PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

J’étais invité aujourd’hui à intervenir au Séminaire Sankoré "Faire la classe à l’heure du numérique", deux journées passionnantes d’échanges et de débats sur les transformations éducatives.

Après de  table ronde, intitulée "l’innovation technologique au service de l’éducation" était visiblement pensée comme celle des représentants de la technologie et des éditeurs, et l’on m’avait demandé de parler de l’éducation à l’heure de la troisième Révolution industrielle.

Pour moi, la question de l’impact de la Révolution numérique sur l’éducation doit être pensée à partir de trois convictions.

1- Nous vivons aujourd’hui une nouvelle Révolution industrielle. C’est une transformation technique, économique et sociale globale, qui, comme la première Révolution industrielle, modifie en même temps l’économie, l’urbanisme, les rapports sociaux, etc.
Comme mes amis Bernard Stiegler ou Yann Moulier Boutang, je pense que la révolution en cours nous plonge dans un tout nouveau régime de la production et de l’échange économique.
Pour faire court, à un premier capitalisme centré sur la production (celui de l’école de Ferry), privilégiant l’ingénieur, la propriété intellectuelle, la captation de la force physique des ouvriers, a succédé un second capitalisme articulé autour de la production de masse, la communication de masse et la consommation de masse, privilégiant le marketing et tentant de capter le désir des consommateurs. Nous sortons aujourd’hui péniblement de cette ère pour entrer dans un monde hyper-instruit, hyper-connecté et hyper-outillé, essayant de capter la créativité des consommateurs, et privilégiant donc le design des systèmes et des interfaces.

2- Les systèmes éducatifs ne font pas seulement de la pédagogie. Ce sont des projets politiques, qui, en même temps qu’ils transmettent du savoir, créent aussi de la mémoire, de l’ordre social et de la sélection acceptable, qui s’articulent avec les autres systèmes de transmission (la famille, l’entreprise, la société), et qui répondent aux besoins exprimés par la société. Ce sont aussi des systèmes techniques qui utilisent les technologies de leur époque, ainsi que les techniques d’organisation disponibles.

En 1833, par exemple, la loi Guizot fait obligation aux communes de plus de 500 habitants d’entretenir une école primaire de garçons, qui crée les écoles normales d’instituteur, et normalise « l’instruction morale et religieuse, la lecture, l’écriture, les éléments de la langue française et du calcul, le système légal des poids et mesures. » Elle est contemporaine des développements de l’édition (Louis Hachette, ancien élève de Guizot à l’Ecole normale supérieure, a créé sa librairie-éditeur en 1826) qui ont a la fois bénéficié du développement de l’enseignement de l’orthographe, et permis cette uniformisation de l’écriture dans tout le pays. Elle est également contemporaine de techniques d’organisation napoléoniennes.
Les différentes lois Ferry, entre 1879 et 1883, entraînent une massification de l’éducation et des choix d’organisation – nous pourrions presque dire d’industrialisation – qui ne peuvent être compris sans le contexte de la massification et de la taylorisation du travail dans l’usine.
On ne peut donc pas penser un projet d’éducation de masse sans se demander aussi ce qu’il produit à l’échelle de la société, et à quelles logiques d’organisation et d’instrumentation il répond.
La séquence qui va de la réforme Haby à la décision de conduire 80% d’une classe d’âge au baccalauréat (en fait, nous sommes un peu au dessus de 70 %) couronne spectaculairement une société de consommation et de communication de masse.

3- Il est donc évident qu’à organisation constante, et sans repenser les objectifs (sociaux) et les méthodes du système éducatif, le numérique apporte peu. Je l’ai exprimé assez souvent depuis plusieurs années. Une rafale de nouveaux articles, et les premières évaluations après équipements massifs l’ont confirmé récemment. Un très bon papier d’Internet Actu a fait le point récemment sur ce -relatif – désenchantement. Je vous le conseille. Un autre indice, peut-être plus étonnant encore, est fourni par l’exemple des Waldorf Schools, prestigieuses écoles privées américaines, onéreuses (17.000 dollars par an au primaire, 25.000 dollars par an au Lycée), couronnées de succès, et qui déploient une stratégie extrêmement conservatrice, privilégiant les activités physiques et l’apprentissage Hands On, et bannissant les écrans. Les cadres de la Silicon Valley se précipitent pour y inscrire leurs enfants.
J’ai eu le plaisir de rencontrer, il y a peu de temps le professeur Yitzhak Brick, du Technion Institute. Il nous a raconté combien il avait interloqué une enseignante en lui disant que tout ce qu’il attendait d’elle, c’était qu’elle apprenne à ses filles à se demander pourquoi les deux faces des feuilles des arbres étaient différentes. Son raisonnement était pourtant simple : tout ce que l’on peut vouloir comprendre est aujourd’hui accessible sur Internet. La chose la plus essentielle est d’apprendre à se poser des questions. Des questions joyeuses, insolentes, perspicaces, et porteuses de découvertes. Il avait raison. Voilà le genre de défis que nous devons relever.

Au nom de ces trois constats, nous pouvons donc nous poser brièvement deux questions :
– quelles sont les caractéristiques du nouveau monde industriel dans lequel nous sommes entrés ?
– comment ces caractéristiques nous permettent-elles de repenser une stratégie d’éducation de masse ?

 

A- Le nouveau régime industrie
La première journée du séminaire a, de manière pointilliste, amplement et parfaitement exposé la situation.
Nous entrons rapidement dans un monde hyperconnecté – y compris dans les pays émergents. 
Les individus ont à domicile plus de puissance de création qu’ils n’en auraient rêvé il y a quinze ans (la puissance de calcul d’un smartphone excède celle du Cray II de 1985). Ils ont virtuellement accès à tous les savoirs du monde, mais surtout à d’incroyables capacités de création, de coopération et d’action.
Le capitalisme devient capitalisme cognitif, il s’organise de plus en plus souvent pour stimuler, puis capter, la créativité des citoyens.
Les sociétés doivent assumer la massification de l’éducation qu’elles ont consentie depuis 30 ans, les pays émergents investissement lourdement et deviennent de très sérieux compétiteurs pour l’Occident… A Singapour, par exemple, une "règle d’or" à valeur constitutionnelle vient d’être arrêtée. Elle stipule que, quelles que soient les circonstances, 20 % du budget de l’Etat sera consacré à l’éducation.
Les citoyens ont de nouvelles aspirations. Nous vivons un mouvement général de désinstitutionnalisation : les jeunes ingénieurs que nous recrutons, par exemple, ont eu la latitude de choisir leurs maîtres dans une grande variété de ressources internationales.
Nous entrons d’ailleurs dans une compétition internationales des ressources pédagogiques, des systèmes d’éducation et même des diplômes, avec laquelle il faut apprendre à compter.
B- Comment utiliser le numérique pour bâtir les systèmes de cette nouvelle donne ?
Tout en soulignant l’inanité des approches trop limitées (équipement, formation, coups de menton à organisation constante), je fais partie des optimistes.
Certes, si le but de l’école est de transmettre des connaissances et des compétences scolaires, dans un esprit extrêmement compétiteur, pour préparer un à examen que l’on peut bachoter, alors le numérique y reste d’une utilité modérée. Mais si l’on attend de l’école qu’elle développe la curiosité, la créativité, le sens du travail collaboratif, la personnalisation des itinéraires en fonction des intérêts, des points forts et des points faibles de chacun, la capacité à construire des situations gagnant-gagnant, etc., alors elle ne se fera pas sans le numérique, ni un grand degré de liberté et d’expérimentation des enseignants et des élèves, ni de nouvelles formes d’alliance avec les autres composantes de la société.
  

Ce changement de civilisation que nous traversons amène autant de menaces que d’opportunités, et qu’il est très difficile à une Institution si cohérente et si contrainte de prendre impunément un risque stratégique de cette ampleur. Un livre récent, Rethinking Education in the age of technology, The Digital Revolution and the Schools, de Allan Collins et Richard Haverson, présente assez bien ces lignes de tension. J’en ai trouvé une synthèse ici.
Il pointe de sérieuses menaces au mouvement de personnalisation et d’individualisation que sous-tend le numérique : perte d’équité du système éducatif, perte de cohésion sociale, perte d’expérience de la diversité, resserrement des horizons ouverts à un enfant… J’ai envie d’y ajouter le risque de saturation médiatique alors même que l’éducation devrait peut-être devenir, justement, un moment de recueillement et de concentration pour les enfants.
Il pointe aussi de belles opportunités : augmenter l’engagement des enfants dans leur propre démarche d’apprentissage, abaisser le caractère excessivement compétiteur des systèmes éducatifs (qui, en France, est peut-être la cause d’une forme subtile d’aversion au risque), sortir les enfants d’une culture excessivement centrée sur celle des leurs pairs (du même âge), autoriser une plus grande personnalisation des parcours et des connaissances, responsabiliser.

Je n’ai donc pas de solutions miracle et ne crois pas beaucoup au Grand soir. Il me semble quand même que nous pouvons retenir quelques principes importants :
-> l’équipement massif et efficace est un pré-requis indispensable. L’école doit être au moins aussi équipée, aussi fluide et aussi facile que le domicile. La technologie doit disparaître, ce ne doit plus être un problème, elle ne doit préoccuper personne. Afin que l’on puisse passer à autre chose.
-> Il faut privilégier la recherche de degrés de libertés, laisser jouer les expérimentations, créer des heures sup pour que les enseignants aient les moyens d’innover hors du cadre rigide des heures officielles. Il faut donc de ce fait, laisser les enseignants choisir leurs ressources : plus de plan d’équipement ou de dotation qui ne repose sur une démarche volontaire et explicite des seuls enseignants. J’aimerais également voit naître des "écoles alsaciennes", c’est-à-dire des établissements complets dans lesquels toutes les dimensions de la pédagogie et de l’organisation du travail ou des relations avec le société peuvent être contestées et où de nouvelles solutions puissent être expérimentées (ce qu’avait fait Jules Ferry en inaugurant l’Ecole alsacienne) ;
-> Il me semble également essentiel de lancer au moins un ambitieux centre de recherche en Education, permettant de former les étudiants confiants, créatifs et ambitieux qui eux, inventeront les nouvelles pratiques pédagogiques. Un centre de recherche axé sur la créativité et la disruption, seul capable de nous produire de nouvelles visions.
-> Je pense que nous devons aussi penser l’international comme une énorme chance. les pays émergents bâtissent des systèmes éducatifs entièrement neufs. Ce sont eux qui vont prototyper l’éducation du XXIe Siècle, grâce à ce phénomène de "leapfrog" (saut de grenouille) si fréquent dans les nouvelles technologies. Nous devons donc les considérer comme des partenaires pour l’expérimentation et un réservoir exceptionnel de situations expérimentales.

Enfin, j’aimerais que l’on essaye de décliner pour l’Education nationale la réflexion sur l’OpenGovernment portée par Tim O’Reilly. L’Education nationale devrait se concevoir comme une plate-forme au service de la créativité, donnant des ressources (data, infrastructures) aux innovateurs, articulant les projets de toutes origines, stimulant et mettant en avant la créativité.

Photos sous licence Creative Commons. Credits 1to1 Learning Unconference, Desrimes.beGideon.

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