PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

In Diversité n°172 – 2ème trimestre 2013 :

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RÉGIS GUYON :

Si l’on considère le jeu actuel entre la politique éducative en direction des quartiers populaires – ce que l’on appelle, dans l’Éducation nationale, zone d’éducation prioritaire ou ÉCLAIR 1– et tout le maillage en parallèle de la politique de la ville, et si l’on remonte un peu dans le temps, comment cette situation s’est-elle mise en place : en concurrence ou en complémentarité ?

PIERRE PÉRIER :

Si l’on remonte aux années 1990, il y avait une politique de l’éducation prioritaire axée sur la question des apprentissages et des inégalités scolaires mais à la fin de ces années, on a évolué vers une politique qui s’est préoccupée davantage des quartiers urbains défavorisés. Ainsi, une partie des moyens de l’éducation prioritaire a glissé significativement vers les grandes  agglomérations, les territoires urbanisés avec des problématiques d’immigration récente, de déscolarisation, voire de violence scolaire. Ensuite, il s’est agi de plus en plus d’une politique de la ville qui intègre en son sein un volet de politique scolaire, dont l’éducation prioritaire, avec un aménagement du discours – il est vrai que, au regard de la place qu’occupent ces politiques de la ville dans la définition des priorités en matière d’éducation et de territoire, on se demande parfois qui pilote, qui décide…

R. G. :

Tout se passe comme si l’on avait d’un côté le scolaire qui est du ressort de l’Éducation nationale – alors qu’il y a le mot éducation dans « éducation nationale » – et de l’autre le territoire, donc la ville, qui fait de l’éducatif avec accompagnement à la scolarité… Sémantiquement on s’y retrouve difficilement.

P. P. :

« Réussite éducative », « réussite scolaire » : difficile de ne pas adhérer à ces expressions ! Au-delà des mots, il faut regarder les conditions de possibilité sur le terrain d’actions qui sont portées par ces politiques… et en voir le sens pour les acteurs eux-mêmes, je pense en particulier aux parents. La notion de réussite éducative est floue et elle induit celle d’échec éducatif. La question qui se pose est de savoir en quoi la réussite éducative intègre ou dépasse la notion de réussite scolaire. Ces catégories sont porteuses d’implicites qui posent des enjeux relativement peu questionnés. La politique scolaire étant imbriquée dans la politique de la ville, elle se trouve ciblée sur certains territoires plus que sur d’autres. Dès lors, on se pose moins la question de la réussite pour les écoles des quartiers plus mixtes socialement, où on laisse jouer la concurrence en faveur de ceux qui sont déjà dans des positions dominantes.

R. G. :

Si l’on pousse le raisonnement, dans la politique de la réussite et les programmes qui en découlent, l’action est déterminée par un suivi individualisé, personnalisé. Comment ce suivi individuel, qui se fait avec des enfants au-delà des élèves, a-t-il du sens pour les acteurs scolaires qui ne perçoivent pas forcément l’ensemble du processus ?

P. P. :

L’accent mis sur l’individualisation des parcours, l’aide personnalisée aux élèves, la réussite éducative, et j’en passe, entre effectivement dans une logique d’individualisation, au risque de nous faire oublier la cause d’une certaine urgence à agir de la sorte. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de besoins, mais on ne peut pas faire l’économie d’une analyse de ce qui construit ces situations, provoque la « nécessité », à un certain moment, d’intervenir dans des quartiers et auprès de populations dites « cibles », selon la terminologie ambiante. Dans le système que forment ces territoires et l’offre scolaire, on peut dire qu’il y a un processus de fabrication d’une partie des difficultés que l’on constate et combat ensuite dans certains quartiers. Par exemple, avec la désectorisation et l’assouplissement de la carte scolaire, qui donne en quelque sorte une caution morale à ceux qui jusque-là pouvaient se sentir un peu coupables d’y déroger, et qui leur permet non pas d’aller dans le privé, mais du public vers le public. Dans les quartiers populaires, certaines familles estiment que c’est une bonne chose de pouvoir choisir, mais il faut se poser là aussi la question des conditions de possibilités pour toutes les familles de choisir une offre qui leur reste très  inégalement accessible. On sait aujourd’hui qu’il y a des disparités d’efficacité d’un établissement à l’autre, d’un territoire à un autre car le choix des uns fabrique le non-choix des autres, c’est-à-dire que, d’une certaine façon, les familles populaires et immigrées prennent ce qu’on leur laisse sur leur territoire… Elles ne peuvent pas choisir le lieu où elles habitent et peuvent encore moins choisir l’établissement où elles scolarisent leur enfant.

R. G. :

J’ai entendu récemment parler de « préjudice territorial »…

P. P. :

Oui, effectivement, les parents ont pris conscience des différences entre les établissements sur les territoires. Les familles des quartiers populaires ne sont pas dupes ; elles entendent dire que l’école ou le collège en éducation prioritaire près de chez elles n’est pas nécessairement le meilleur établissement pour leur enfant mais sans connaître précisément les raisons qui font la différence. Elles ont aussi compris qu’il y avait des disparités et donc une inégalité des chances selon l’établissement fréquenté. De par cette prise de conscience, elles ressentent de plus en plus un sentiment d’injustice. Ne pouvant habiter ailleurs, ne pouvant pas, non plus, faire prendre le bus et payer les frais de cantine, elles se résignent à mettre leur enfant dans l’école la plus proche. Parallèlement, le spectacle télévisuel qui se focalise sur certains quartiers souligne les problèmes plus que les réussites, et accentue ce sentiment de relégation et d’inégalité des chances. Une fraction des familles populaires songent à une autre école, évoquent le recours au secteur privé, mais sans pouvoir surmonter les freins et difficultés, en particulier d’ordre financier. L’individualisation des scolarités peut assez vite glisser vers une logique de responsabilisation et de culpabilisation, c’est-à-dire qu’en même temps que l’on accorde plus d’autonomie aux élèves on les renvoie à leur supposé mérite, pour le meilleur et pour le pire. Là encore, il existe une inégalité des dispositions et ressources, individuelles et familiales, que peuvent mobiliser les élèves pour leur scolarité. Certains, qui s’écartent des normes d’attente de l’école, sont considérés comme des élèves qu’il faut suivre de plus près, ainsi que leurs parents, et auxquels il faut apporter un programme personnalisé de réussite éducative. Il y a donc un processus pernicieux de soutien et de stigmatisation qui fait porter sur les individus le poids de conséquences qui ne relèvent pas directement de leur investissement à un moment donné de la scolarité. On oublierait presque qu’il y a des effets de contexte, même si, évidemment, ce qui est plus explicatif se joue au plan des individus, même si  l’explication – on le sait maintenant quand on parle d’effet de contexte, d’effet établissement, d’effet classe ou d’effet maître – relève d’une configuration d’attributs et d’un ensemble d’éléments qui interagissent et pénalisent inégalement les élèves.

R. G. :

Vous avez abordé l’aspect territorial mais un autre aspect que l’on oublie parfois est la connaissance qu’ont les familles à travers un vécu ou une histoire commune. Les gens sont là depuis trente ou quarante ans, ils ne sont pas nouveaux dans le quartier ni dans le territoire et ils savent qu’il y a tel établissement ou telle école. L’une des stratégies que j’ai vues à l’œuvre concerne les dispositifs scolaires : par exemple, ils sont convaincus que si l’enfant va en Segpa, cela ne se passera pas de la même manière pour lui que s’il va en enseignement général. Ce sont des stratégies que des parents ont, soit parce qu’ils ont vécu cette histoire, soit parce que l’oncle ou le cousin l’ont vécue. Ces stratégies se mettent en place à partir de cette expérience.

P. P. :

Un des leviers des stratégies scolaires reste la connaissance de ce qui fait la différence dans l’offre scolaire. Or, il est aisé de constater que le système est suffisamment opaque pour que les non spécialistes s’y perdent. Dans les quartiers populaires, la plupart des familles n’ont au mieux qu’une connaissance limitée de l’offre scolaire, parce que les enfants de voisins ou de proches l’ont abordée. Cette connaissance permet néanmoins de s’approprier un espace scolaire, de se sentir légitime dans l’école, habilité à entretenir des relations avec ses acteurs. Mais les parents n’ont pas conscience des critères qui font la différence. S’ils se disent qu’il y a peut-être une école meilleure qu’une autre, ils ne savent pas bien en quoi, cela fonctionne surtout à partir de la réputation ou des contacts qu’ils ont avec telle ou telle personne. Ce sont là leurs critères d’appréciation de ce qu’est une « bonne école », du moins une école adaptée à leur enfant. Ce qui est assez frappant, c’est la confiance a priori de ces familles vis-à-vis de l’école en tant qu’institution. Car l’école reste un lieu qui peut offrir une égalité des chances aux yeux de beaucoup de parents et ils espèrent en tous les cas y trouver une égalité des statuts entre les personnes, enfants et parents, avec l’idée du respect de chacun dans sa différence et de la justice. Les institutions sont encore ce qui protège le mieux les minorités et les dominés face à la logique du marché, surtout pour ces populations reléguées dans des quartiers d’exil et des territoires ségrégués… Je suis personnellement inquiet sur la possibilité aujourd’hui d’endiguer les inégalités territoriales, et donc scolaires, et sceptique sur la manière dont on va pouvoir retrouver un peu de mixité sociale et de plus grandes chances scolaires pour ceux qui en ont le moins. C’est quand même cela l’équation à laquelle nous sommes confrontés dans et hors l’école. On est sur les problématiques de rapports entre territoires, qui passent par le logement et les politiques de la ville…

R. G. :

Cela va de pair avec ce qu’on appelle la communauté éducative au sens plein, c’est-à-dire une communauté où les acteurs, parents, acteurs sociaux – que je mets à l’extérieur – et acteurs éducatifs – que je mets à l’intérieur – se retrouvent à égalité, ou en tout cas dans la capacité à entendre l’autre pour ce qu’il a à dire. Pour arriver à cet équilibre, il faut semble-t-il questionner la professionnalité des acteurs de l’école. À l’avenir, l’enseignant ne va-t-il pas être conduit à intégrer le fait que le travail et le dialogue avec les familles sont des choses qui s’apprennent ?

P. P. :

D’abord, la question scolaire est de plus en plus territorialisée et contextualisée. Ensuite, puisque les choses sont moins prédéfinies dans les responsabilités des uns et des autres, dans la prise en charge du suivi scolaire, par exemple des devoirs à la maison si l’on prend cet aspect des relations école-famille, le rôle des acteurs devient plus déterminant aujourd’hui. Un espace de jeu s’est ouvert, mais encore faut-il que les acteurs puissent non seulement être écoutés, mais aussi entendus et qu’un dialogue, une compréhension, une reconnaissance mutuelle s’instaurent. Une légitimation réciproque doit avoir lieu. On se rend compte finalement que beaucoup de choses ont été faites, avec de la « bonne volonté », pour rapprocher les familles de l’école, faire participer les parents etc., mais je n’ai pas vraiment le sentiment que les résultats soient toujours très convaincants car on reste avec les mêmes interrogations. L’école échange avec les parents pour lesquels cela se passe plutôt bien tandis que beaucoup d’autres restent éloignés, voire disqualifiés. Le paradoxe que subissent ces parents « décrochés » est que l’école ne les rencontre pas dans le même contexte : elle les voit quand elle les convoque, et ils sont vite paniqués, ne comprennent pas ce qui se passe. Ils ont alors l’impression d’être mis au pied du mur, d’être alertés trop tard et d’être dépossédés de la  responsabilité éducative de leur enfant. Ce sentiment de dépossession évolue parfois en un sentiment de trahison de la part de l’école à laquelle ils croyaient. Certaines familles se sentent trahies lorsqu’elles apprennent que leur enfant risque d’être orienté vers l’enseignement spécialisé ou qu’il va passer en commission, qu’il va être exclu, qu’il est en voie de déscolarisation… Ils découvrent une situation qu’ils ignoraient parfois totalement, car certains enfants savent très bien détourner les messages de l’école. À long terme, ces élèves sont évidemment les grands perdants de ce petit jeu d’interface entre deux mondes. Mais quand on a des parents qui ne parlent ni ne lisent le français, ou qui ne sont pas à l’aise avec l’écrit ni avec la prise de parole, qui n’imaginent pas prendre un rendez-vous, qui eux-mêmes sont dans des vies chaotiques, on comprend le terreau qui va fabriquer le différent, le conflit parfois entre les parents et l’école ou entre les parents et leurs enfants. Dans ces quartiers, on a donc des configurations sociales et scolaires très différentes de ce que l’on observe dans d’autres écoles, où ce sont plutôt les parents qui anticipent, qui se montrent présents, voire surprésents, et qui, même lorsqu’ils ne sont pas présents, ont une capacité d’influence. Ainsi les situations sont très inégales dans l’accord à trouver entre les parents et l’école.

R. G. :

À propos des professionnels qui sont dans l’action sur les territoires, mais qui ont peu de place dans l’action éducative à l’intérieur de l’école, sauf en cas de nécessité absolue, j’ai l’impression que tous ceux qui relèvent de la politique de la ville et qui développent ces compétences n’ont pas leur mot à dire une fois que l’on passe la grille de l’école…

P. P. :

Les nouvelles professionnalités se construisent déjà, mais elles se construisent sur le terrain, au jour le jour. Ce qui manque, et une part de responsabilité revient peut-être à l’institution, c’est l’exploitation de ce qui est fait concrètement, des actions et expérimentations qui sont menées, des difficultés rencontrées. Il faudrait davantage accompagner, me semble-t-il, les professionnels, et les enseignants en premier lieu. Dans le secondaire, ce sont massivement des débutants qui sont dans les quartiers les plus difficiles. Non seulement ils découvrent un métier, mais ils découvrent des environnements et des cultures souvent éloignés de ceux qu’ils ont connus. Ce serait leur faire un mauvais procès que de leur reprocher de ne pas prendre en compte la réalité des familles. Ils se retrouvent, lors de leur prise de fonction, dans des contextes qu’ils ne soupçonnaient pas et face à des populations qu’ils n’avaient jamais côtoyées, ni de par leur origine, ni de par leur trajectoire scolaire. Une phase  d’accompagnement des professeurs débutants serait donc nécessaire, mais pas simplement vis-à-vis du métier. Il convient de les accompagner également par rapport au contexte social auquel ils sont confrontés. Il est nécessaire d’avoir à un moment donné des temps de mise à distance de son expérience et de réflexion pour poser les choses, redéfinir son action et sa posture. À écouter les enseignants sur le terrain, il y a une forme de vacance institutionnelle sur ce chapitre. Certains de ces enseignants éprouvent un sentiment d’abandon, d’autant que les équipes sont moins stables dans les établissements où il y a peu de gratifications alors qu’il faut donner beaucoup de soi. Ils peuvent avoir le sentiment d’un retour qui n’est pas à la mesure de leur engagement. La prise en compte de ces différences de métier et de la façon de travailler ensemble ou avec les parents mériterait d’être davantage étudiée. Sur ce dernier point, il est souvent dit qu’il faut tout faire pour que les parents entrent dans l’école, créer des dispositifs, des lieux pour les accueillir, mettre en place des actions, etc. Mais beaucoup de parents hésitent à franchir le seuil symbolique du portail de l’établissement ou de la classe où ils ne perçoivent pas clairement leur rôle, donc peut-être faut-il se poser le problème autrement. Car ce qui est frappant, c’est le discours des parents eux-mêmes puisque, pour un grand nombre d’entre eux, la norme consiste à ne pas intervenir. Ils considèrent que lorsque l’enfant est à l’école, il est sous sa responsabilité, et ils sont tout à fait disposés à faire confiance. Ils ne voient pas ce qu’ils pourraient apporter, ils ont plutôt peur de déranger, comme ils le disent souvent. Pourtant, l’école reste sur une conception du rôle des parents selon laquelle il revient au parent de prendre l’initiative, d’être présent, de suivre la scolarité, d’aider dans les devoirs à la maison, etc. Mais si d’emblée on adopte cette ligne, on piège les parents, puisqu’on leur demande de répondre à une attente alors même qu’ils n’ont pas les compétences requises. Si on déconstruit la figure idéale de parent d’élève, on se rend compte qu’il y a un certain nombre de dispositions et de ressources que les parents doivent posséder mais qui évidemment sont très inégalement distribuées.

R. G. :

Je pense que cela demande une forme d’engagement comparable à l’engagement associatif. On est loin de l’école utopique des années 1960-1970 très ouverte architecturalement, sans grilles ni murs…

P. P. :

J’ai mené une enquête dans un grand lycée de la banlieue nord de Paris. C’est un lycée qui n’a cessé de rajouter du grillage au grillage, de dresser des murs, un portique de filtrage à l’entrée avec un assistant d’éducation posté, des caméras dans l’enceinte de l’établissement, dans une conception très défensive et très hostile finalement, cherchant à mettre à distance un environnement jugé menaçant. Ce genre de lieu est difficile à s’approprier pour les élèves et pour les parents. L’établissement peut devenir une extraterritorialité soit parce qu’il se ferme à son environnement, soit parce que les enseignants n’investissent pas la vie locale ni même ne travaillent avec les partenaires hors l’école.

R. G. :

L’utopie de ces années fonctionnait car bien souvent les enseignants et les personnels habitaient le quartier.

P. P. :

Il existait il y a encore une trentaine d’années une forme de proximité entre les enseignants et la population, y compris dans les quartiers populaires, et qui s’est perdue. Cette distance est aussi celle de parents ayant connu une expérience douloureuse de l’école, où ils ont pu vivre eux-mêmes l’échec scolaire. L’école est une institution dont ils attendent beaucoup, mais en même temps ils constatent qu’elle peut conduire à des expériences et des carrières scolaires négatives. Ils sont donc à la fois dans une forte dépendance et une forte dépossession face à l’institution scolaire. Ces parents font confiance et accordent leur reconnaissance jusqu’à ce que la relation se grippe. Ainsi, comment l’institution scolaire peut-elle anticiper face à ces parents ? On arrive alors sur le terrain des médiations, des ponts à dresser entre l’école et les familles, mais aussi à l’intérieur du quartier. On parlait d’individualisation des élèves, mais il y a aussi une forme d’individualisation des parents d’élèves qui sont seuls face à des enseignants et se sentent vulnérables vis-à-vis de l’institution. Comment prendre des initiatives sans se sentir dominés symboliquement, voire « honteux » scolairement ? Il y a un enjeu à repenser ce lien, sans qu’il soit nécessairement de l’ordre du présentiel, car cela peut être tout à fait symbolique, par le biais de la reconnaissance mutuelle, de la légitimation réciproque. Par exemple, les enseignants attendent beaucoup des familles dans des tâches scolaires et les parents se sentent jugés à travers ce prisme alors qu’ils essaient de bien faire, à la mesure de ce dont ils sont capables. Comment leur adresser des signes par lesquels l’école reconnaît leur investissement et attend une même reconnaissance de leur part. Plutôt que de se demander comment amener les parents dans l’école, puisque cela ne fonctionne visiblement pas, il faudrait plutôt s’interroger sur la manière de créer d’autres formes de lien. Il y a ainsi un enjeu dans le rapport à établir entre l’espace domestique et l’espace scolaire afin que l’enfant qui rentre chez lui ne s’oublie pas en tant qu’élève, qu’il continue de s’enrichir à travers les savoirs qu’il a reçus en classe, qu’il puisse les faire partager, que cela prenne sens pour lui et pour ses proches. C’est vraiment cette question de l’équilibre dans l’échange et de la reconnaissance qu’il faut pouvoir négocier avec les parents.

R. G. :

Je connais une expérience suisse, à Genève, les « sacs d’histoire », où des enfants de grande section de maternelle rentrent à la maison avec un sac. Dans ce sac, se trouvent une mascotte et des livres pour enfants avec des post-it de traduction dans la langue de la famille faite par des médiateurs. L’histoire est aussi enregistrée sur un CD au cas où la langue ne soit pas maîtrisée à l’écrit. Le sac va de famille en famille, et l’école arrive dans la maison par ce biais, sans mettre en difficulté la famille mais au contraire en reconnaissant qu’elle peut faire des choses. Cela permet de légitimer l’action de la famille.

P. P. :

Bien loin de reconnaître la légitimité des parents, on les disqualifie symboliquement puisqu’on les confronte à ce dont ils ne sont pas capables à la fois vis-à-vis de l’école mais aussi vis-à-vis de leurs propres enfants. Lorsque les parents ne peuvent pas aider aux devoirs à la maison, ne peuvent pas comprendre ce qui se passe à l’école ni ce qu’ils signent dans le cahier de textes, il y a des effets de disqualification symbolique des parents qui sont assez redoutables. C’est ensuite assez difficile de leur demander d’exercer une autorité sur leurs enfants. Mon hypothèse consiste à penser que ces disqualifications symboliques à travers le scolaire vont engendrer ce que j’appelle l’autonomisation précoce des enfants. Ces enfants, dont on dit que les parents ne les tiennent plus, qui sont très tôt livrés à eux-mêmes, sont aussi l’expression de l’impuissance des parents disqualifiés notamment par l’école, à la fois sur le terrain scolaire mais parfois aussi dans les pratiques éducatives à la maison.

Pierre Périer est sociologue, professeur en sciences de l’éducation, université de Rennes II.

 

 

 

 

 

 

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