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La raison comparative et l’inclusion-exclusion-abjection

26 Il y a deux aspects dans la façon de considérer la raison de la scolarisation comme politique. Les principes qui ordonnent ce qui est dit, pensé et agi ont été discutés plus haut, mais un autre élément de raison se dissimule dans les classifications et la mise en ordre. C’est un style de pensée comparatiste particulier, intégré aux disciplines scolaires –ce qui est enseigné mais aussi qui sont les sujets de cet enseignement– et à partir duquel une différence fait partie des formes de représentation.

27 Cette posture comparatiste émerge avec les Lumières et la notion de raison selon laquelle les individus et les populations sont différenciés et divisés. La croyance des philosophes des Lumières dans la raison et la rationalité fut posée comme une qualité universelle de l’humanité différenciant aussi les individus dont les capabilités et capacités de raison étaient classées comme diverses, tout en établissant un continuum de valeurs jusqu’à la civilisation la plus avancée. Ce continuum, divisant les peuples et les “civilisations”, selon Cassirer (1932/1951) en effritant la conception classique et médiévale du “cosmos”, fut accompagné de définitions de l’esprit humain et de la raison apparaissant dans l’Europe des Lumières pour mesurer, comparer, combiner et différencier les choses du monde, y compris la nature de l’Humanité. La notion de comparaison fut mise à contribution au XVIIIe siècle dans la Querelle des Anciens et des Modernes. Les débats sociaux inscrivaient ainsi un continuum de valeurs qui différenciait le présent du passé, caractérisant le présent comme surpassant les Anciens. Il plaçait aussi les notions européennes de civilisation et de “civilisé” comme plus avancées que tout ce qui existe en dehors de ses cadres particuliers de valeurs et de normes.

28 On parle peu aujourd’hui sur le civilisé et le non-civilisé. “Nous” sommes plus civilisés que cela. Les distinctions entre civilisé et non-civilisé sont intégrées à des normes de développement et des notions d’apprentissage/apprenant qui distinguent ceux qui maîtrisent les concepts ; ceux qui ont une opinion erronée sur certains contenus scolaires et conceptuels et ceux qui sont étiquetés par les psychologies qui prévoient le succès et l’échec des élèves à l’école en les reliant à un manque de motivation, d’estime de soi, d’efficacité ou à la fragilité familiale. Les échecs sont transformés en qualités morales et psychologiques conduisant les enfants et les populations à devenir sujets à risques et désavantagés sur la base de normes tacites.

29 Le style comparatiste est compris dans les distinctions sociales et éducatives du talent, du mérite et de l’intelligence au sein des Républiques américaines et françaises. Il est incarné dans les distinctions de la jeunesse abordées par Lesko et par Gustafson à propos de l’éducation musicale déjà évoquée. La jeunesse est vue dans la recherche et la politique à travers la figure du sujet autonome. Une science particulière de la jeunesse devient un outil pour les écoles, le travail social et l’éducation parentale pour permettre le développement et la croissance des enfants. La recherche est conçue pour calculer les qualités du jeune, identifier les points de transition et ensuite comparer les transgressions. Lesko s’intéresse à la jeunesse comme objet changeant de la scolarisation après la Seconde Guerre mondiale. Elle montre les transformations majeures de cet objet. Aujourd’hui, la jeunesse est formée selon une logique de l’imaginaire de l’espérance mathématique, de la plasticité neuroscientifique et de l’attraction émotionnelle des comportements à risques.

30 Les distinctions comparatistes et le continuum des valeurs dans la scolarisation sont des processus d’inclusion/exclusion et d’abjection –notion qui correspond au rejet et à l’exclusion de qualités particulières des individus. Ces processus d’exclusion et d’abjection sont intégrés dans la reconnaissance attribuée à des groupes exclus de l’inclusion, pourtant cette reconnaissance différencie et circonscrit radicalement quelque chose d’autre, à la fois de répulsif et de fondamentalement indifférencié de l’ensemble. La catégorie “immigrant” l’illustre. C’est une catégorie d’individus dont le statut est quelque part entre le “pas encore tout à fait dedans” et l’inclus mais qui mérite l’inclusion encore qu’il soit différent, simultanément exclu et rejeté comme abject. L’immigrant, qui vit dans des espaces de l’entre-deux, nécessite des programmes d’intervention spéciale pour favoriser l’accès et l’équité. En même temps la reconnaissance de l’inclusion établit une différence, extérieure et rejetée par la vertu de ses qualités de vie.

31 Le problème de l’abjection et de l’espace de l’entre-deux de l’immigrant est le point central de l’article de Kowalczyk sur la politique italienne actuelle concernant l’intégration des élèves issus de l’immigration. Elle étudie la manière dont la politique se centre sur la constitution de la République et des normes particulières de participation démocratique et civique. L’interculturalisme, l’intégration et la citoyenneté redirigent l’attention loin de la citoyenneté légale vers les normes et les pratiques de la participation civique. Les principes qui ordonnent et classent l’éducation interculturelle et l’intégration établissent des limites ou des frontières conceptuelles qui régissent et mettent en œuvre une série de démarcations concernant ce qui est reconnu ou non comme citoyen. Ces politiques ont pour objectif de réussir la “convivenza”, mot italien signifiant la coexistence ou la cohabitation. La “convivenza” comprend un double mouvement. Le discours d’intégration renvoie à la fabrication et au maintien d’une harmonie sociale. Cela implique la reconnaissance et la satisfaction de valeurs communes établies alors que les nécessités de la participation démocratique et civique renvoient à des limites stables et immuables. L’immigrant est appelé à s’intégrer dans une maison collective fabriquée comme italienne. Simultanément, le thème du salut renvoie à une peur de l’avenir et aux menaces qui pèsent sur la nation en raison des qualités non intégrées de l’immigrant. Kowalczyk examine la façon dont les distinctions entre intégré et non intégré établissent des frontières qui peuvent être transgressées mais qui nécessitent en même temps d’être consolidées pour prévenir ces transgressions.

32 Les divisions et les différenciations sont exprimées dans des gestes réformateurs qui projettent l’espoir d’une société inclusive à travers les réformes pédagogiques, alors que la simple énonciation de cet espoir provoque des peurs sur les dangers et les populations dangereuses qui menacent cet avenir imaginé. Les valeurs comparatistes à travers lesquelles la reconnaissance est énoncée expriment le besoin de rectifier les maux sociaux définissant l’enfant comme différent. Elles sont alors dans l’impossibilité de s’écarter de la moyenne.

La raison, la ré-vision du social et la politique

33 L’intérêt pour les systèmes de raison était d’engager la réflexion sur le social et la politique à deux niveaux interreliés. L’un concernait l’inscription du sujet planifié. Le second était relatif aux règles et standards générant des thèses culturelles sur les modes de vie. Ces deux regards intègrent les notions de changement et de résistance selon un décentrement du sujet.

34 Les études comme celles de ce dossier présentent des approches méthodologiques importantes pour la recherche. L’une est l’historicité du présent : situer dans l’histoire permet de considérer les assemblages, connexions et déconnexions qui rendent le présent intelligible. L’historicisation, néanmoins, s’intéresse à ce qui est pensé, discuté, agi et aux événements à étudier, en se demandant comment cette pensée est possible et quelles sont les conditions de sa possibilité.

35 L’autre approche interroge la façon dont ce qui est vu et agi émerge à travers une grille de lecture des pratiques qui devient visible sur certains points, ce que Foucault appelle des “seuils” et Deleuze et Guattari des “plateaux”. Du thème de l’éducation musicale, en passant par la formation du social, la catégorie “jeunesse” et les principes de l’enseignement et de la formation des enseignants, des principes émergent. Au présent, ils ordonnent et classent les objets de pensée et d’action. Cette mise en ordre, néanmoins, n’a pas une seule origine pas plus que la somme des parties mais elle produit un nouveau phénomène et a des effets sur le pouvoir. La notion de grille est analogue à celle de la recette d’un gâteau, fait d’ingrédients mélangés. Le résultat, le gâteau, est un objet ou une catégorie déterminante qui apparaît comme possédant sa propre existence ontologique !

Bibliographie

Références bibliographiques

BUTLER J. 1991 Contingent Foundations: Feminism and the Question of “Postmodernism”, in Butler J. & Scott J. ed, Feminists Theorize the Political. New York: Routlege, 3-21

CASSIRER E. 1932-1951 The philosophy of the enlightenment (Koelln F. & Pettegrove J., Trans.) Princeton, NJ: Princeton University Press

CHERRYHOLMES C. 1988 Power and Criticism: Poststructural Investigations in Education. New York: Teachers College Press

CUSSETT F. 2003-2008 French theory. How Foucault, Derrida, Deleuze & Co. transformed the intellectual life of the United States. Minneapolis: The University of Minnesota Press

DELEUZE G. & GUATTARI F. 1991-1994 Conceptual personae. (Tomlinson H. & Burchell G. Trans.). in Deleuze G. ed. What is philosophy? New York: Columbia University Press, 61-84

LATHER P. 2007 Getting lost: Feminist efforts toward a double (d) science. Albany, NY: Suny Press

Ó J.-R. do 2003 The disciplinary terrains of soul and self-government in the first map of the Educational Sciences (1879-1911), in Smeyers P. & Depaepe M. ed. Beyond Empiricism: On Criteria for Educational Research, Studia Paedagogica 34. Leuven, Belgium: Leuven University Press

POPKEWITZ T. ed. 2005 Inventing the modern self and John Dewey: Modernities and the traveling of pragmatism in education. New York: Palgrave Macmillan

RANCIÈRE J. 2007 The hatred of democracy (S. Corcoran, Trans.). New York: Verso

SHAPIRO M. 1992 Reading the postmodern polity: Political theory as textual practice. Minneapolis: The University of Minnesota Press

WAGNER P. 1994 The sociology of modernity: Liberty and discipline. London: Routledge

 

Résumé

L’auteur discute d’abord la raison comme historique, autant à travers les thèses scolaires et culturelles sur la façon dont l’enfant est et devrait vivre que comme effet des pratiques sociales et culturelles qui génèrent des principes sur ce qui est vu, mis en acte, discuté et espéré. Centrée sur les principes des sciences de l’éducation et des sciences sociales comme pratiques formant des thèses culturelles sur les modes de vie, cette introduction du dossier cerne l’idée de personne raisonnable. Elle met en évidence que les distinctions comparatistes et le continuum des valeurs dans la scolarisation sont des processus d’inclusion/exclusion et d’abjection –notion qui correspond au rejet et à l’exclusion de qualités particulières des individus. Enfin, elle considère la raison comme un élément de la vie matérielle et de ce qui constitue le social, possédant une matérialité, omise dans les études contemporaines et anglo-américaines de l’éducation. Deux approches méthodologiques sont privilégiées. L’historicité du présent qui permet de considérer les assemblages, connexions et déconnexions qui rendent le présent intelligible. La façon dont ce qui est vu et agi émerge à travers une grille de lecture des pratiques qui devient visible sur certains points, ce que Foucault appelle des seuils et Deleuze et Guattari des plateaux.

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Categories: 4.2 Société

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