PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

Les enseignants du premier degré sont en danger. Leur situation se dégrade de
jour en jour et personne ne semble s’en émouvoir. Leur souffrance a été terrible au cours des années de destruction sarkoziste de l’école.
On en a rarement pris la mesure, à la fois parce que, par peur, par discrétion et par l’histoire d’un corps plutôt docile, elle s’exprime peu, du moins  ouvertement, et parce que peu d’experts, ou de prétendus experts, la connaissent.
Anciens professeurs d’école ayant pris du galon, un trop grand nombre d’inspecteurs ont rapidement oublié les difficultés du métier, imposant à leurs vassaux ce qu’ils seraient bien incapables de faire eux-mêmes et qu’ils n’avaient jamais su faire quand ils étaient en classe. Les visites de contrôle hiérarchique ne laissent pas le temps de comprendre l’histoire des acteurs, les raisons de leurs choix pédagogiques, l’état de leur réflexion, leurs convictions. L’ère des managers et des pilotes n’a fait que détruire ce qui restait d’espoir et d’enthousiasme.
D’autres, empreints de la culture universitaire ou de la culture toujours dominante du second degré, ne connaissent pas les états d’âme des tâcherons dans les écoles. Ils ne connaissent l’école que par leurs souvenirs d’élève qui a réussi ou de parents d’enfants qui ont réussi.
Le tourisme des cadres supérieurs et des ministres s’effectue toujours dans des
cadres bien choisis et avec des personnels bien préparés. Ils ne peuvent absolument pas connaître les réalités et les souffrances. Même une visite « impromptue» ne permet pas de comprendre le réel. Les informations qui parviennent au sommet de la pyramide sont filtrées à tous les étages. Sauf en cas de crise ou d’accident, les étages inférieurs évitent généralement de dire la vérité. Soit par l’effet de cour, soit par rapport à l’ambition de chacun qui invite à dire que tout va bien puisque l’on s’en est occupé.
Les chercheurs, eux seuls, pourraient réellement aller à la rencontre des enseignants réels et les connaître, s’ils avaient le temps de prendre du temps et si la recherche, notamment la recherche-action associant les acteurs du terrain, était favorisée.
 
Une distinction pénible
 
La culture du second degré a toujours dominé l’école et il semble bien que cela
continue et n’est pas près de s’arrêter. Preuve en est le refus de créer l’école de l’enseignement obligatoire, «l’école du socle», en se réfugiant dans la vieille idée d’un cycle CM/6ème dont on sait parfaitement qu’il ne changera rien parrapport aux fameuses liaisons réunions CM2/6ème qui ont toujours posé problème avec les traditionnels procès de l’amont que le développement effréné de l’évaluationnite a rendu encore plus traumatisant. C’est vrai depuis la fondation de l’école. Malgré le prestige des Hussards noirs de la République, les professeurs de lycée, c’était «autre chose», une forme de noblesse comparée aux «instit’s». C’est encore plus vrai depuis la victoire idéologique du petit lycée (de la 6ème à la terminale) contre l’école fondamentale (de l’école maternelle à la 3ème) au début des années 1970. Ceux qui, comme moi, enfants d’ouvrier, ont fréquenté les cours complémentaires, avec des profs bi ou tri valants, savent à quel point la distinction, essentiellement liée à l’origine sociale pouvait être choquante. Une minorité parvenait en seconde au lycée, en seconde «moderne prime», sous catégorie par rapport aux «moderne» et «
classique» qui étaient au lycée depuis la 6ème. Il est vrai que les «moderne» prime n’avait appris qu’une langue vivante au lieu de deux pour les autres, et n’avaient jamais entendu parler du grec et du latin.
C’est vrai encore depuis 1989, malgré la volonté de Lionel Jospin de donner une égale dignité aux enseignants du premier degré et du second degré, en revalorisant ceux du premier degré et en les nommant symboliquement «professeurs d’école», en imaginant des formations communes dans les IUFM, en favorisant les dispositifs d’échanges pour tenter de mieux assurer les liaisons école/collège, les enseignants des écoles demeurent inférieurs aux autres dans les représentations des citoyens et des enseignants eux-mêmes. Pour beaucoup d’interlocuteurs, il est plus difficile de faire cours en 6ème mais aussi plus noble, que de faire l’école au CM2. Il était pourtant difficile de comprendre qu’un prof d’école était astreint à 27 heures de service et qu’un prof de 6ème n’en avait que 18. Le niveau identique, bac + 5, n’y change rien.
Cette distinction toujours défavorable au premier degré est un des facteurs anciens et persistants du mal-être des professeurs d’école.
 
Un contexte dégradé
 
Les animateurs des mouvements pédagogiques liés au premier degré (ICEM Freinet, GFEN, Pédagogie institutionnelle, AFL, OCCE) connaissent les professeurs d’école mieux que quiconque, mais leurs réseaux ce comprennent
qu’un nombre très faible d’enseignants et ce sont des enseignants «marginaux» et heureux. Les postures de recherche action donnent toujours le sentiment d’exister et mobilisent l’intelligence collective.
Leur vie n’a que des rapports lointains et épisodiques avec celle de leurs collègues soumis aux injonctions et aux jugements hiérarchiques. Leur  principale difficulté est qu’ils doivent toujours justifier, prouver, démontrer. La hiérarchie a toujours été plus exigeante avec les innovateurs qu’avec les conformistes obéissants. Malheureusement, tout a été fait, au nom de la gestion à court terme ou au nom, dissimulé mais réel, d’une idéologie, pour réduire leur influence et leur capacité d’action et de rayonnement. Comme je l’ai souvent dit et écrit, ces mouvements sont l’oxygène de l’institution. On aurait pu s’attendre à un effort conséquent pour les aider et leur donner toute leur place dans la formation des enseignants en 2012.

Cela n’a pas été le cas.
L’AGEEM connaît bien aussi les états d’âme dans les écoles maternelles qui ont
beaucoup souffert depuis Darcos et Bentolila. Elle est, quant à elle, très représentative mais elle reste, avec son conseil scientifique et la tradition de la main mise de l’inspection générale, dépendante d’une forme d’obligation de réserve. Elle devient cependant plus crédible en se libérant de la tutelle. Elle reste un lieu d’échanges entre pairs, un lieu de réflexion collective très précieux.
Les CRAP et Education & Devenir sont essentiellement reconnus dans le second degré. On sait bien que les notions de «cours» et de disciplines, fondements du second degré depuis le lycée napoléonien, de meurent au cœur des réflexions des professeurs de collège (et de lycée).
Les colloques et séminaires des CRAP et de E&D ouvrent des fenêtres, tentent de diffuser les idées de nature à transcender les conservatismes et les corporatismes, encore plus vivaces dans le second degré que dans le premier.
La transdisciplinarité porteuse de sens demeure un luxe dans quelques établissements ou une illusion. Il faut «faire cours», bien si possible, alors que la définition du bon cours reste plus proche du programme, de la didactique de la discipline que de l’intérêt des élèves et de la lutte devenue indispensable et urgente contre l’ennui.
Les syndicats d’enseignants, malheureusement émiettés depuis la disparition de la FEN, contraints par la concurrence, ont succombé aux tendances corporatistes. Si la cogestion d’antan n’existe plus vraiment, la défense des intérêts matériels a supplanté celle des intérêts moraux. Si les grands syndicats majoritaires organisent encore des universités d’automne (comme le SNUIPP) ou d’été et produisent des documents pédagogiques remarquables avec la coopération de spécialistes reconnus, ou diffusent des publications intéressantes (comme le SE), cette part de leur action n’impacte guère le quotidien des enseignants. Les fiches de «L’école libératrice» (SNI) étaient massivement utilisées dans les années 50/60, les actes des colloques aujourd’hui ne suscitent guère l’intérêt. Les syndicats restent proches de l’administration pour pouvoir agir en faveur des personnels qu’ils défendent et se trouvent souvent dans des situations ambigües. Ainsi, par exemple, dans les conflits entre inspecteurs et inspectés, les grands syndicats restent généralement frileux, très discrets, un peu comme si la peur de l’inspecteur qui demeure malheureusement une réalité s’exerçait aussi dans les organisations syndicales. La confiance des enseignants dans ce domaine précis de la protection contre les abus d’autoritarisme et la dégradation morale des conditions de travail, reste donc très limitée. C’est peut-être une cause de l’apparition dans le paysage de «petits» syndicats qui font leur fonds de commerce sur la défense des opprimés (comme FO qui a réussi une performance en étant majoritaire en Vaucluse, ou SUD). Le GDID a accru son influence régulièrement chez les directeurs d’école. Le SGEN conserve une position particulière avec sa structure confédérale et son intérêt historique pour la pédagogie. Les syndicats n’apparaissent pas ou plus comme des recours possibles, fiables, par rapport à la souffrance des enseignants. On pourrait peut-être établir un parallèle avec la désaffection et la perte de confiance pour les partis politiques. Ils provoquent plus de scepticisme que de désir.
 
Des partenaires naturels distants
 
Les mouvements d’Éducation populaire et particulièrement la Ligue de l’Enseignement, étaient des partenaires naturels des instituteurs. Il est vrai que souvent, l’instituteur en était l’un des animateurs après la classe. Dans les années 60, il était fréquent de voir l’instituteur débarrasser sa classe le soir ou le mercredi pour permettre aux amicales laïques de proposer des activités aux élèves, aux jeunes, aux amis de l’école. Les assemblées générales des amicales étaient encore présidées par l’inspecteur primaire. Tous les enseignants étaient présents. Les rapports d’activités des amicales, de l’UFOLEP et de l’USEP étaient votés par l’ensemble des parents amicalistes et les enseignants. En dehors du cas particulier de l’USEP, toujours animée par les professeurs d’école, les liens historiques se sont progressivement distendus pour quasiment disparaître aujourd’hui.
L’éducation populaire a beaucoup perdu avec cette évolution qu’il serait intéressant d’analyser au moment où l’on tente de créer des projets éducatifs de territoire. L’école aussi. Les enseignants aussi. En se libérant des tâches bénévoles assumées jusqu’alors, en concentrant leur action sur la classe en se coupant des contextes, ils ont perdu de la qualité de vie professionnelle.
Il faut admettre que les tâches d’enseignement se sont au fil du temps, à partir des années 70, lourdement accrues et complexifiées, ce qui peut expliquer en
partie la distance et souvent la rupture.
Le travail de l’enseignant est devenu tellement lourd et chronophage qu’il n’a pas le temps de s’engager ailleurs. Les parents d’élèves qui sont entrés, non sans mal, dans les écoles (avec les conseils d’école et la FCPE) revendiquaient une coopération plus étroite avec les enseignants, la coéducation. Même si les rapports ont toujours été complexes et réservés, un équilibre avait souvent été recherché et trouvé.
Au fil du temps, la prise de conscience de l’importance du rôle des parents s’est accrue. Pas une rentrée scolaire depuis les années 70 sans une circulaire ministérielle répétant la nécessité des relations, avec incantations, injonctions, enquêtes. Et pas une journée sans qu’un enseignant ne signale qu’il ne voit pas les parents qu’il voudrait voir. Pas une réunion depuis plus de 40 ans où l’on ne cherche des solutions «pour faire venir les parents à l’école». Apparemment, on n’a pas encore trouvé.
Par contre, contrairement à ce qu’indiquent les sondages, la confiance régresse. En 2005, tout le dispositif imaginé par le ministère pour imposer le b-a ba dans les CP a été un signal dont on n’a pas bien mesuré les conséquences… Dans de nombreux endroits, «au nom du ministre», de nombreux parents sont venus contester les pratiques des enseignants, notamment les plus innovants, et exiger l’application des consignes. Les dénonciations auprès des maires ou des inspecteurs se sont dangereusement multipliées décourageant tous les enseignants progressistes, fatigués de devoir sans cesse essayer de convaincre. Le ministre l’avait dit, à la télévision, donc… Depuis, la situation ne cesse de se dégrader. Le nombre d’agressions verbales, de contestations, d’exigences, de plaintes auprès de l’inspection augmente sans que cela puisse être comptabilisé. Il s’agit en fait d’un climat général de défiance, et la hiérarchie, d’une part cherche toujours à minimiser le phénomène, d’autre part a plutôt tendance à fuir en recommandant de la mansuétude qu’à soutenir les enseignants. Généralement, les inspecteurs ne font pas «remonter» ces informations. L’effet pyramidal, tuyaux d’orgue, parapluies à chaque étage, fonctionne remarquablement. Claude Thélot, spécialiste de l’évaluation disait «on ne sait pas ce qui se passe dans les classes». Il avait raison. On ne sait pas non plus ce qui se passe dans les écoles. On vit dans le règne de l’apparence et donc souvent de l’illusion.
L’enfer des tâches
 
Dans ce contexte morose, on observe un désengagement croissant des enseignants : faiblesse de la participation à toute réunion non obligatoire ou hors temps de travail, désengagement de la vie des syndicats, des associations partenaires de l’école, des mouvements.
Même les réunions syndicales autorisées sur le temps de travail ont vu le nombre de participants fondre au fil du temps. L’art de la résistance passive se peaufine. L’amertume se généralise et gangrène le corps. Désabusé, on ne croit plus à rien. On peut toutefois encore trouver quelques raisons d’espérer en entendant, dans des relations de confiance non hiérarchique, une grande majorité des enseignants dubitatifs sur les réformes et sur ce qu’en fera leur hiérarchie, déclarer : «Tout cela, les réformes, les textes illisibles, la paperasse, nous barbe (pour ne pas écrire les mots réellement utilisés), mais j’ai encore du plaisir quand la porte se referme, et que je travaille avec mes élèves».
Deux phénomènes importants atténuent mon constat et mon analyse, et fournissent des alibis à mes contradicteurs qui prétendent que les enseignants ne sont pas malheureux.
1° Pour une bonne proportion des enseignants, le mal-être n’est que passager, lié à l’inspection, un mauvais moment à préparer, d’autant qu’avec une grande élégance et un immense respect, la mode est d’annoncer une inspection entre le 1er ou le 15 du mois, ou au cours du 4ème demi trimestre, et un mauvais moment à passer.
2° Les nouvelles générations d’enseignants, sortant des ESPE, qui n’ont jamais entendu parler de l’histoire de l’école, de sociologie, d’anthropologie, de prospective, de pédagogie, d’éducation globale, des enjeux de l’école du futur, qui reproduisent les modèles qu’ils connaissent par expérience, ne se posent pas de questions et ne se sentent pas malheureux, sauf s’ils sont chahutés, ce qui est de plus en plus fréquent, dès l’école maternelle. Le risque est immense pour l’avenir de l’Ecole de voir les uns et les autres se replier sur eux-mêmes, s’enfermer dans leur classe, ne plus vouloir entendre parler de rien, subir l’inspection quand elle arrive, retrouver une certaine quiétude, à l’écart des réformes, des tableaux de bord et des injonctions que l’on fait semblant d’appliquer quand c’est nécessaire. Normal ! Il faut d’abord survivre.
Evidemment, dans les bureaux des étages de la pyramide et dans les hauts conseils supérieurs de ceci et de cela, on ne peut pas se représenter l’accroissement des tâches et des exigences qui pèsent sur la vie des enseignants. Pour tenter de faire comprendre le danger d’exaspération et de saturation, un rappel historique est nécessaire : l’instituteur des années 60 ne connaissait guère les programmes, oubliés à la sortie de l’Ecole Normale, inscrits dans les BO jaunis et poussiéreux entassés dans l’armoire du directeur. Les outils de base étaient le sommaire des manuels, découpés en tranches (la répartition), l’emploi du temps, le sacro-saint «cahier de prép’», les fiches pédagogiques de l’Ecole Libératrice ou du Journal des instituteurs revues et adaptées… Bien évidemment, ces outils et cette organisation sommaire ne pouvaient résister à l’usure du temps et aux exigences de l’évolution de l’école. Pourtant, elles ont perduré et perdurent toujours.
Au début des années 80, co-auteur de manuels scolaires («Activités scientifiques», sous la direction de l’Inspecteur Général Guy Robillart), avec l’éditeur Istra, nous avions constaté que si les manuels étaient achetés, le fichier du maître, avec ses fiches détachables directement utilisables, très peu coûteux, ne l’était pas. Inspecteur de 1978 à 2008, j’ai toujours trouvé les outils classiques sur les bureaux dans les classes. J’avais pourtant fortement favorisé la recherche de nouveaux outils, considérant qu’il était impossible de faire l’école du présent avec les outils du passé. La loi d’orientation de 1989 (loi Jospin) offrait de réelles possibilités de rompre avec des pratiques ancestrales. Peu d’enseignants se sont engagés dans cette voie.
D’une part, les habitudes et traditions sont tenaces. D’autre part, dans une majorité de circonscriptions et dans les examens professionnels comme le CA de maître formateur (CAFIPEMF), on continue aujourd’hui à exiger des fiches pédagogiques de jadis pour chaque séquence (même quand les enseignants déclarent ne pas en avoir besoin). En fait, les tâches se sont toujours superposées : celles d’hier, celles d’aujourd’hui et parfois celles de demain.
Cela ne serait peut-être pas dramatique, selon le point de vue, si, depuis une vingtaine d’années, les enseignants n’avaient pas vu s’ajouter à leurs tâches traditionnelles, des tâches nouvelles cumulatives sans qu’aucune des anciennes soit supprimée.
L’un de mes amis, inspecteur en retraite, inquiet de l’évolution tatillonne de l’administration, soulignait les dégâts causés par ce qu’il avait nommé le tâchisme.
Le projet d’école, le socle, les évaluations, les enquêtes, les contrôles, les exigences technocratiques, l’aide personnalisée, les «éducations à …» (à la citoyenneté, au développement durable, à la consommation, à la santé, etc.) ont apporté leur lot de charges supplémentaires. Et cela reprend de plus belle.
Dans les discussions de cour de récréation–car il n’y a pas ou rarement de salle des professeurs dans les écoles–, on entend de plus en plus souvent des lamentations que des descriptions de petits bonheurs : «On ne peut plus faire l’école, on passe son temps à évaluer», «On est noyé dans la paperasse, on n’a plus le temps de penser pédagogie».
Cette impression se traduit d‘ailleurs de manière spectaculaire dans les notices préparatoires à l’inspection, document obligatoire qui peut comprendre 10 à 20 pages de renseignements.
Pour piloter, il faut des tableaux de bord… Même si l’on n’a pas de cap et de carburant, le tableau de bord est indispensable. On sait que l’on finit par le remplir en fonction des attentes supposées du contrôleur, on sait que le contrôleur n’aura pas le temps de le lire… mais il est exigé, donc on obéit.
 
Le stress et l’autoritarisme
 
Avec le «tâchisme», sont venues s’ajouter au malheur des enseignants du premier degré, un développement sidéral de l’autoritarisme qui a connu des sommets dans la période 2007/2012, mais qui, contre toute attente, s’est poursuivi voire aggravé avec l’alternance en 2012.
Cette continuité réaffirmée publiquement par des DASEN dès la rentrée 2012, au nom d’une forme de loyauté, a produit des effets que l’on n’a pas mesurés, ni dans les syndicats majoritaires, embarrassés par ce mouvement qui les a contournés, ni par l’administration qui observe le terrain au prisme de la hiérarchie intermédiaire qui n’est pas en situation de «remonter» des informations objectives sur les réalités. Comme on a toujours attendu d’elle qu’elle encense les décisions du sommet de la pyramide, on s’habitue à l’apparence. On l’a bien vu avec les programmes débiles de 2008, écrits par on ne sait toujours pas qui, mais dont Brighelli (auteur de la triste «Fabrique du crétin») a revendiqué une part de paternité. Ceux de 2002 ayant été balayés d’un revers de main, les enseignants étaient massivement hostiles à la réforme brutale et immédiate. L’Inspection Générale avait du relier ces programmes a postériori, artificiellement, au socle, car les auteurs ignoraient probablement l’existence d’un socle. Ils avaient parcouru le territoire pour tenter de démontrer qu’il n’y avait guère de différences entre ceux de 2008 et ceux de 2002, que ceux de 2008 étaient plus simples. Dans un rapport qui restera célèbre, l’inspection Générale expliquait que, certes, les enseignants étaient opposés à ces programmes, mais que, un an après, les objections étaient levées et que les enseignants adhéraient à la réforme car «ils avaient compris»

… Le ministre pouvait être satisfait. Même les quelques inspecteurs généraux connus pour être «plutôt de gauche» ont participé à la comédie. Pouvaient-ils faire autrement ? Dans ces jeux d’apparence et de pouvoir, ce sont toujours les enseignants de base qui sont les perdants.
La question des désobéisseurs (ou résistants pédagogiques) illustre bien la tendance. Des enseignants qui s’étaient opposés aux politiques éducatives sarkozistes, notamment à l’aide personnalisée telle qu’elle avait été conçue, stigmatisante et formelle, ont été dénoncés, poursuivis, sanctionnés. Salaires amputés, promotions freinées, pour des personnels qui effectuaient leur temps de présence normal mais qui exerçaient leur liberté pédagogique. L’espoir d’une possible amnistie a plané au lendemain de l’alternance politique, il a très vite disparu dans les méandres de l’oubli et de la frilosité. Un ami proche du sommet me confiait à ce sujet l’embarras du pouvoir : «Problème ! Et si on nous oppose un mouvement de désobéissance ou de résistance pour les politiques nouvelles que nous allons engager, comment pourra-t-on se positionner si l’on a cautionné la résistance à la politique précédente ?». En conséquence de la fuite du pouvoir, il ne fallait plus compter sur la confiance de ces enseignants courageux, le plus souvent militants pédagogiques (un grand nombre était à l’ICEM Freinet), pour qu’ils se mobilisent pour la mise en œuvre de nouvelles politiques. Ces épisodes
ont créé un climat détestable dans les écoles, un climat qui, en 2015, n’est toujours pas amélioré. Personne ne s’en est d’ailleurs préoccupé. La «ouate institutionnelle», pour rependre une expression de Philippe Meirieu, a un pouvoir d’absorption terrible, et un pouvoir anesthésiant tout aussi terrible. Pour trouver des raisons de se mobiliser dans un tel contexte, il faudrait de l’héroïsme. Une remarque perfide : parmi les pires chasseurs de désobéisseurs, on en trouve un grand nombre qui, ayant su retourner opportunément un quart de manche de veste, se sont retrouvés dans les allées du pouvoir avec tous les honneurs…
Le pilotage par les résultats, imposé avec la technocratie, l’administratisation,
l’évaluationnite galopante ont rapidement déshumanisé le système.
Usines à cases à tout propos, contrôles incessants, enquêtes toujours à rendre pour la veille, instructions descendantes alourdies à chaque étage… Des pratiques parfaitement conformes à l’idéologie ultra libérale autoritaire que j’ai, avec d’autres, fréquemment dénoncées. Il faut bien dire qu’elles ont été mises en œuvre avec une certaine délectation par un corps d’IEN, conscient que son avenir était menacé faute d’évolution positive, qui a cru trouer là un moyen de redorer son blason en fondant son action sur des faits objectivables, les résultats apparents des élèves.
D’où l’obsession de l’évaluation dont tous les spécialistes considèrent 

pourtant qu’elle n’en est pas, qu’elle n’est que contrôle des acquis provisoires à court terme, ce qui n’est pas du tout la même chose.
Dans l’incapacité d’analyser sérieusement les rapports entre ces résultats et les pratiques qui les produisent (au moins partiellement), l’action des pilotes est totalement vaine, illusoire et quasiment inutile. Elle est d’autant plus traumatisante pour les acteurs du terrain. Le déni de la pédagogie a fait son œuvre, sous tous les prétextes, par exemple, sous le prétexte snob de renvoyer pédagogistes et républicains dos à dos. La véritable raison est sans doute ailleurs. Dans la vie politique, on sait bien que ceux qui se prétendent neutres sont toujours du côté des conservateurs. Il en est de même pour l’école. Le pilotage par les résultats culpabilise les enseignants sans leur donner les outils nécessaires. Quand des petits chefs formatés donnent pour consigne à des subalternes l’amélioration des résultats, sans expliquer et sans montrer comment on peut faire, ils démoralisent les enseignants et se déconsidèrent. Ce management a fortement contribué à la souffrance des acteurs de base. Et rien n’a changé.
Le développement de la messagerie électronique qui pourrait, en théorie, être un facilitateur, un économiseur de temps et d’énergie, est devenu un curieux instrument d’oppression. Dans beaucoup de circonscriptions, qui n’a pas consulté sa messagerie professionnelle la nuit, le week-end ou durant les vacances, peut être durement interpellé le lendemain, et cela ne choque personne. On pourrait s’indigner, se révolter, mais non, la ouate… et la démobilisation…
Les directeurs d’école sont coincés dans un engrenage encore plus infernal.
Un directeur d’école, militant de l’ICEM Freinet, décrit remarquablement la situation, sous le titre évocateur «Vampirisation techno-libérale du management d’école». En voici un extrait :
Être directeur d’école a longtemps consisté à être un collègue parmi ses camarades, chargé de la vie administrative et pédagogique de l’école. Le directeur était responsable du lien entre l’école et ses partenaires, les parents, la hiérarchie de l’Education Nationale, la municipalité. Il disposait d’une liberté d’initiative certaine si l’école « tournait » et l’information circulait. Désormais, plus rien n’est comme avant. Le projet Référentiel métier des directeurs d’école primaire 1 détaille les tâches multiples du directeur. Lisse, presque neutre, ce répertoire énumère la liste accablante des responsabilités du directeur comme si elle avait pour mission de décourager les meilleures volontés à s’engager dans ce sacerdoce. Comme si son objectif était d’amener à la conclusion que la fonction est devenue impossible dans un esprit de solidarité entre collègues unis sur un pied d’égalité et travaillant ensemble dans l’école pour le bien des enfants. Le pendant technologique de cette métamorphose professionnelle prend forme dans une bureautique bureaucratique kafkaïenne.
La paperasse est virtualisée. Les archives sont essentiellement stockées sur disque dur. Les armoires débordant de BO poussiéreux ont cédé la place à l’ordinateur. Quelques archaïsmes persistent et surchargent le directeur d’un double travail comme la saisie des effectifs sur Base-élèves et la survivance du Registre-matricule. C’est tant mieux pour les anciens élèves en quête de certificat de scolarité car la mémoire informatique est aléatoire et ne peut se substituer complètement à la trace manuscrite. Clavier et écran trônent sur le
bureau du directeur. La saisie de données à toujours une nouvelle excroissance. Base-élèves, évaluations CE-CM, B2I, Anglais, l’APER, le Projet d’école et ses avenants, les fiches-action, la sécurité, l’absentéisme, le signalement d’absences d’enseignants, et depuis peu, une partie de la formation continue par FOAD… La connexion Internet soumet chaque école, sur tout le territoire, à un contrôle permanent par l’administration, la hiérarchie. Pas à pas, les actes du directeur sont suivis par web-surveillance.
Apparemment personne ne s’intéresse à ces faits incontestables et la gauche au pouvoir n’a rien fait pour changer les choses. Continuité assurée et même aggravée.
Comment peut-on créer et entretenir un travail d’équipe, un climat d’école chaleureux dans un tel contexte ? De la souffrance ajoutée à la souffrance n’a jamais donné du bonheur.
Il faudrait ajouter au tableau la situation des maîtres formateurs trop souvent
maltraités voire méprisés, ballotés entre l’autorité des ESPE et l’autoritarisme des DASEN.
J’ai des exemples scandaleux, notamment dans le Nord. Ajouter la situation des maîtres spécialisés, des RASED, des psychologues …
Mais où est la refondation ?
 
Le rêve brisé
 
Il faut dire que l’on est content, sinon l’on est immédiatement qualifié d’opposant, de complice des réactionnaires, on est mis à l’écart, considéré comme dangereux. Tout éclairage et toute contribution, tout témoignage sur la réalité dans les écoles sont qualifiés d’excessifs, de caricaturaux, d’exceptionnels ou marginaux…
Pourtant les faits sont têtus :
– Il n’y a pas eu de rupture, de changement, de libération, dans la vie des écoles, en 2012. On ne parle pas de refondation dans les écoles. Les rapports d’inspection que j’ai pu lire, venant d’un peu partout en France, ne parlent pas de refondation. C’est la continuité annoncée et revendiquée, même par des DASEN à la rentrée de septembre 2012
– Il n’y a eu aucune mesure pour créer de l’enthousiasme, pour redonner du sens au métier, pour mobiliser l’intelligence collective, pour réduire l’effet descendant systématique et donner une place réelle à l’horizontalité et au sens ascendant non censuré par les étages supérieurs. Aucune mesure pour restaurer la confiance
– Il n’y a eu aucune instruction pour alléger le travail quotidien des enseignants et éviter les charges formelles stressantes et inutiles. On continue à ajouter des disciplines aux disciplines, des parcours, des «éducation à… ». Comme avant.
On continue à faire semblant de croire qu’il est possible de tout faire : projet de territoire, projet d’école, socle, programmes, sans rien laisser au fond des tiroirs car les caporaux veillent
– Il n’y a eu aucune instruction pour faire cesser l’autoritarisme et revoir la définition des missions et des pratiques de la hiérarchie
– L’aménagement du temps scolaire a étouffé la refondation.
– La restauration de la formation initiale a été réduite à la restauration de
ce que les universités savaient faire, c’est-à-dire à peu près tout sauf de la formation professionnelle donnant toute sa place à la pédagogie.
– Les mesures de réparation des dégâts de la droite sont passées inaperçues
pour une majorité des enseignants
Contraint au débat, on opposera à nouveau le réformisme et la révolution. Mais il n’est pas question de révolution. On sait que le changement est compliqué, qu’il faut du temps et des moyens. Mais on sait aussi que si l’on craint les ruptures, si on ne mobilise pas l’intelligence collective des acteurs du terrain, on ne pourra rien changer et la refondation sera abandonnée comme l’a été la loi de 1989, sans une larme.
J’avais rêvé, comme beaucoup de praticiens et de militants pédagogiques, que l’on se mette enfin à construire l’école du futur, que l’on cesse de considérer que faire du nouveau, c’est réparer et améliorer l’ancien, que l’on change les pratiques du sommet de la pyramide qui continue à déverser ses instructions et ses injonctions de toute sa hauteur comme si les réformes en matière d’éducation pouvaient se décréter.
J’avais rêvé que l’on suspende les programmes de 2008 (tout était déjà écrit pour le changement), que l’on décrète une année sans inspection, que l’on mette les enseignants au travail dans les écoles puis sur un territoire pour éviter la juxtaposition étanche du non scolaire et du scolaire, pour que les projets soient de vrais projets co-construits par les acteurs. Si l’on croit que les enseignants vont s’enthousiasmer sur les futurs nouveaux programmes après avoir démontré, durant 3 ans, que l’on peut refonder l’école avec les vieux programmes, soit on est naïf, soit on reconnaît que l’on a tout fait pour que rien ne change.
J’avais rêvé que l’on suspende les évaluations qui n’en sont pas et qui angoissent enfants, parents et enseignants. Si Vincent Peillon avait fait quelques recommandations mesurées, une majorité de cadres intermédiaires a exigé impunément leur maintien, considérant que les chiffres et les tableaux étaient indispensables pour leur travail. Et dans notre système, il arrive que l’on obéisse mieux à l’inspecteur qu’au ministre.
J’avais rêvé que l’on redonne toute leur place aux mouvements pédagogiques
qui souffrent et qui sont l’oxygène de l’école et de la formation des enseignants
J’avais rêvé que l’on ose enfin rompre avec le lycée de la 6ème à la terminale pour construire, progressivement mais sûrement, l’école fondamentale, l’école de la scolarité obligatoire
J’avais rêvé, comme ancien instituteur/inspecteur, que l’on demande aux inspecteurs d’accompagner et de réguler les projets construits à la base plutôt que de juger, d’infantiliser, de contrôler, de distribuer des injonctions et des feuilles de route
J’avais rêvé que l’éducation populaire reprenne toute sa place dans l’histoire et dans l’espace, en contribuant à donner du sens à la notion d’éducation globale partagée plutôt que de se satisfaire d’activités périscolaires juxtaposées animées par des professionnels (il est vrai que les formations BAFA sont un fonds de commerce), avec des écoles transformées en maisons des savoirs en maisons des savoirs et de l’éducation tout au long de la vie, avec des réseaux d’échanges réciproques des savoirs, avec de l’intergénérationnel libéré de la domination des hiérarques de l’Education Nationale. Je n’ignore pas les difficultés. Les fédérations départementales sont souvent devenues des entreprises, des sociétés de services, coupées de la base. Les actions départementales, même quand elles sont médiatisées, ne sont pas de nature à aider les associations locales, les amicales laïques, à reprendre place à l’école et dans les politiques éducatives communales.

J’avais rêvé que l’on fasse de la prospective plutôt que de charger la barque de
l’école à chaque évènement. Un attentat, un colloque, une interpellation médiatique, une rencontre entre deux ministres (la culture, l’agriculture, l’intérieur, l’environnement …) , tout est bon pour ajouter des taches sans en enlever, en ne citant la refondation qu’au détour d’une phrase, pour mémoire
… quand même !
J’avais rêvé que le beau mot «refondation» soit bien défini et explicité à l’opinion publique, à la Nation
 
Le mirage s’efface
 
On n’a jamais beaucoup parlé de refondation dans les écoles. On n’en parle déjà plus du tout. Il faut attendre et continuer comme avant, et attendre avec
les mêmes programmes débiles, avec le même socle, avec les mêmes pressions et les mêmes angoisses. Il faut subir et obéir, ne pas penser…
On n’a même pas le droit de commencer sans la cascade des instructions et injonctions.
Je plains les professeurs d’école qui ont beaucoup souffert, en particulier sous
l’ère sarkoziste, qui espéraient du changement avec l’alternance de 2012 et qui, en 2015, malgré les créations de postes et les promesses de nouvelles paperasses pour 2016/2017, n’ont ressenti aucun changement dans leur vie professionnelle. La continuité est désespérante.
Le mirage d’une vraie refondation disparaît à l’horizon de 2017.
On a peut-être déjà raté un nouveau grand rendez-vous avec l’Histoire, une chance pour notre République de s’inscrire résolument dans un futur plus démocratique, plus fraternel et plus humain.
Il aura manqué, une fois encore, un peu, beaucoup, passionnément, de courage politique.
 
On trouvera dans la rubrique «forum» du site de Philippe Meirieu (http://www.meirieu.com/FORUM/forumsommaire.htm) de nombreux textes, de 2005 à ce jour, qui développent certaines idées présentées ci-dessus : sur l’évaluation, sur le pilotage, sur l’inspection, sur l’autoritarisme, sur les outils pour l’école du futur, sur la place des parents… et sur le bonheur d’enseigner
On en trouve également un grand nombre sous forme de billets, dans les dossiers thématiques du site Educavox http://www.educavox.fr/index.php
On pourra aussi lire : «L’éducation peut-elle être encore au cœur d’un projet de société ?».
Avec Philippe Meirieu.
Editions de l’Aube. Mai 2008. Réédition en format de poche, octobre 2009
«Pour une école du futur. Du neuf et du courage» Préface de Philippe Meirieu. Editions La chronique sociale. Lyon. Septembre 2009 «La place de l’élève à l’école ».
Editions La chronique sociale. Lyon. Janvier 2010.
«L’école. En rire, en pleurer, en rêver». avec les BD de Jacques Risso (*). Préface d’André Giordan. Postface de Philippe Meirieu. Editions La chronique sociale. Lyon. Décembre 2012
Et des contributions dans les ouvrages récents de Claire Heber-Suffrin et d’Eveline Charmeux
(*) Une pensée pour Jacques Risso, ce directeur d’école du Vaucluse, dessinateur, humoriste, suspendu de ses fonctions de manière scandaleuse durant plus d’un an pour une banale histoire de cour de récréation qu’il aurait mal gérée et que l’inspectrice avait elle-même renoncé à gérer, en l’accablant, avec le soutien d’un DASEN que dans notre belle démocratie, on n’a plus le droit de qualifier négativement sans risque (mais on n’en pense pas moins). Rétabli dans ses fonctions par le Tribunal Administratif. Victime probable de son talent de caricaturiste. Sanctionné sous la gauche pour avoir brocardé les politiques de droite et les abus de pouvoir… Et le harcèlement continue…
impunément. Son syndicat (FO) est trainé devant les tribunaux pour diffamation ! La refondation dans le Vaucluse est bien mal partie.
Le silence du ministère (et de quelques autres «grands» défenseurs de l’Ecole) est assourdissant.
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