratoires d’innovation pédagogique qui pourraient utilement inspirer les transformations de l’ensemble du système éducatif, pour peu qu’on ne cantonne pas tous ces dispositifs à n’être que des enclaves sécuritaires ou de réparation qui ne cibleraient que les jeunes les plus en difficulté.
Tous ces dispositifs doivent être conçus comme des « parenthèses », essentielles pour prendre en compte des parcours de rupture inévitables, mais qu’il importe de réarticuler au local avec les filières de formation de droit commun.
Enfin, des ponts et des croisements restent sans doute encore à renforcer voire à inventer avec les dispositifs de formation professionnelle et d’alternance pilotés par les Conseils régionaux. Les Écoles de la deuxième chance sont sans doute là aussi des expériences à étudier, toujours dans l’objectif de croiser ambition cultuelle, formation citoyenne et projet professionnel, au profit de la réussite éducative globale des jeunes.
La lutte contre la rupture scolaire doit se nourrir de ces expériences de lutte contre les ruptures institutionnelles. Et sans doute la réforme profonde de la formation initiale et continue de tous les professionnels de l’éducation (voire du travail social), avec de réels troncs communs, en sera une des conditions facilitantes, notamment à l’occasion de la mise en place des futures École supérieures du professorat et de l’éducation.
Sans doute pourrait-on aussi y redécouvrir le potentiel militant et innovant des mouvements éducatifs et pédagogiques partenaires de l’école publique, qui regroupent depuis longtemps des acteurs au local portés par un même souci de transformation éducative et sociale.
 

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