PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

In Le Monde.fr – le 9 octobre 2013 :

Accéder au site source de notre article.


J’ai souvent entendu des professeurs qui avaient enseigné en ZEP s’exclamer, en arrivant dans un établissement plus tranquille, " ce n’est pas le même métier", "je fais enfin mon boulot".

A contrario, j’ai longtemps pensé, quand j’étais en ZEP ( de 1997 à 2008), que j’avais le "privilège", dans un établissement difficile, d’être en contact avec une forme de vérité de l’enseignement. A chaque mutation, à chaque fois dans un collège plus favorisé que le précédent, j’ai peur de m’ennuyer, de n’avoir rien à faire, de n’avoir rien à observer, rien à dire, de devoir me contenter de faire cours. Comme si la difficulté des conditions d’enseignement, les obstacles sociaux, la violence étaient une garantie d’authenticité.  A ce titre, reconnaissons-le, la voix d’un professeur en ZEP porte généralement plus que celle d’un enseignant équanime (si ça existe !) dans un collège paisible (si ça existe)  dont les récits perdent en horrifique et spectaculaire.

Tout se passe comme si, selon les points de vue, certains collèges étaient plus vrais que d’autres. Les uns, parce qu’ils sont au cœur de la tourmente, parce qu’ils sont fiévreux, denses, impossibles, que, dans ce contexte, ils exprimeraient une forme de vérité (la vraie vie, les vrais gens, les vrais problèmes). Les autres, parce qu’ils sont censés incarner le lieu idéal de la transmission pure non piratée par des considérations sociales, économiques, géographiques.  Les collèges intermédiaires, calmes, répartis dans toute la France, parfois agités, parfois pas, les collèges entourés de champs, eux, sont en général peu évoqués dans les médias. Comme s’ils ne représentaient qu’une vérité floue de l’enseignement (pas assez  pyrotechniques, pas assez chics).  Et je ne parle pas de l’enseignement privé (dans sa diversité) dont on entend peu d’échos.

Bref bilan. Trois collèges : un en ZEP en Seine-Saint-Denis, un, parisien, mi-zep, mi-raisin (de plus en plus difficile en tout cas) pendant cinq ans, un, maintenant, dans un quartier favorisé de Paris. Il est évident que les conditions d’enseignement et le public changent radicalement (bien qu’il n’y ait jamais d’homogénéité totale, que les élèves viennent quand même d’horizons divers, c’est l’avantage des établissements publics et de la politique des logements sociaux). Ai-je pour autant l’impression, à chaque changement d’établissement, de "faire un métier différent", de faire, enfin, mon métier ou, au contraire,d ‘être devenue inutile ?

Aucunement. Mais vraiment, vraiment pas. C’est ce qui est galvanisant. Bien sûr, les conditions pour exercer son métier sont différentes (je n’ai pas à lutter contre des bombes lacrymo dans le couloir), bien sûr les problèmes rencontrés sont autres, bien sûr c’est plus facile (mais en même temps, j’ai plus d’expérience)(j’ai d’ailleurs remarqué qu’un prof qui avait du bordel dans son cours en ZEP en avait aussi ailleurs,  un cours ne va jamais "tout seul", de soi, une classe a TOUJOURS besoin d’autorité, de technique, de tactique) mais c’est toujours aussi dense, intrigant, complexe.  C’est précisément ce qui me plait et, par la même occasion, rend pensables les 30 années qui me restent encore à enseigner !(il faut imaginer Sisyphe observateur).

L’enseignement n’apparaît jamais,  nulle part,  dans toute sa lumière, dans toute sa vérité (dans deux secondes, je parle d’enseignophanie !) On l’attrape par bribes, par morceaux. En ZEP, on comprend tant de choses dans l’urgence, dans la souffrance et l’enthousiasme de la jeunesse (salut les gars, j’ai 25 ans et je vais changer le monde). Mais on passe à côté de tant d’autres, plus subtiles, plus menues. On en découvre aussi tellement dans un cadre plus calme qui laisse le temps de comprendre en finesse ce qui se joue dans un cours, ce que l’on tient à transmettre (quand on ne lutte plus pour faire cours, on se demande "pourquoi" et" pour quoi" fait-on cours). On prend le temps d’observer des détails, de scruter les interstices, on en chie moins mais on se pose des questions bien plus douloureuses (il est plus difficile de dire que c’est la faute à la société si nos résultats sont mauvais), on sent davantage ses responsabilités, ses devoirs, ses marges de manœuvre.

Et puis, il y a ceci de vraiment émouvant. Malgré tout, malgré les inégalités, les élèves sont les élèves. Partout.  On a affaire à l’enfance, à une génération (unifiée par des références, par Facebook, par le net, par la , par les films, par des expressions), on affaire à des jeunes gens qui se déconcentrent si la pluie se met à tomber, qui vous regardent en rigolant, qui ont envie d’être ailleurs, qui s’enthousiasment pour les métamorphoses de Zeus, qui tentent de tricher, qui se paument dans leur classeur, qui font tomber leur trousse, qui posent des questions marrantes, qui ne font pas leur boulot, qui bossent, qui pleurent, qui boudent quand on leur demande leur carnet. Il y a une unité de l’élève qui est émouvante, rassurante et passionnante. Il y a une difficulté inhérente à la question même de la transmission que l’on retrouve partout : comment faire, comment faire pour que tout ne soit pas oublié, comment être efficace, comment faire progresser, comment être pertinent et ne pas faire cours pour faire cours, comment leur apprendre à être curieux et attentifs dans la vie.

Bref, l’enseignement n’est pas, à mes yeux, plus vrai ici ou là. On en découvre des facettes différentes selon le lieu et l’ambiance. D’où l’utilité de changer d’établissement (bien que sur la durée, dans un même collège, on observe sans doute des choses vraiment profondes, sur le temps long, à la Braudel !). D’aller explorer des univers différents. De ne jamais cesser de scruter, de comparer, d’espionner. De se questionner. De ne jamais penser que l’on est arrivé (ça c’est l’ennui assuré), que la partie est gagnée (ou perdue). De toujours vivre sa carrière (ouarf !) en aventurier. Arche perdue, Graal, crâne de cristal, tout est à trouver.

Print Friendly

Répondre