PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

Texte présenté par Marie DURU-BELLAT à la Conférence européenne sur la Recherche en Education Université de Dublin septembre 2005 (avec l’aimable autorisation de l’auteur et la traduction de Françoise Malique) DEMOCRATISATION DE L’EDUCATION ET REDUCTION DES INEGALITES :
UN RAPPORT MANIFESTE ?

Marie Duru-Bellat
Sociologue, Professeur en Sciences de l’Education, Université de Bourgogne (Dijon, France) et IREDU-CNRS ( marie.duru-bellat@wanadoo.fr)

Texte présenté à la Conférence Européenne sur la Recherche en Education, Université de Dublin, 7-10 septembre 2005.

Groupe de travail 23 : politique des études et stratégies éducatives.

La démocratisation de l’enseignement est habituellement présentée comme un moyen privilégié de réduire les inégalités sociales. Mais cette vision consensuelle est rarement évaluée de façon précise. Dans cette présentation, nous allons essayer de mettre en perspective ce que nous savons concernant l’évolution des inégalités face à l’éducation et les inégalités des chances, en France, depuis les années 50 : est-ce que la société est devenue plus équitable depuis que l’enseignement est plus répandu ?

Regardons tout d’abord l’évolution de la mobilité sociale en France. Pendant le vingtième siècle, la tendance globale est à la stabilité. Une certaine évolution existe (dans le sens d’une ascension sociale pour un nombre important de personnes), mais la plus grande part est liée au fait que la structure sociale s’est modifiée : diminution du nombre de paysans et importance croissante des emplois les plus qualifiés ( professions de management, professions intellectuelles…) ; mais en dépit d’un accès plus large aux métiers de haut niveau, les modalités et la force des relations entre la classe d’origine et la classe d’arrivée restent largement préservées. Pourtant, on peut conclure en une légère mais continue diminution de l’efficacité de ce couple situation sociale de départ et ascension sociale finale.

Mais il y a un contraste entre la relative stabilité de la mobilité sociale et la formidable croissance de l’offre éducative. Comment expliquer cette différence ? Nous allons explorer trois réponses possibles.

1. Alors que le diplôme obtenu participe pour une très large part à l’ascension sociale, la répartition des diplômes reflète les inégalités.
Regardons maintenant du côté de l’inégalité sociale d’accès aux diplômes, ce qui est un sujet très controversé : la tendance globale est la suivante : comme quelques niveaux d’éducation sont maintenant atteints par tout le monde ( ce que l’on nomme « démocratisation »), les inégalités se sont modifiées.

En France, depuis les années 50, le pourcentage d’une génération qui a obtenu le niveau du Baccalauréat est en croissance spectaculaire : il était aux environs de 5% en 1950, il a atteint 21% en 1970, 43% en 1990 et reste stable aujourd’hui aux environs de 69%. Aujourd’hui, un enfant sur cinq quitte l’école avec un diplôme au moins équivalent à « bac +3 »(ce qui fait trois ans d’études après l’obtention du bac), 40% avec « bac+2 ».

Mais l’accès aux différents diplômes reste empreint d’inégalités très fortes : parmi les élèves qui sont entrés dans le secondaire en 1989, 85% des couches sociales les plus élevées ont obtenu un baccalauréat ( général ou technique), comparé aux 37% d’enfants des travailleurs manuels et seulement 23% d’enfants ayant leurs parents au chômage ou retraités (1).

Aujourd’hui, les inégalités prennent des formes très variées (pas tellement pour l’accès au baccalauréat mais pour le choix baccalauréat obtenu, ce qui détermine la trajectoire ultérieure, pas tant pour l’accès au Supérieur qu’en ce qui concerne quelle filière du Supérieur…). Nous sommes en face d’une stabilité, avec même une tendance à la croissance, concernant ce que nous pouvons appeler la « spécificité sociale » des différents parcours. Aujourd’hui, parmi les lycéens, 50% d’enfants de professeurs (45% d’enfants des autres groupes) suivent des filières scientifiques, comparé à environ 20% d’enfants de travailleurs manuels sans qualification ; les derniers sont le plus souvent dans les filières professionnelles (2) .

Et le développement du « bac professionnel » a été un élément important de cette « démocratisation ségrégative » ( les élèves issus des groupes les plus bas dans l’échelle sociale et des chômeurs comptent pour 70% du nombre total de ces élèves).
De cette façon, dans le secondaire, nous sommes en face d’une démocratisation inégalitaire et ségrégative. C’est la même chose au niveau des études universitaires : la proportion d’étudiants issus des classes populaires est en augmentation mais, en même temps, l’évolution est contrastée à cause des parcours différents et inégaux : maintien des inégalités dans les filières d’élites, ouverture sociale des troisième cycles universitaires. Aussi, parmi les jeunes nés entre 1959 et 1968, il y a environ 21% des enfants d’enseignants ou des élites qui sont entrés dans une grande école, ceci à comparer avec moins de 1% des enfants de travailleurs manuels.

La première explication au fossé qui sépare la très augmentation de la mobilité sociale et la très forte croissance des scolarités est que cette dernière n’a pas été accompagnée d’une démocratisation réelle et proportionnelle. S(il y a bien un desserrement de la relation entre origine sociale et éducation (car chaque élève va plus loin), ceci est compatible avec une stabilité remarquable (ou une légère croissance) des inégalités sociales vers de plus hauts niveaux.

2. Une seconde façon pour expliquer ce décalage est que nous sommes en face d’un processus de dévalorisation des diplômes, lié à leur expansion.
Bien que les études longues servent à se protéger du chômage, les étudiants qui ont un diplôme de troisième cycle doivent faire face à d’importants problèmes depuis le debut des années 90, et entrent en compétition avec ceux qui ont seulement un diplôme de second cycle. Les moins bien dotés sont le plus souvent relégués à des tâches subordonnées et ont très peu accès aux métiers qualifiés.

Jusqu’à la génération née en 1967, la possession du baccalauréat garantissait à 50% l’obtention d’un premier travail à haute responsabilité ; ce n’est plus le cas et cette frontière est maintenant rapprochée du « bac+2 » : à partir de cette date, on peut avoir une chance sur deux d’obtenir un travail manuel ou un emploi de bureau.

Aujourd’hui, qui arrive à quelle catégorie professionnelle ?
Métiers (en mars 2002) pour les jeunes ayant quitté l’école avant environ 5 ans
Professions superieures Professions intermédiares Employés de bureau, travailleurs manuels Chômeurs
Grandes écoles 76 13 4 7
Bac+3 ou 4 27 39 21 13
Bac+2 5 48 38 9
Bac 3 23 52 22
CAP-BEP 0 8 70 22
Pas de diplômes 0 4 47 49

Source : enquête Emploi, INSEE

Aujourd’hui, seuls les étudiants sortant des grandes écoles ont des chances d’avoir une situation élevée. Concernant les étudiants des universités (niveau bac + 3 ou 4), ils ont, en gros, autant de chances d’avoir un emploi de bureau qu’une profession supérieure. La probabilité d’avoir un métier hautement qualifié est pratiquement nulle pour les bacheliers…

Mais il est très important de souligner qu’un diplôme donne toujours un certain avantage : c’est mieux d’avoir un « bac+ 3» qu’un bac ou un bac plutôt que pas de diplôme…Aller le plus loin possible dans le système éducatif reste un bon pari sur l’avenir, même si cet avantage tout relatif a légèrement faibli depuis les années 70.. Ceci encourage la tendance à vouloir aller toujours plus loin : les individus sont pris dans un piège qui les contraint à acquérir plus de diplômes pour avoir les mêmes résultats que leurs aînés ; et dans ce « piège des opportunités » ( comme le nomme Philip Brown), les classes favorisées et les classes moyennes ont plus de chances.

Une seconde piste pour expliquer le fossé entre la croissance en matière de scolarisation et la stabilité des chances dans la vie est que l’avantage relatif donné par les qualifications a beaucoup diminué : même si les étudiants issus des classes laborieuses ont plus de diplômes, ces diplômes ont moins de valeur sur le marché du travail.

3. la troisième explication est que le métier que vous obtenez et la position sociale à laquelle vous parvenez ne dépendent pas entièrement de votre niveau de diplômes. Avec les mêmes références, les jeunes n’ont pas les mêmes chances à cause de leurs groupes sociaux d’appartenance et cette tendance est pratiquement stable ou à la rigueur en très légère augmentation…

Quittons maintenant le niveau du micro (le niveau des individus) pour celui du macro, la question restant : quel est le bénéfice pour une société dans son ensemble, à ce plus d’école… ?
D’abord, concernant les bénéfices économiques…les liens entre la croissance en éducation et la croissance économique est une donnée très controversée parmi les économistes. Le niveau d’études semble stimuler la croissance économique mais, ceci concerne principalement les pays sous-développés, ( quand le niveau primaire devient universel). Mais, aujourd’hui, il n’y a aucune étude sérieuse qui démontre que, pour des pays riches comme les nôtres, un plus de scolarité entraînerait une orientation politique vers plus de prosperité.

De plus, nous pouvons être encore plus sceptiques concernant les effets joints attendus à partir de la croissance en éducation ; aujourd’hui, qui dirait que les jeunes les plus éduqués font preuve de plus d’esprit civique, qu’ils manifestent plus de curiosité intellectuelle, semblent plus intégrés socialement etc…Et le fait que l’éducation est de plus en plus considérée comme un simple bien qui va amener à une position sociale élevée peut être considéré comme une perversion, conduisant à « une maladie du diplôme », ce que Ronald Dore a expliqué en 1976, dans les pays développés (il a décrit l’inflation des diplômes, et l’augmentation de leur valeur comme critère à l’embauche, réduisant les études à une course aux examens, avec des effets pervers sur la qualité de l’apprentissage qui devient de plus en plus une attitude dérivant vers le ritualisme, sans intérêt intrinsèque pour la connaissance…)

Conclusion :

Donc, on peut se demander si une politique de croissance scolaire peut être un moyen efficace pour réduire les inégalités sociales. On peut plutôt soutenir que la croissance en éducation est précisément ce qui permet de maintenir les inégalités sociales.
Nous reprenons ici quelques allusions de Collins concernant les diplômes et les références comme des stratégies légitimes de classe, ou la thèse de sociologues tels que Hout, Raftery et Bell (1993) dans « comment conserver les inégalités de façon durable » , thèse qui nous montre les stratégies entreprises par les acteurs pour s’efforcer de conserver leurs avantages avec la complicité des politiques puisque le système éducatif est financé par des fonds publics.
Alors que le gouvernement français poursuit le but politiquement consensuel d’allonger les études (le dernier objectif est de conduire 50% d’une génération à un diplôme du Supérieur), ceci co-existe avec le fait de laisser 8% d’élèves quitter le système éducatif sans aucune qualification. Bien sûr, on peut argumenter que plus d’éducation est une bonne chose en elle-même ; mais on peut répondre que si l’éducation est de plus en plus un moyen de sélection, si c’est principalement un bien utile pour la position sociale, cela a pour conséquence qu’un grand nombre d’élèves échouent ( les gagnants ne doivent pas être trop nombreux, s’ils ont à gagner quelque chose). Deuxièmement, cela pervertit son sens…Nous semblons avoir oublié que l’éducation peut avoir (et c’était ainsi dans le passé) d’autres fonctions que la sélection et le tri… Cela ne doit pas nous polariser sur les résultats quantitatifs (en France, 80% ou 50%…) mais nous invite à ne pas négliger la question : quelle sorte d’éducation voulons-nous et pour quoi ?.

Ces questions sont importantes, puisqu’elles concernent le rôle que nous donnons à l’éducation, dans la distribution des positions inégalitaires de la vie…Tout particulièrement en France, l’éducation est au centre du rêve démocratique d’une société qui serait précisément la plus juste et la plus efficace. Les faits montrent que ce n’est pas si simple…
Notes
1. pour une présentation globale des analyses des inégalités sociales à l’école française, voir M.duru-Bellat (2002). Les inégalités sociales à l’école. Genèse et mythes, Paris, PUF.
2. environ 53% d’entre eux comparé aux 14% d’enfants d’enseignants ( et 23% dans les autres groupes)

Références
Brown Ph.,2003, The Opportunity Trap : education an employment in a global economy, European educational Research journal, 2 n°1, 141-179.
R.Dore, 1976, The diploma disease, G ?Allen and Unwin (1997, London Institute of Education)
Duru-Bellat M., 2006, L’inflation scolaire. Les désillusions de la méritocratie. Seuil.
Vallet L-A., 2004, Change in Intergenerational Class mobility in France from the 1970s to the 1990s ans its Explanation, in Breen R. (ed), Social Mobility in Europe, Oxford, Oxford University Press.
Wolf A., 2002, Does Education Matters ?, Londres, penguin.

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