PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

A qui, de l’école ou de la famille, revient la responsabilité autant que le droit d’inculquer des valeurs aux élèves ? Les récentes polémiques autour de la théorie du genre ont mis en évidence une question complexe, dont les implications et les enjeux interrogent fondamentalement le rôle de l’école et ses éventuelles limites. 

Car là est justement la question : peut-il y avoir des restrictions ou des réserves morales émises par les familles à l’égard de l’éducation scolaire ?

La question interpelle d’abord par ce renversement des perspectives qu’elle impose. Car jusqu’à présent, en effet, c’était plutôt à l’école de venir corriger ou contester des dérives éducatives parentales. Ou encore de pallier plus fréquemment à ses carences constatées. Mais c’est bien désormais la famille qui, depuis son autorité immémoriale, entend contester celle de l’école. Marque symptomatique d’un changement d’époque, un tel positionnement dit beaucoup de la crise du politique, de la montée du communautarisme comme de son pendant individualiste. Il indique clairement à une société en attente de finalités partagées que l’Etat n’a plus, désormais, le monopole de la morale. Notre époque est bien celle de « l’éthique personnelle » et de ses divers avatars communautaristes, dans le grand bazar des valeurs que Nietzsche désignait déjà en son temps par le terme de « perspectivisme » où chacun est « libre » finalement de se trouver son Dieu et de fonder ses propres principes, qu’il partage avec qui bon lui semble. Le conflit entre l’école et la famille n’est alors que l’une des multiples déclinaisons possibles d’un tel éclatement du sens commun, marque d’une implosion des points de vue qui trouve dans la morale « publique » son ultime déréliction. Survenant désormais entre les deux institutions les plus sacrées de toute société humaine, il est à ce degré-là inédit dans l’histoire. Il importe donc d’en examiner précisément les fondements et les enjeux.

La famille est une institution naturelle, portée par la condition universelle de notre humanité en tant qu’elle se rattache à une origine qui lui est imposée. Mais si l’homme doit s’inscrire dans une nature qui lui dicte ses lois, il en façonne culturellement les modalités et les conditions. On peut donc concevoir une société sans famille, et de nombreux auteurs – à commencer par Platon dans sa célèbre République – se sont livrés à cet exercice intellectuel. L’anthropologie et l’histoire ne nous offrent pourtant pas d’illustrations probantes d’une telle représentation rationnelle, et les cultures humaines ont toutes décliné jusqu’alors le même schéma familial au fondement d’organisations sociales faiblement variables. Le droit des familles à éduquer leurs enfants est donc le plus originel qui puisse s’envisager. Il s’inscrit à la fois dans la réalité biologique de l’espèce humaine et dans sa capacité à organiser socialement la transmission des règles comme des valeurs partagées. L’école, à travers l’Etat, est au contraire une institution culturelle, qui ne possède à ce titre aucun caractère universel et correspond même à une création historique récente. Produit direct de l’idéal républicain, elle se définit par l’objectif politique de construction d’un bien commun, d’un intérêt général édifié sur les bases d’une mutualisation des besoins et d’un respect des personnes. L’école est donc, au sens le plus strict de ce terme, une institution : un tiers institué afin de déprendre les enfants de leurs liens familiaux, de les ouvrir au sens commun et à une autre modalité de relations humaines. La famille, à l’inverse, ne peut être qualifiée d’institution que par abus de langage : son caractère naturel faisant justement qu’elle ne peut être, en son fondement, instituée. Il y aurait donc d’une part une réalité naturelle de l’éducation, posée dans la famille et déclinée selon des contextes culturels. Et il y aurait d’autre part une institution éducative récente, celle de l’école, directement produite des valeurs républicaines et marquée en son essence même par l’exigence humaniste.

Le droit à l’éducation qui se trouve respectivement inscrit dans l’une et l’autre de ces institutions correspond alors à des fondements distincts. La famille porte en elle un droit « naturel », qui est tout autant à ce titre un devoir, à transmettre les apprentissages utiles à la perpétuation de l’existence. L’école assume quant à elle l’exigence d’intégrer chaque enfant à une société élargie, où prévaut un intérêt distinct et supérieur à celui de l’individu. La famille porte en elle l’affectivité du lien humain, la relation fusionnelle à un autre qui est en même temps soi-même, pour lequel la transmission à autrui est indistinctement perpétuation de soi. L’école instaure un lien différent, proprement rationnel et établi sur l’intérêt élargi, où il convient de respecter y compris celui que l’on n’aime pas et qui nous est étranger. La morale républicaine se rapproche ainsi de celle du bon Samaritain, elle perpétue l’obligation envers l’autre qui ne nous est pas affilié et qu’il convient cependant de respecter éminemment. Pour la famille, la morale est affective et le lien d’amour qui la constitue en caractérise en même temps les limites. Pour l’école, les valeurs sont avant tout impersonnelles, et la république se fonde sur une abstraction des individus réels pour une seule représentation du bien commun. On peut ainsi mesurer toute l’importance d’une telle différence. Les morales « familiales » trouvent en effet une authentique continuité dans les morales religieuses, religare, faites pour relier les hommes sur fond d’un lien affectif et communautaire – à l’exception notable du christianisme qui a introduit la valeur de l’universel : catholicus signifiant littéralement ce qui se rapporte au monde entier. C’est alors ce fondement affectif et personnalisé qui se trouve dépassé dans la morale républicaine. En son acception extrême, si la République de Platon vise à la suppression pure et simple de la famille, c’est afin que le citoyen se libère en quelques sortes de ce lien exclusif qui le conduit à des préférences et à une certaine désunion à l’égard de l’intérêt collectif. 

Les tensions entre famille et école ne sont donc pas, en cette acception historique, nouvelles. Elles constituent même une opposition classique dans la compréhension du lien social. Pour autant, leur actuel surgissement interroge par le caractère inédit de sa formulation. Certains reprochent en effet à l’école d’attaquer directement les fondements de la famille en poussant jusqu’en ses extrémités – celles de la théorie du genre qui relativise jusqu’à l’outrance toute identité sexuelle – une conception républicaine de la tolérance. La question du choix de la sexualité est en effet la plus fondamentale, puisqu’elle noue les sujets de la naturalité des orientations et celle de l’identité personnelle. Mon identité sexuelle est-elle choisie ou contrainte ? Ma liberté est-elle ou non impliquée dans cette appartenance ? Ma culture d’origine me conduit-elle à choisir ? Ces questions excèdent le problème de la tolérance : elles en complexifient même, en un certain sens, la promotion en identifiant la sexualité à un choix, et donc à une responsabilité personnelle. Et au-delà des rumeurs persistantes, l’école ne soulève pas, n’a jamais soulevé en des termes aussi caricaturaux, des questions aussi subtiles et sensibles à la fois. Elle serait d’ailleurs bien mal inspirée de le faire, tant de telles approches desserviraient gravement la cause de la tolérance. Pour autant, l’inquiétude qui s’est exprimée à cette occasion mérite que l’on tranche le problème : aurait-elle finalement, dans l’absolu, le droit de le faire ?

Lorsqu’il s’agit pour l’école d’enseigner aux enfants le respect inconditionnel de leurs droits, l’intégrité de leur corps et la dignité de leur personne, nul ne peut exprimer de réserves. La condamnation de l’excision ou des mariages « arrangés » de jeunes filles contrevient certes à des pratiques culturelles, mais la morale républicaine exerce son droit incontestable à préserver en chaque enfant l’universelle dignité de sa personne. Si des familles peuvent promouvoir des usages criminels, il est du devoir de l’école de les contredire par tous les moyens de son action éducative. Il en est de même de tout endoctrinement qui avilie l’individu et prive la personne de sa liberté de conscience.

Ce que l’éducation républicaine peut et doit transmettre correspond donc au critère du rationnel et du raisonnable. Le darwinisme est ainsi une vérité scientifique que tout élève doit intégrer : fut-ce aux dépens de quelque obscurantisme « créationniste ». En revanche, ce que l’école doit savoir préserver, c’est la part subjective et pleinement libre de la croyance. Si l’enseignement de la raison revient à l’instruction publique, le domaine de la foi lui est en revanche interdit. C’est là la règle la plus essentielle de la laïcité, qui n’est pas une promotion de l’athéisme mais à l’inverse une préservation de la croyance au sein de l’espace privé de la famille. Là, dans le domaine des sentiments et des préférences, de la subjectivité intimement partagée, chacun peut librement s’adonner à des pensées exclusives ou autrement fondatrices de transcendance. Les valeurs qu’il appartient à la famille de promouvoir ne peuvent donc pas contrevenir à la recherche du bien commun. De la même manière, les principes que l’école républicaine transmet ne peuvent heurter une foi raisonnable, doivent même préserver la liberté fondamentale pour chaque homme de croire en ce qu’il veut. Par les seules limites de la vérité scientifique et de la morale laïque, l’éducation scolaire protège donc l’exercice d’une éducation familiale qu’elle doit renforcer dans ses bases affectives. En enseignant le respect impersonnel de tous, l’école édifie et conforte finalement l’amour familial dans l’affirmation de ses valeurs.

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Categories: 4.2 Société