PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

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Benjamin Moignard est sociologue, maître de conférences en sociologie à l’université de Paris Est – Créteil. Il mène ses recherches au sein du  laboratoire CIRCEFT-REV et dirige un Observatoire universitaire international éducation et prévention (OUI-EP) récemment mis en place. Cette structure articule recherches, expertises de politiques publiques et accompagnement de dispositifs innovants, notamment sur les questions de violence à l’école et de décrochage scolaire.

Dans ce passage de l’entretien conduit par le journaliste Luc Cédelle, B. Moignard convoque un thème souvent mobilisé quand il s’agit d’apprécier l’efficacité du système scolaire français : le poids de la société est plus fort que ce qu’on veut lui faire porter. Autrement dit, on attend de l’école qu’elle règle des difficultés sociales majeures sur lesquelles elle n’a pas directement la main, ou bien dont l’ampleur est telle que leur prise en charge dépasse largement les ressources attribuées à cette école, tant sur le plan de ses travailleurs (enseignants, administratifs, cadres) que sur le plan des outils conceptuels qui sont les siens.

Dans une société française qui se vit depuis maintenant quatre décennies en situation de crise économique inéluctable et interminable, ce thème est devenu un véritable fil rouge qui mine le moral des enseignants soumis à une injonction terriblement déstabilisante : ils coûtent trop cher à la société française, ils doivent préparer l’avenir en instruisant les enfants d’aujourd’hui, tout en réglant les dérives culturelles et civiles de cette société. Les acteurs de l’école souhaiteraient que celle-ci bénéficie d’un statut de sanctuaire protégé des dérives de la société, tout en s’ouvrant au mieux à cette société pour percevoir et faire comprendre son avenir aux enfants.

De même, le modèle de l’école française républicaine s’est construit sur l’héritage des structures d’enseignement religieuses, puis royales, nées avec la Renaissance : les écoles lassaliennes, les collèges des Jésuites, les grandes écoles civiles et militaires royales. Si la Révolution a tenté de remettre en question les présupposés idéologiques de ces systèmes d’éducation, elle y a renoncé faute de moyen. Napoléon, avec l’instauration du lycée calqué sur le modèle des collèges jésuites et des écoles militaires royales, puis Guizot en adoptant le modèle des écoles primaires de frères des écoles chrétiennes, et enfin Ferry et ses pairs du début de la IIIe République ont forgé les bases d’un système finalement marqué par l’élitisme par éliminations successives, avec une organisation verticale très hiérarchisée, très dirigiste, fondée sur la suspicion et la compétition ségrégative.

Tout au long du XXe siècle, les politiques français, en liaison avec les acteurs les plus éclairés du système, on tenté de corriger ce système pour le rendre plus efficace sur le plan social, c’est-à-dire plus équitable et plus démocratique dans ses résultats. Des progrès importants ont été accomplis avec la rupture du mur qui séparait l’école primaire destinée au tout-venant du peuple, et le secondaire destiné à la seule élite sociale et à d’exceptionnels bons élèves du peuple.

On a aussi introduit un principe qui se voulait — et qui se veut encore — comme un antidote démocratique à l’élitisme républicain originel : l’égalité des chances. En oubliant que ce concept, loin des espérances démocratiques qu’il suggère, ne fait que sanctuariser la compétition sur le mode du loto : tous les joueurs ont les mêmes chances de gagner, sauf ceux qui peuvent miser beaucoup, et quoi qu’il en soit, seuls quelques-uns gagneront beaucoup.

Et dans ce temps, notre société française est plongée dans un système d’économie mondialisée où les financiers ont pris le pouvoir et ne souhaitent surtout pas le retour au plein emploi afin de préserver leur capacité à réduire encore et encore le coût du travail pour mieux dégager des bénéfices destinés à enrichir les actionnaires. L’école est jaugée comme un appareil de production peu rentable, trop lent, trop réticent à s’accommoder aux modes du moment, trop crispé sur des ambitions surannées de construction de la citoyenneté en devenir, sur la base d’une culture dénoncée comme passéiste et inadaptée au mode actuel. Et surtout, plus que jamais, l’école qui reçoit désormais tous les enfants est confrontée à un public en grande déshérence culturelle et économique, un public soumis depuis la toute petite enfance à une entreprise médiatique de fabrication de sujets consommateurs individualistes, sans autre morale que l’avoir et le paraître, l’immédiateté, l’obsolescence effrénée de tout, l’amnésie permanente et le rejet de toute institution non commerciale.

À l’aune de ce constat historique, le projet de refondation de l’école porté par le ministre Vincent Peillon est ambitieux. Il veut l’associer dans une dialectique étroite avec la refondation de la République. On comprend les finalités de cette ambition. Le chantier est gigantesque, mais aussi enthousiasmant pour tout humaniste qui croit aux vertus d’une école émancipatrice et progressiste. 

Le poids des représentations dominantes, tant chez les Français que chez chaque catégorie d’acteurs de l’école est tel qu’il sera très difficile de s’extraire des schémas usuels sans être soupçonné de trahison idéologique ou d’irresponsabilité démagogique. 

Il est donc indispensable de rappeler en permanence les finalités et les objectifs, au-delà des grands principes partagés. Il est tout aussi indispensable de travailler collectivement, avec tous les acteurs, à la résolution progressive et obstinée de tous les obstacles concrets qui bloquent naturellement tout changement. Passer en force risque de provoquer des blocages encore plus redoutables. Il faut écouter et travailler avec les acteurs. Il faut appréhender la complexité, l’identifier, la penser, la comprendre pour la gérer.  Plus que jamais, voici venu le temps de la pensée complexe chère à Edgar Morin.

L’école ne changera pas la société à elle toute seule, mais comme l’école mobilise une immense majorité de la population, avec les élèves, leurs parents et ses propres travailleurs et leurs familles, elle peut mobiliser une force considérable dans la société si elle sait faire travailler ensemble tous ses acteurs. C’est aussi en cela qu’elle peut légitimement assumer sa position de priorité nationale de la France. On ne le dit et on ne le pense peut-être pas assez.

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