PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

In l’expresso – le cahier pédagogique – le 1er Février 2013 :

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Numérique : Et si on avait oublié l’établissement ?, interroge Bruno Devauchelle. Depuis des années l’Etat a impulsé des programmes d’équipement des établissements d’enseignement en multipliant des "plans numériques" souvent asthmatiques. " L’écart entre les promesses, les discours et les réalités de terrain est étonnant et même inquiétant". Avec la décentralisation s’est ajouté un écart croissant entre le décideur et le financeur, avec toutes les dérives que cela entraîne. Aujourd’hui alors que le numérique s’est installé de façon stable dans la société, sa place reste à tous points de vue fragile dans le monde scolaire. Et s’il était trop tard ?

Depuis que l’ordinateur a fait son apparition dans le firmament de l’école, au début des années 1970, l’institution et ses pilotes, ministres, membres du cabinet, technostructures et relais institutionnels n’ont eu de cesse de "pousser" à l’informatisation puis la TICatisation, et enfin la numérisation de l’Ecole. Cette approche s’est faite en lien avec l’informatisation de la société, la numérisation de la vie sociale et professionnelle. Si dans un premier temps c’est la dimension professionnelle qui a ouvert la porte des établissements d’enseignement, la suite n’est pas de même nature. En effet au début des années 70, la question d’un usage scolaire de l’informatique ne se pose que dans des cercles très restreints d’initiés qui dans la suite de rapports célèbres sur l’informatique ont pensé que le monde scolaire ne pourrait pas rester longtemps loin de ces sciences et techniques qui envahissaient nos sociétés.

Discours et initiatives, impulsions, préconisations, injonctions, voire obligations se sont progressivement installés dans le paysage des décideurs de l’éducation. Aujourd’hui c’est un "marronnier" de ministère que de déployer une proposition numérique pour le monde de l’enseignement dès le début du mandat. Il est d’ailleurs intéressant d’observer qu’il y a à ce sujet une belle constance, quasiment une unanimité… autour des pôles équipement / infrastructure / maintenance, ressources / supports / contenus / logiciels et formation / accompagnement / partage. L’ensemble se trouve accompagné d’un discours global sur l’innovation, la compétitivité nationale, la modernité, la mondialisation.

Une belle unanimité qui ne doit pas cacher des réalités qui posent question. L’écart entre les promesses, les discours et les réalités de terrain est étonnant et même inquiétant. Rappelons les annonces d’un ordinateur portable pour chaque enseignant sortant d’IUFM (2000). Rappelons aussi cette annonce qui déclarait que grâce aux technologies il faudrait que toutes les options puissent être enseignées dans tous les établissements (1995). Ne parlons pas des annonces d’adresse électronique pour tous, et de tant d’autres rêves poussés par "derrière" dont la réalisation n’est jamais effective. Mais au fait, savent-ils, ceux qui tiennent ces propos, que cet écart est là ? Ont-ils conscience de l’effet que produit à long terme cette manière de faire ?

En premier lieu pour analyser les choses, il faut se référer à deux piliers de ces annonces : le politique et le financeur. Si historiquement ils sont confondus (avant la loi de décentralisation de 1983 en particulier) dans l’Etat et donc le Ministère, depuis la situation ne cesse d’évoluer et l’article 13 de la loi d’orientation déposée sur le bureau de l’assemblée le 23 janvier dernier ouvre une ère nouvelle qui va engager définitivement les collectivités territoriales. Mais cela ne signifie pas pour autant un changement des prérogatives politiques sur le terrain. Mais comment imaginer une politique sans financement et un financement sans politique ? Ainsi le pouvoir central s’est-il déchargé en quelque sorte de la mise en acte de ses choix sur des collectivités qui pourraient en faire d’autre. En matière d’équipement, d’ENT et autres manuels numériques, les exemples montrent des disparités suffisamment significatives pour se poser la question de la cohérence de ces projets…

En deuxième lieu on peut tenter d’analyser les réalités techniques de la mise en œuvre des politiques. Entre des infrastructures sous dimensionnées, des suivis à court terme d’initiatives, des choix occasionnels, etc. les collectivités territoriales ont souvent joué un jeu troublant qui va parfois à l’encontre même d’un suivi cohérent. Prenons exemple des politiques d’équipements en ordinateurs portables des élèves. Si les Landes ont mené le projet pendant plus de dix années, d’autres se sont bien vite essoufflées ou ont significativement changé leur vision. Un autre exemple plus global conforte cette impression désagréable : l’équipement Internet en débits "suffisants" sur l’ensemble du territoire. Il est encore courant d’entendre dire dans certaines, collectivités que pour 2017 on aura, à peu près, couvert l’ensemble du département ou de la région. En attendant, le déploiement des ENT et des manuels numériques demande des bandes passantes qui ne seront souvent pas disponibles dans les premiers temps…

L’Etat a beau jeu de faire des annonces s’il n’assume pas les moyens de la mise en œuvre. Ce qui est le plus gênant dans cette manière de faire c’est l’appauvrissement de certains établissements en matière de prise en compte des TIC dans l’enseignement. Entre l’effet d’annonce et la réalité quotidienne… il y aura un grand écart bien difficile à combler. La seule volonté de mettre en place de la maintenance ne pourra pas pallier à tous les problèmes posés au quotidien aux enseignants. Une relecture sur plusieurs années de ces modes d’impulsion, en prenant en compte les différentes étapes de la décentralisation montre un mécanisme récurrent. Il part d’un effet d’annonce, suivi de mise en œuvre partielle et se termine par un sentiment d’inachevé voir d’incohérence pour les usagers en bout de chaîne. Quelques exemples de réussite (souvent temporaires) ne doivent pas cacher la réalité des problèmes (comme la maintenance ou la rareté des usages  par exemple) sur la durée.

Il ressort de toutes ces années qu’un acteur est oublié depuis le début : l’établissement considéré comme une entité ayant un projet et donc déployant des stratégies adaptées à son contexte, interne (les équipes) et externe (les élèves et leurs familles). Depuis l’impulsion de 1989 sur le projet d’établissement, l’Etat n’a pas été en mesure de fournir les espaces permettant la réalisation de ces projets. Les moyens numériques sont trop signifiants dans notre société pour que les équipes puissent faire elles-mêmes ces choix. A cela s’ajoute une double centralisation : politique et technique (informatique). La culture du monde scolaire est encore très attachée à l’idée d’offre égalitaire, même en matière de numérique et cela transparait dans les discours des acteurs, des enseignants en particulier. Mais cette égalité de principe développe une perversion nouvelle qui est l’impossibilité de particulariser, dans une relative autonomie, les choix locaux. Du coup, à craindre les risques d’une dispersion des solutions établissements, on a préféré accepter une dispersion des solutions collectivités territoriales…

Au final, ce que l’on observe c’est un ensemble d’écarts qui grandissent depuis le plan informatique pour tous. Si pendant près de quinze années le monde scolaire a pu proposer un discours autonome, du fait du déploiement relativement lent du numérique à la maison, cela s’est inversé à partir de 2000 quand Internet s’est invité dans le paysage. L’explosion des équipements familiaux a été suivie d’un ensemble de caractéristiques qui ont donné aux particuliers, jeunes et adultes, un environnement suffisamment stable et fiable. Or arrivé dans l’espace scolaire, cette stabilité et cette fiabilité, cette robustesse des moyens numériques semblait faire défaut ou au moins être fragile. Les politiques qui dès 1983 exprimaient leur sentiment de cette évolution peuvent désormais l’observer au quotidien. Mais n’est-il pas trop tard pour que l’Ecole reprenne la place qu’ils lui souhaitent voir jouer ?

Bruno Devauchelle

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