PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

In Terra Nova : La fondation progressiste – le 8 octobre 2013 :

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Terra Nova organise aujourd’hui une conférence-débat sur l’enfance au coeur des politiques publiques, en présence de la ministre à la réussite éducative. La présente note a pour objectif de poser les enjeux de la définition d’une politique de l’enfance : à une période clé du développement de l’individu, le politique doit mieux cibler son intervention pour ouvrir aux enfants un meilleur avenir. L’amélioration des conditions d’accueil et d’éducation des jeunes enfants est l’un des moyens les plus efficaces pour préparer la France de 2030.  Cette note, qui préfigure un rapport que Terra Nova publiera en janvier 2014 dans la perspective des élections municipales, préconise notamment de définir, au niveau national, un quatrième objectif de la politique familiale, centré sur le développement éducatif de l’enfant et la promotion de l’égalité des chances et d’encourager, au niveau local, les établissements à améliorer la qualité éducative de leurs projets d’accueil. Elle propose également  de mobiliser les collectivités locales pour réaliser rapidement l’objectif national d’accueil d’au moins 10 % d’enfants de familles pauvres dans les structures collectives.

 

 

Synthèse 

Chaque année, près de 200 000 enfants, issus en majorité de milieux défavorisés, entrent en 6e sans bien maîtriser la lecture et le calcul. Leurs chances de réussite sociale et professionnelle en sont gravement compromises, ce qui creuse les inégalités dans notre pays, alimente le chômage et réduit nos perspectives de croissance économique. Or, cinquante ans de recherches scientifiques nous montrent qu’il est possible de prévenir ces inégalités en intervenant dès le plus jeune âge : parce que la petite enfance est la période de développement la plus intense de toute l’existence, des crèches ou une école maternelle de grande qualité peuvent donner à nos enfants un bien meilleur avenir, notamment lorsqu’ils sont issus de milieux modestes.
 
La petite enfance doit devenir un thème central de notre débat public : elle est un enjeu politique crucial pour notre avenir, et elle peut en outre nous permettre de redonner de l’optimisme à notre modèle social. En effet, la France est parmi les pays les mieux armés pour faire de la petite enfance la clé d’un développement social et économique partagé. 370 000 places de crèches, 900 000 places potentielles d’assistantes maternelles, une forte tradition de scolarisation dès 2 ans : nos familles bénéficient d’une offre déjà abondante et de professionnels de qualité, qui contribuent à une natalité dynamique et à un taux élevé d’activité des femmes. Il est possible de faire de cette offre un des atouts majeurs de notre pays en améliorant fortement son contenu éducatif et en la rendant plus accessible aux enfants qui en ont le plus besoin. Des expériences positives, conduites en France, ont déjà démontré leur efficacité. Diffusons-les ! La petite enfance est une chance pour la France !
 
Tel est l’objet d’un rapport que Terra Nova publiera en janvier 2014 et dont les orientations vous sont présentées aujourd’hui dans une note de préfiguration. D’un esprit résolument optimiste et pragmatique, ce travail entend promouvoir les expériences innovantes qui montrent que nos crèches ou nos écoles peuvent faire encore mieux en termes de qualité éducative de l’accueil des jeunes enfants. Il proposera des recommandations concrètes aux décideurs nationaux et locaux, en particulier aux maires en vue des élections municipales de mars 2014.  Il inclura enfin un guide pratique et clé en main à destination des acteurs qui souhaiteraient adapter à leur contexte les expériences réussies identifiées.
 
Les premières orientations du rapport sont détaillées dans la présente note :
 
– Au plan national, définir un quatrième objectif de la politique familiale qui serait centré sur le développement éducatif de l’enfant et la promotion de l’égalité des chances ;
– Au plan local, encourager les établissements à améliorer la qualité éducative de leurs projets d’accueil du jeune enfant en s’appuyant sur les meilleures pratiques recensées et sur les acquis de la recherche scientifique : enrichissement de l’environnement général en stimulations linguistiques, traitement précoce des retards de langage, implication des parents ;
– Mobiliser les collectivités locales pour réaliser rapidement l’objectif national d’accueillir au moins 10 % d’enfants des familles pauvres dans les structures collectives : critères d’attribution des places transparents et harmonisés, mécanisme d’accès préférentiel pour les familles à bas revenus, fin du statut prioritaire donné aux parents ayant une activité professionnelle. 

Note intégrale 

Introduction 

Chaque année, près de 200 000 enfants, issus en majorité de milieux défavorisés, entrent en 6e sans bien maîtriser la lecture et le calcul. Leurs chances de réussite sociale et professionnelle en sont gravement compromises, et leurs difficultés sont un des principaux problèmes que connaît la France. Or, la recherche expérimentale sur le jeune enfant a montré que ces problèmes sont les mieux prévenus lorsqu’ils sont traités dès le plus jeune âge, qui constitue la période de développement la plus intense de toute l’existence. Nous savons aujourd’hui que des actions de grande qualité durant la petite enfance peuvent transformer durablement les perspectives de succès social et économique de leurs bénéficiaires, notamment lorsqu’elles profitent à des enfants issus de milieux modestes.
 
Pour favoriser ainsi les chances de réussite des enfants les moins favorisés, les multiples leviers de la politique de la petite enfance peuvent être mobilisés utilement : dispositifs de santé publique dédiés au jeune enfant, détection, soutien à la parentalité, dispositifs d’accueil du jeune enfant, prévention des situations de maltraitance, etc. Cette note fait cependant le choix de présenter en priorité l’impact des structures collectives d’accueil du jeune enfant, car elles constituent le levier le plus puissant pour favoriser le développement éducatif et réduire les inégalités face à la réussite scolaire ultérieure.
 
Multiples sont aussi les objectifs pédagogiques des structures d’accueil du jeune enfant, qui doivent viser l’épanouissement de l’enfant dans toutes ses dimensions : séparation d’avec les parents, éveil, socialisation, développement affectif et psychomoteur, développement linguistique et cognitif. Toutefois, cette note insiste particulièrement sur la dimension du développement linguistique précoce de l’enfant, aujourd’hui trop négligée dans les crèches françaises alors même que la recherche montre son importance déterminante pour la réussite scolaire et professionnelle. 

1 – Les connaissances scientifiques : la petite enfance a un impact déterminant sur la réussite éducative ultérieure 

1.      1  – A 3 ans, les inégalités sociales face au langage sont déjà très fortes 

La recherche a montré que dès l’âge de 3 ans, au moment de l’entrée en maternelle, les enfants de familles aisées ont un vocabulaire trois fois plus riche que ceux des familles à faible revenu[1].
 
Ce fossé se creuse en fait dès 24 mois. A cet âge, les enfants issus de familles défavorisées ont déjà un moindre niveau moyen de maîtrise du langage, comme l’ont établi des études récentes à l’étranger et en France[2].
 
Ce déterminisme social précoce des inégalités face au langage s’explique par l’inégalité des ressources en développement du langage que chaque enfant trouve dans sa famille. Après la naissance, l’exposition précoce au langage dans le contexte familial prédit en effet la richesse du vocabulaire des enfants et plus tard la qualité des aptitudes verbales et des capacités de lecture et d’écriture[3]

1. 2 – Les inégalités à 3 ans sont déterminantes pour la réussite scolaire ultérieure 

Ces faibles niveaux de compréhension et de production précoce du vocabulaire peuvent à leur tour produire des difficultés ultérieures dans l’apprentissage de la lecture et l’orthographe, entraînant redoublement, voire sortie du système scolaire. Ces effets à long terme ont été largement étudiés non seulement dans les pays anglophones, mais aussi dans le milieu francophone. Ainsi, l’étude longitudinale de référence dans le monde francophone[4] a révélé que le langage des enfants à l’entrée de l’école est le meilleur facteur prédictif du niveau de lecture à l’école primaire.
 
Plusieurs études longitudinales ont également montré les risques qu’un retard précoce de langage entraîne pour le développement de l’enfant : celle de Silva montre que la moitié des enfants ayant à 3 ans un bas niveau de langage présente encore à 7 ans un déficit intellectuel ou un trouble de l’apprentissage écrit[5]. Celle de Beitchman montre que pour des enfants ayant un faible niveau linguistique à 5 ans, le taux de retards s’élève à 72 % à l’âge de 12 ans[6].
 
Une intervention précoce est en outre d’autant plus utile que la petite enfance est la période de développement cérébral la plus intense de toute l’existence : le cerveau d’un jeune enfant est 2,5 à 3 fois plus actif que celui d’un adulte, et la période critique de développement du langage se situe entre 6 mois et 4 ans. La production du lexique chez l’enfant est un phénomène spectaculaire dans toutes les langues, avec un brusque accroissement du vocabulaire entre 12 et 30 mois. En moyenne, un enfant produit 10 mots à 12 mois, 50 mots à 18 mois, plus de 300 mots à 24 mois et 500 mots à 30 mois[7].
 
Pour favoriser le bon développement linguistique de tous les enfants, quelle que soit leur origine sociale, il est donc essentiel de mettre en œuvre une action précoce visant les très jeunes enfants entre 6 mois et 3 ans.

2 – Le meilleur investissement public pour la réussite éducative : accueillir le jeune enfant dans des structures à fort contenu éducatif

2. 1 – L’effet à long terme des meilleurs programmes éducatifs : la démonstration expérimentale d’un impact spectaculaire sur les trajectoires scolaires et professionnelles 

À partir des années 1960, plusieurs expérimentations scientifiques ont été menées aux États-Unis pour mesurer l’impact à long terme des programmes de crèche à fort contenu éducatif. Parmi eux, les projets Perry Preschool et Carolina Abecedarian ont acquis une notoriété mondiale de par leurs résultats positifs spectaculaires.
 
Dans ces deux projets, un groupe d’enfants de milieu très modeste a bénéficié d’un accueil de haute qualité en structure collective, puis les bénéficiaires ont ensuite été suivis pendant trente ans par les chercheurs. Leurs trajectoires ont été comparées à celles d’un groupe témoin d’enfants dont les caractéristiques initiales étaient les mêmes mais qui n’ont pas bénéficié d’un accueil en crèche ; l’accès à chacun des groupes avait fait l’objet d’un tirage au sort afin d’éviter tout biais.
 
Au-delà des nombreuses différences entre les deux programmes (durée de prise en charge, âge des enfants accueillis, taux d’encadrement), le contenu de la prise en charge proposée dans Perry Preschool[8] et dans Carolina Abecedarian[9] partageait des similitudes essentielles. Le programme pédagogique avait été soigneusement conçu par des chercheurs et des praticiens, sur la base des données de la recherche. La succession des activités quotidiennes obéissait à un programme précis et structuré, alternant notamment des jeux éducatifs et des séquences d’apprentissage linguistique direct, la priorité étant donnée au développement du langage. L’ensemble des activités visaient à stimuler l’enfant en recherchant sa participation active aux interactions avec les adultes.
 
Les deux programmes ont permis de démontrer scientifiquement l’impact profond et durable de ces interventions précoces sur la réussite des enfants d’origine modeste :
 
Accroissement considérable des chances de réussite scolaire : ces programmes ont permis d’améliorer très fortement le niveau scolaire des bénéficiaires durant les années immédiatement postérieures à la prise en charge en crèche (gains importants en lecture et en mathématiques, de l’ordre de 0,5 écart-type), mais cette hausse des résultats scolaires s’est en outre avérée durable sur l’ensemble de la scolarité secondaire. Le taux d’obtention du baccalauréat est ainsi supérieur de 50 % chez les bénéficiaires du programme Perry Preschool par rapport au groupe témoin. L’impact positif est également spectaculaire en matière d’allongement de la durée des études (1 an de plus en moyenne dans le programme Perry Preschool), et de chances d’obtention d’un diplôme universitaire (les chances d’obtention d’un diplôme de niveau licence sont 4 fois plus élevées chez les bénéficiaires du programme Carolina Abecedarian que chez le groupe témoin).
 
Accroissement considérable des chances de réussite professionnelle : hausse de deux tiers des chances d’exercer un emploi qualifié et diminution d’un tiers du risque de chômage pour les bénéficiaires du programme Carolina Abecedarian par rapport au groupe témoin ; niveau de revenu supérieur de 42 % à l’âge de 40 ans pour le groupe des bénéficiaires du Perry Preschool par rapport au groupe témoin.
 
Réduction spectaculaire des risques sociaux : le programme Carolina Abecedarian a permis à ses bénéficiaires une baisse de 40 % du taux de naissances à l’adolescence par rapport au groupe témoin, et une division par cinq du risque de dépendre des minima sociaux. Les bénéficiaires des deux programmes ont également un taux de délinquance considérablement plus faible : le programme Perry Preschool a ainsi diminué de près de 50 % le risque d’emprisonnement pour ses bénéficiaires, et d’environ un tiers le risque d’être arrêté pour des faits criminels. 
 

2. 2 – L’accueil de haute qualité du jeune enfant est le meilleur investissement public possible dans le domaine éducatif

 
De nombreuses études postérieures ont confirmé les bénéfices considérables d’un accueil précoce du jeune enfant dans des structures collectives à forte dimension éducative. Il a ainsi été possible d’estimer les bénéfices socio-économiques globaux de l’investissement public dans de telles structures d’accueil du jeune enfant : en les comparant avec les coûts financiers directs de ces investissements, on peut montrer que ces investissements publics sont collectivement profitables, et ont à long terme un ratio coût / bénéfice extrêmement élevé.
En ce qui concerne le programme Perry Preschool, une étude économique a ainsi montré que chaque dollar d’argent public dépensé avait eu un rendement social supérieur à 16 dollars au terme de la période de 40 ans considérée[10].
 

Le prix Nobel d’économie James Heckman a développé cette approche en comparant le rendement socio-économique des investissements publics aux différents niveaux du système d’accueil, de la petite enfance jusqu’à l’enseignement supérieur. Résumée dans la célèbre « courbe de Heckman », cette analyse indique que l’investissement éducatif le plus profitable pour la puissance publique est celui qui concerne les premières années de l’enfant. Ce rendement décroissant des investissements éducatifs publics est en outre d’autant plus marqué que les enfants concernés sont d’origine défavorisée :  

3 – L’offre d’accueil du jeune enfant en France est abondante, mais encore peu orientée vers des objectifs éducatifs et peu accessible aux familles modestes 

3. 1 – L’accueil en crèches est de fait réservé aux familles des classes moyennes et aisées, et reste trop peu tourné vers des objectifs éducatifs

 
La France compte aujourd’hui plus de 370 000 places dans ses établissements d’accueil du jeune enfant[11], soit un taux d’accueil potentiel des enfants de moins de 3 ans supérieur à 15 %. Ce taux est relativement élevé par rapport aux autres pays de l’OCDE[12] et place la France en pointe pour le développement quantitatif d’une offre d’accueil précoce du jeune enfant. Pour autant, notre système d’établissements d’accueil souffre de deux carences majeures :
 
1. Les structures collectives d’accueil du jeune enfant souffrent d’abord d’une très faible ouverture aux enfants des familles les plus pauvres. Selon les dernières données, seuls 4 % des enfants appartenant aux 20 % de familles les plus pauvres sont accueillis dans une crèche (et 2 % sont accueillis par une assistante maternelle), soit un taux d’accueil 2,5 fois inférieur à la moyenne nationale. 92 % des enfants de ces familles modestes sont ainsi gardés à domicile par leurs parents[13]. La raison de ce très faible accès aux crèches n’est pas financière (la participation des familles étant modulée selon leurs revenus) : elle est due avant tout à la concentration des places dans les territoires plus aisés, et à la prise en compte du critère d’activité (voire de bi-activité) des parents dans les décisions d’attribution de places. Les crèches françaises sont ainsi très peu ouvertes aux enfants qui pourraient en bénéficier le plus pour leur réussite éducative future.
 
En décembre 2012, à l’occasion de la Conférence nationale contre la pauvreté, le Premier ministre a annoncé un objectif national d’au moins 10 % d’enfants de familles pauvres en crèche :
 
« A terme, la part de ces enfants dans ces structures devra au moins correspondre à la proportion qu’ils représentent parmi les enfants du même âge sur le territoire concerné, avec dans tous les cas un minimum de 10 %. Pour atteindre cet objectif, l’Etat favorisera notamment la généralisation de commissions d’attribution des places en crèches ayant recours à des critères sociaux transparents. »[14]
 
Cette décision constitue un progrès important dans le sens d’un meilleur accès des crèches aux familles modestes. Mais elle reste insuffisante : un calendrier de mise en œuvre doit encore être adopté, de même qu’une procédure de suivi, et les leviers d’action restent à détailler. L’atteinte de l’objectif nécessitera en outre l’adhésion et l’engagement des collectivités locales ayant la responsabilité des crèches. A supposer même que l’objectif soit réalisé, il permettrait seulement d’atteindre dans les crèches la même proportion d’enfants pauvres que dans la population – alors que la logique de l’égalité des chances plaiderait pour une certaine surreprésentation de ces enfants dans les structures d’accueil collectif.
 
2. D’autre part, la qualité de l’accueil proposé dans les crèches françaises reste à conforter et son contenu éducatif pourrait être considérablement développé. En tant que tel, le fait pour un enfant d’être accueilli en crèche est très favorable à son développement futur et à sa réussite à l’école ; mais la contribution des crèches françaises à la réussite éducative n’a encore jamais été mesurée[15], et elle reste sans doute limitée dans la mesure où elle n’est pas définie comme un objectif explicite de ces structures. Promouvoir les chances de réussite des enfants ne fait pas partie des trois buts officiels assignés à la branche Famille de la Sécurité sociale – la compensation des charges de famille (solidarité horizontale), la réduction de la pauvreté des familles (solidarité verticale) et la conciliation de la vie familiale et professionnelle (promotion de l’emploi féminin notamment)[16]. Historiquement, les structures d’accueil collectif ont été conçues comme un simple mode de garde, permettant aux deux parents de travailler, et non comme une première étape du système éducatif.
 
Le souci du développement de l’enfant est bien sûr très présent dans les pratiques des professionnels de la petite enfance. Mais celles-ci se concentrent sur le respect de normes de sécurité et de santé des enfants accueillis, ainsi que sur leur développement affectif et psycho-moteur : le développement linguistique et cognitif des enfants reste un volet rarement développé dans les projets d’accueil des différents établissements, comme l’a souligné avec force à Grenoble le professeur Michel Zorman[17]. Le processus d’apprentissage du langage chez le jeune enfant est très peu enseigné dans les cursus de formation des professionnels, et la pratique en crèches d’activités permettant une stimulation linguistique reste aléatoire.
 

3. 2 – La scolarisation avant 3 ans bénéficie aux familles modestes mais reste un mode d’accueil peu adapté à la réussite éducative des très jeunes enfants

 
Conscient des bénéfices d’une prise en charge précoce des enfants de milieu modeste, le ministère de l’Education nationale a relancé à partir de la rentrée 2013 la scolarisation des enfants de moins de 3 ans en école maternelle. Pour permettre l’ouverture de nouvelles classes, 3 000 places d’enseignants supplémentaires d’ici 2017 ont été annoncées. L’objectif global est d’atteindre un taux de scolarisation de 30 % dans les secteurs défavorisés. Cette initiative correspond à un retour à une situation antérieure : alors que le taux de scolarisation des enfants de moins de 3 ans était de 35 % en 2001, il avait chuté entre 2002 et 2012 pour atteindre 12 % en 2012[18], même s’il était resté très élevé dans certaines régions (la Bretagne ou le Nord-Pas-de-Calais, notamment). Les justifications de cette baisse étaient notamment budgétaires, alors même qu’une bonne prise en charge des jeunes enfants représente un excellent investissement pour la collectivité.
 
La réforme initiée en 2013 poursuit explicitement un but d’égalité des chances, ciblant les familles aux « environnements sociaux défavorisés »[19]. Elle vise en priorité les zones où les solutions d’accueil du jeune enfant (crèches, assistantes maternelles, etc.) sont les plus faibles. L’exemple le plus frappant est celui de la Seine-Saint-Denis, où le taux d’accueil des enfants de moins de 3 ans était descendu à 5 % en 2012, sans que les places d’accueil du jeune enfant aient augmenté par ailleurs. 
 
Ainsi, les objectifs de la réforme correspondent clairement à l’orientation prônée dans ce rapport. En revanche, des incertitudes demeurent sur la qualité de l’accueil des moins de 3 ans en école maternelle : moins bon taux d’encadrement que dans les solutions d’accueil du jeune enfant, trop grande rareté des compétences spécifiques sur la petite enfance au sein des personnels de l’Education nationale, absence de locaux adaptés, etc. Par ailleurs, le contenu pédagogique de ces premières années d’école fait débat au sein de l’Education nationale. Ne faut-il pas avant tout éviter la « primarisation » de l’école maternelle, c’est-à-dire la préparation trop précoce, en maternelle, des enseignements de l’école primaire ? Ne faut-il pas craindre une stigmatisation des « petits parleurs » à qui on proposerait des exercices spécifiques ? Or, les expériences réussies citées plus haut reposent sur un parti pris clair consistant à effectuer, dès le plus jeune âge, un minimum d’exercices linguistiques et cognitifs explicites auprès des enfants présentant le plus de risques d’échec scolaire futur.
 
En l’absence de cette composante pédagogique, il n’est pas certain que la réforme engagée par l’Education nationale produise la totalité du bénéfice en termes d’égalités des chances qu’on pourrait en attendre. Si bien qu’aujourd’hui, pour un enfant de 2 à 3 ans, des solutions de qualité en crèches semblent préférables à la scolarisation en école maternelle (même si, dans les faits, l’alternative ne se présente pas en ces termes pour les parents, les mêmes territoires ne proposant généralement pas les deux offres).

3. 3 – Certaines expériences encore limitées accroissent l’impact des crèches sur la réussite éducative future des enfants 

Même si le poids des objectifs éducatifs reste encore généralement faible dans les crèches françaises, certaines collectivités développent ce qui s’apparente à des bonnes pratiques. Parmi les principales, on peut citer :
– le choix d’un niveau élevé de qualification des professionnels de crèches (certaines villes emploient 100 % de professionnels diplômés, et parfois uniquement des éducateurs de jeunes enfants et des auxiliaires de puériculture) ;
– la priorité donnée à la formation continue des professionnels (par exemple en matière de bientraitance des enfants, afin de développer un climat affectif propice à leur développement) ;
– une forte implication des parents (y compris les parents non-francophones ou ayant un faible niveau d’éducation), ce qui passe souvent par des formations spécifiques des professionnels à l’interculturalité.
 
Ces initiatives restent cependant limitées car leur impact sur le développement ultérieur des enfants n’est jamais évalué scientifiquement et parce qu’elles ne s’intègrent pas dans un projet global où le développement éducatif serait érigé en objectif central.
 
Parmi les exceptions tranchant avec ce paysage, le programme « Parler bambin » mis en œuvre depuis 2008 à Grenoble se distingue par son choix de réorganiser l’accueil en crèche autour des apprentissages linguistiques. Généralisé après une évaluation scientifique concluante pilotée par Michel Zorman[20], le programme vise à promouvoir de façon cohérente et intensive le développement linguistique des enfants accueillis grâce à trois volets complémentaires[21] :
 
– L’enrichissement linguistique de l’environnement général d’accueil : les professionnels sont formés à développer les interactions langagières avec les enfants dès leur plus jeune âge (« Parler avec l’enfant et non seulement parler à l’enfant »). Il s’agit de parler avec le bébé dès la naissance, en partant de ses intérêts et en encourageant ses tentatives verbales, même lorsqu’ils sont très silencieux.
– Le recours à des « ateliers langage » pour les enfants qui ne parlent pas ou très peu à 24 mois : ces enfants bénéficient chaque semaine de trois ateliers de 20 minutes en très petits groupes (deux ou trois enfants), centrés sur divers supports ludiques (imagiers notamment). Cette stimulation linguistique poussée leur permet en général de développer rapidement leur expression verbale.
– La coopération avec les parents pour les inciter à accompagner le langage de l’enfant : échanges réguliers autour des progrès verbaux de l’enfant, sensibilisation aux méthodes utilisées par les professionnels, partage des savoir-faire et des outils (prêts de livres, etc.).
 
L’évaluation scientifique de l’expérimentation a mis en évidence des effets très positifs sur les performances verbales des enfants ayant bénéficié du programme, par rapport aux enfants du groupe témoin qui n’en avaient pas bénéficié[22]. Elle a montré en outre que les enfants ayant le plus progressé sont ceux qui avaient au début du programme le moins bon niveau de langage : l’efficacité est la plus grande pour les enfants d’origine modeste, en raison des moindres stimulations linguistiques dont ils bénéficient dans leur famille. Le bilan du programme effectué par la ville de Grenoble montre également qu’il a obtenu une forte adhésion des professionnels des structures d’accueil, ainsi que des parents eux-mêmes. De nombreux effets positifs connexes ont également été mis en évidence[23].
 
Le succès du projet à Grenoble et son coût limité[24] ont conduit à sa transposition dans plusieurs autres grandes agglomérations. C’est le cas en particulier à Lille, où il a été expérimenté dans deux structures en 2011, puis étendu à dix structures en 2013 : une forte adhésion des professionnels et des parents a également été observée, et de nombreuses structures associatives et municipales lilloises demandent aujourd’hui à intégrer le programme. Le programme « Parler bambin » a en outre été repris par le département d’Ille-et-Vilaine, et il est en cours de mise en œuvre à Nantes et au Havre notamment[25]. Ces développements attestent de l’efficacité et de l’attrait des programmes de haute qualité éducative pour les établissements. 

4 – Recommandations : assigner un objectif d’égalité des chances à la politique familiale, investir dans la qualité éducative des crèches et les ouvrir aux familles pauvres

A la lumière des constats exposés dans cette note, nous proposons une première série d’orientations générales à destination des acteurs publics de la petite enfance : elles ont pour but que l’accueil du jeune enfant contribue pleinement à l’épanouissement et à la réussite de tous les enfants, en particulier les plus défavorisés.
 
Ces orientations seront précisées et développées dans le rapport que Terra Nova publiera en janvier 2014 et dont cette note constitue la préfiguration. Leur élaboration détaillée se fera en concertation avec les parties prenantes du secteur de la petite enfance, en particulier les collectivités locales, les associations gestionnaires d’établissements et les professionnels du secteur. 

Recommandations à l’État et à la CNAF  

– Lancer le chantier de la définition officielle d’un quatrième objectif de la politique familiale qui serait centré sur le développement éducatif de l’enfant et l’égalité des chances, et viendrait s’ajouter aux trois objectifs existants centrés sur les services aux familles (compensation des charges de famille, soutien aux familles pauvres, et conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle). Cet objectif pourrait être défini dès 2014 dans le cadre du Programme de qualité et d’efficience annexé au PLFSS pour 2015, puis inscrit ultérieurement dans la convention d’objectifs et de gestion de la CNAF.
 
Développer en France des programmes de recherche scientifique tournés vers l’amélioration du contenu de l’accueil en crèche, en relation avec les praticiens. Ces programmes pourraient s’appuyer notamment sur la recherche internationale sur la petite enfance et sur les acquis des programmes d’accueil de haute qualité déjà testés scientifiquement aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. 

Recommandations aux collectivités locales  

– Promouvoir activement l’amélioration de la qualité éducative des programmes d’accueil du jeune enfant dans les établissements qu’elles financent, en s’appuyant sur le recensement des meilleures pratiques. Les projets éducatifs pourraient ainsi inclure l’enrichissement en stimulations linguistiques de l’environnement général, un traitement précoce des retards de langage, et une forte implication des parents – en s’inspirant des acquis de la recherche scientifique et des expérimentations concluantes déjà menées en France et à l’étranger (programme Perry Preschool – High Scope, programme « Parler bambin », etc.).
 
– S’engager pour réaliser rapidement l’objectif gouvernemental d’accueillir au moins 10 % d’enfants des familles pauvres dans les structures d’accueil collectif, et pour aller au-delà. Adopter ainsi dans chaque commune des objectifs précis d’accueil accru de ces publics : pour les atteindre, définir notamment des critères d’attribution des places transparents et harmonisés, incluant un mécanisme d’accès préférentiel pour les familles à bas revenu ou en difficulté sociale, et cesser d’accorder un statut prioritaire aux parents ayant une activité professionnelle.
 
– Dans le cadre des réflexions conduites sur la gouvernance dans le champ de la petite enfance, accroître le rôle des intercommunalités en matière d’accueil du jeune enfant afin de pouvoir développer l’offre d’accueil en structures collectives de qualité dans les communes les plus petites et les moins riches.

 


[1] Betty Hart et Todd Risley, Meaningful Differences in the Everyday Experience of Young American Children, Baltimore, Brookes Publishing, 1995
[3] Hart et Risley, op. cit.
[4] G. Dionne et al., Etude longitudinale du développement des enfants du Québec (ELDEQ 1998 – 2010), Québec, Institut de la statistique du Québec
[5] P. A. Silva et al., “Developmental language delay from three to seven years and its significance for low intelligence and reading difficulties at age seven”, Developmental Medicine and Child Neurology, 1983 25:783-793
[6] J. H. Beitchman et al., “Long-term consistency in speech/language profiles, I: developmental and academic outcomes.” J Am Acad Child Adolesc Psychiatry, 1996b ; 35:804–814
[7] C. Billard, Développement du langage oral chez l’enfant, traité de Pédiatrie, éd. Masson, 2008
[10] Heckman, Moon, Pinto, et al., "The Rate of Return to the High/Scope Perry Preschool Program", 2010, Journal of Public Economics, 2010, 94 (1-2), 114-128
[11] Françoise Borderie, « L’offre d’accueil des enfants de moins de trois ans en 2011 », DREES, Études et résultats n° 840, mai 2013
[12] Rapport Petite enfance, grands défis II : Éducation et structures d’accueil, OCDE, mai 2007 : avec une dépense publique de 1 % de son PIB consacrée aux établissements d’accueil du jeune enfant, la France se place au 5e rang de l’OCDE, derrière les pays nordiques. La dépense publique de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne dédiée aux EAJE représente moins de la moitié de celle de la France.
[13] Sévane Ananian et Isabelle Robert-Bobée, « Modes de garde et d’accueil des enfants de moins de 6 ans en 2007 », DREES, Etudes et résultats, n° 678, février 2009.
[14] Plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale adopté par le Gouvernement le 21 janvier 2013. Cet engagement se retrouve sous une forme moins ambitieuse dans la Convention d’objectif et de gestion 2013 – 2017 de la CNAF (p. 7 et pp. 50-51) : « Par ailleurs, des outils de financement définis dans la COG viendront à l’appui de l’action des collectivités territoriales pour rendre effectivement possible l’atteinte de l’objectif d’accueil de 10 % d’enfants issus de familles pauvres dans les crèches, élément du plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale. Enfin, une attention particulière sera portée aux parents et enfants confrontés à un handicap. »
[15] La première étude longitudinale française sur le devenir d’une grande cohorte d’enfants n’a par exemple été lancée qu’en 2011 (www.elfe-france.fr/).
[16] Programme de qualité et d’efficience de la branche Famille annexé au Projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2013 : http://www.securite-sociale.fr/Annexe-1-du-PLFSS-2012-PQE-Famille
[17] Michel Zorman et al. « "Parler bambin", un programme de prévention du développement précoce du langage », ANAE, n° 112-113, mai 2011.
[18]            « La scolarisation à deux ans », Éducation et formations n° 82, DEPP, décembre 2012.
[19]            Circulaire du ministre de l’Education nationale n° 2012-202 du 18 décembre 2012, « Accueil en école maternelle. Scolarisation des enfants de moins de trois ans », BOEN.
[20] Zorman et al. « "Parler bambin", un programme de prévention du développement précoce du langage », ANAE, n° 112-113, mai 2011.
[21] Cf. la plaquette de présentation mise en ligne par le CCAS de Grenoble :
[22] Zorman et al. article cité
[23] Notamment : amélioration des relations entre les parents des familles fragiles et les institutions d’accueil, meilleure adaptation des enfants bénéficiaires du programme lors de leur entrée à l’école maternelle, etc.
[24] Les principaux postes de coût du programme sont un éventuel appoint en personnel (recours à des contrats aidés à Grenoble), les frais de formation initiale des professionnels et l’investissement dans certains outils pédagogiques (imagiers, etc.).
[25]   L’essaimage du programme « Parler bambin » s’appuie notamment sur les outils proposés par les éditions de la Cigale : http://std.editions-cigale.com/parler-bambin

 

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