PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

In Nouveaux Cahiers du Socialisme :

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Do­mi­nique Cardon, cher­cheur au la­bo­ra­toire des usages de France Té­lécom R&D, a pu­blié La Dé­mo­cratie In­ternet. Pro­messes et li­mites (Seuil) en 2010. Nonfiction.fr l’a lon­gue­ment in­ter­rogé sur les rap­ports entre le débat pu­blic et l’outil Internet. 

Nonfiction.fr– Est-ce que vous pensez que la so­ciété de conver­sa­tion qui s’est dé­ve­loppée sur In­ternet peut s’élever au débat d’idées ?

Do­mi­nique Cardon– Il faut d’abord s’entendre sur ce que l’on en­tend par « idée ». Dans l’imaginaire de l’Internet par­ti­ci­patif, on a sou­vent consi­déré que, par un brusque ren­ver­se­ment, tous, ama­teurs et pro­fes­sion­nels, al­laient pro­duire de l’information et des idées créa­tives. Après ob­ser­va­tion, et avec un peu de recul, on se rend compte que les in­ter­nautes pro­duisent peu d’informations, au sens où on l’entend dans l’espace mé­dia­tique tra­di­tionnel. Les in­ter­nautes ne sup­pléent pas le tra­vail des jour­na­listes, lorsqu’on dé­finit celui-ci par la re­cherche d’informations ori­gi­nales, le contact avec l’actualité, l’enquête dans des mi­lieux peu ac­ces­sibles ou l’accès aux sources of­fi­cielles. En re­vanche, les in­ter­nautes ap­portent une in­for­ma­tion soit lo­cale, soit ex­perte, qui n’est pas re­layée par les mé­dias tra­di­tion­nels parce qu’elle est jugée sans im­por­tance ou trop com­pli­quée ; en cela, ils en­ri­chissent l’espace public.

De la même façon, on se mé­prend si l’on croit qu’Internet ap­porte des idées nou­velles, en consi­dé­rant que les idées sont des énoncés en rup­ture, ab­so­lu­ment in­édits, muris dans l’esprit sou­ve­rain et gé­nial de leur pro­mo­teur. Cette vi­sion ro­man­tique de l’idée comme rup­ture sou­daine avec les re­pré­sen­ta­tions do­mi­nantes, entre en contra­dic­tion avec la culture du par­tage sur In­ternet. L’innovation créa­tive y est d’abord com­prise comme un effet émer­geant de la mise en commun d’idées qui se re­prennent, se mêlent, se dé­forment et se re­com­binent les unes les autres. Ce qui est frap­pant lorsque l’on suit les dis­cus­sions des blogs, de Twitter ou des com­men­taires d’articles, c’est que les in­ter­nautes in­ter­prètent tout azimut. Ils com­mentent, dis­cutent, mettent en re­la­tion des faits dif­fé­rents, font va­rier les points de vue, re­lisent les in­for­ma­tions dans un autre cadre de com­pré­hen­sion, re­tournent les choses, les poussent à la li­mite, etc. In­ternet pro­duit sur­tout un en­che­vê­tre­ment d’interprétations.

Beau­coup se gaussent, et se ras­surent, en se di­sant qu’il ne s’agit fi­na­le­ment que d’un im­mense ba­var­dage de com­men­ta­teurs in­sa­tis­faits et ob­ses­sion­nels. Mais, il fau­drait plutôt louer les vertus dé­mo­cra­tiques de cette mise en conver­sa­tion de la so­ciété. En mul­ti­pliant les points de vue, on contribue à so­cia­liser et à po­li­tiser la conver­sa­tion pu­blique. Ce n’est pas grand-chose, mais cela mo­difie les per­cep­tions que l’on peut avoir de l’actualité. Les tweets ne font bien sou­vent que re­layer un lien vers un site en ajou­tant quelques mots de pré­face qui donnent un point de vue pos­sible sur le lien en ques­tion. Or quand vous allez lire l’article, vous le ferez avec en tête le point de vue de celui qui vous l’a re­com­mandé, en vous de­man­dant s’il a raison ou tort d’avoir perçu les choses ainsi. C’est cette in­cor­po­ra­tion des points de vue des autres dans l’appréhension de l’information qui contribue à trans­former la re­la­tion des­cen­dante et si­len­cieuse de l’information des pro­fes­sion­nels vers le pu­blic. Comme l’a ré­cem­ment très bien mis en va­leur Yves Citton 1, une in­ter­pré­ta­tion – à la dif­fé­rence d’une connais­sance – ne peut se dé­ployer que si elle ren­contre l’assentiment d’une com­mu­nauté d’interprètes – et la pro­duc­tion de cet assentiment/dissentiment est la raison pour la­quelle nous conver­sons tant. Les in­ter­nautes ne cessent de ré­in­ter­préter et de cette in­ter­pré­ta­tion, ils font un nou­veau texte. De temps en temps, lorsqu’ils par­viennent à faire un écart dans le tissu des in­ter­pré­ta­tions des autres, quelque chose comme une idée peut ap­pa­raître. Mais croire que cette idée est ori­gi­nale, c’est l’arracher in­dû­ment au tissu d’interprétations qui l’a fait naître ; c’est aussi pour­quoi, la culture d’Internet est si at­ta­chée à un as­sou­plis­se­ment des droits de pro­priété intellectuelle.

Nonfiction.fr– Vous prenez sou­vent dans vos écrits, l’exemple de la cam­pagne pré­si­den­tielle d’Obama, en mon­trant que s’il y a bien eu une mo­bi­li­sa­tion sur In­ternet, les po­li­tiques ne sont pas ar­rivés en­suite à faire per­durer le débat post-électoral ?

Do­mi­nique Cardon– Il y a une ten­sion dans la façon dont les po­li­tiques uti­lisent In­ternet. Soit le Web est un sup­port de mo­bi­li­sa­tion des élec­teurs et des pres­crip­teurs d’opinion, comme dans le cas de BarackObama.com. Soit on de­mande aux mi­li­tants et aux élec­teurs de co­pro­duire le pro­gramme du can­didat en met­tant la so­ciété en conver­sa­tion, comme dans l’expérience de Dé­sirs d’avenir de Sé­go­lène Royal. Les stra­té­gies des partis po­li­tiques sur In­ternet os­cil­lent entre ces deux di­rec­tions. Le pro­blème est que la se­conde voie, la plus exi­geante et la plus conforme à la culture d’expressivité in­di­vi­duelle de l’Internet, est très com­pli­quée à mettre en œuvre. Au final, Sé­go­lène Royal n’a pas fait son pro­gramme à partir des pro­po­si­tions des in­ter­nautes, tout sim­ple­ment parce que les dis­cus­sions étaient trop di­ver­gentes, qu’elle a été pressée d’exposer son pro­gramme par le rythme de la cam­pagne, etc. On ne fait pas un pro­gramme po­li­tique avec les in­ter­nautes comme on écrit à plu­sieurs un ar­ticle ten­dant vers la neu­tra­lité sur Wi­ki­pedia. Ou alors, il fau­drait ima­giner un cadre pro­cé­dural beau­coup plus com­plexe pour par­venir à faire avancer et agréer des points de consensus par les in­ter­nautes en éla­bo­rant, dos­sier par dos­sier, des en­jeux et des pro­po­si­tions de po­li­tiques pu­bliques.
Nonfiction.fr– Et que pensez-vous de la Co­opol, qui a or­ga­nisé des tchats avec les in­ter­nautes sur le thème de l’égalité réelle ?

Do­mi­nique Cardon– Pour ce que j’en com­prends, la Co­opol es­saye de trouver une voie in­ter­mé­diaire entre ces deux di­rec­tions. Il s’agit d’un es­pace de mo­bi­li­sa­tion et d’un es­pace de débat. Mais pour es­sayer de tenir compte des dif­fi­cultés d’une fa­bri­ca­tion « au grand air » du pro­gramme po­li­tique, l’idée est sur­tout de bous­culer le pro­cessus de concer­ta­tion in­terne aux partis po­li­tiques en l’élargissant. Il est frap­pant de voir à quel point les struc­tures des partis po­li­tiques sont peu dé­mo­cra­tiques. Ce genre de pla­te­forme a pour fonc­tion d’encourager la dis­cus­sion entre mi­li­tants, sans passer par le sys­tème hié­rar­chique des sec­tions, des écu­ries et des mo­tions. Et pour le faire, elle s’ouvre vers l’extérieur du parti, vers les sym­pa­thi­sants et les mi­li­tants de la pé­ri­phérie, en fai­sant res­pirer les fron­tières de l’organisation.
Nonfiction.fr– Est-ce que cela re­pré­sente un vrai débat d’idées ?

Do­mi­nique Cardon– Il fau­drait étu­dier cela pour vous ré­pondre, ce que je n’ai pas fait. Mais da­van­tage que la re­cherche de l’Idée, ce qui me semble im­por­tant c’est de fa­vo­riser la conver­sa­tion, même ré­pé­ti­tive, re­don­dante, peu no­va­trice et d’apparence très or­di­naire et quo­ti­dienne. Les grandes cam­pagnes té­lé­vi­suelles nous ont donné l’impression que l’adhésion po­li­tique se jouait dé­sor­mais dans un rap­port quasi in­di­vi­dua­lisé entre l’homme po­li­tique, ou plutôt son image té­lé­visée, et l’électeur. Or, les lo­giques plus ho­ri­zon­tales, dis­tri­buées, écla­tées, de la conver­sa­tion sur In­ternet ont re­donné leur im­por­tance aux formes réelles et concrètes de l’interaction po­li­tique et de l’influence ré­ci­proque qui n’ont ja­mais été aussi ver­ti­ca­li­sées et cen­tra­li­sées que ne le pensent les gou­rous de la com­mu­ni­ca­tion po­li­tique. Il est frap­pant de voir que les études sur la vi­ra­lité sur In­ternet ont remis au goût du jour, The People’s Choice, le livre de 1955 de Katz et La­zars­feld sur les deux étages de la com­mu­ni­ca­tion qui in­sis­tait sur les mé­dia­tions so­ciales de proxi­mité dans la dif­fu­sion des mes­sages venus de l’espace pu­blic.
Mais ce qui est sûr, comme l’a montré l’échec et la fer­me­ture du site de l’UMP, les Créa­teurs de pos­sibles, c’est qu’on ne « dé­clenche » pas la conver­sa­tion par le haut en met­tant à dis­po­si­tion un outil et en di­sant aux gens : « Exprimez-vous ! Grâce à nous, vous avez le droit ». Il faut que ces ou­tils entrent en ré­so­nance avec des dy­na­miques ac­tives dans la so­ciété. In­ternet ac­cé­lère les conver­sa­tions, les dé­bats qui ont déjà lieu dans le quo­ti­dien des in­di­vidus et qui s’animent d’eux-mêmes, sans sol­li­ci­ta­tion par­ti­cu­lière, dans les es­paces fa­mi­liers de la conver­sa­tion nu­mé­rique. D’une cer­taine ma­nière, l’Internet des ré­seaux so­ciaux ne fait que rendre vi­sible ce qui a tou­jours constitué le quo­ti­dien des in­di­vidus. On ex­pose un babil qui a tou­jours existé ; mais dé­sor­mais celui-ci ac­cède a plus de vi­si­bi­lité, ren­contre des in­ter­lo­cu­teurs nou­veaux en pé­ri­phérie du ré­seau so­cial de chacun et peut, ra­re­ment, mais cela ar­rive, ac­céder à une large pu­bli­cité virale.

Une eth­no­logue amé­ri­caine, Nina Elia­soph a écrit un re­mar­quable ou­vrage, L’évitement du po­li­tique (Paris, Eco­no­mica, 2010), sur les formes or­di­naires de la conver­sa­tion des Amé­ri­cains. Elle y re­late une longue en­quête im­mer­sive dans les clubs de danse, les pe­tites as­so­cia­tions lo­cales, les lieux de tra­vail, les es­paces de voi­si­nage, etc. Elle constate une sorte d’apathie de la conver­sa­tion or­di­naire, qui tient au fait que les per­sonnes re­fusent de « po­li­tiser » leurs propos, d’entrer dans des conflits d’opinion, d’aborder des en­jeux cli­vants et qu’elles pré­fèrent main­tenir leur conver­sa­tion quo­ti­dienne « en deça » des gé­né­ra­lités po­li­tiques. La ques­tion qu’il fau­drait se poser à propos de la conver­sa­tion sur In­ternet est de sa­voir, si cela permet une plus grande ca­pa­cité à gé­né­ra­liser, s’indigner, ar­gu­menter et contre-argumenter, bref de mettre da­van­tage de gé­né­ra­lités po­li­tiques dans nos conver­sa­tions or­di­naires. Mais là en­core, ce n’est pas In­ternet à lui seul qui peut fa­ci­liter ça. Sur le Web, la conver­sa­tion est beau­coup plus po­la­risée par le LOL (dé­ployer le sigle), les photos de chats et les blagues que par la dis­cus­sion des en­jeux pu­blics. Mais c’est dans cet espace-là, entre pra­tiques or­di­naires et nu­mé­riques de la conver­sa­tion, qu’un léger dif­fé­ren­tiel peut se consti­tuer pour en­ri­chir notre sen­si­bi­lité aux ques­tions pu­bliques. Même s’il ne faut pas en at­tendre des ef­fets ré­vo­lu­tion­naires, toutes les ini­tia­tives, les ar­te­facts, les at­trac­teurs, qui peuvent créer une zone per­met­tant d’attacher, de hié­rar­chiser, de vi­sua­liser et de trans­former les conver­sa­tions contri­buent à faire jouer ce dif­fé­ren­tiel vers la consti­tu­tion de gé­né­ra­lités politiques.

Nonfiction.fr– Mais il y a aussi des sites et des blogs qui pro­posent une ex­per­tise. Com­ment fait-on pour éva­luer leur im­pact et leur va­leur dans la po­pu­la­tion ? Qui va voir ces blogs ?

Do­mi­nique Cardon– In­ternet a contribué à rendre beau­coup plus vi­sible et ac­ces­sible le tra­vail d’expertise mené par des cher­cheurs, des pas­sionnés, des mi­li­tants et des pe­tits col­lec­tifs qui étaient sou­vent ex­trê­me­ment mar­gi­na­lisés dans le débat pu­blic. Même si l’audience de ces sites ou blogs reste confi­den­tielle, la vi­si­bi­lité de leurs tra­vaux, de leurs pro­po­si­tions et de leurs contre-expertises est plus forte, no­tam­ment parce que les jour­na­listes qui font l’effort d’enrichir leurs sources peuvent les trouver plus fa­ci­le­ment – il est re­mar­quable que les jour­na­listes qui se sont le plus ra­pi­de­ment et for­te­ment en­gagés sur In­ternet sont aussi ceux qui ont été dé­ni­cher le plus ha­bi­le­ment ces sources d’informations ex­pertes ; on peut penser au blog de Jean Qua­tremer ou à Me­dia­part qui fait très ex­pli­ci­te­ment un tra­vail pour ac­cro­cher le débat in­tel­lec­tuel au débat pu­blic. Mais la ques­tion est de sa­voir si cela peut désen­claver l’agenda mé­dia­tique en fa­vo­ri­sant une meilleure ar­ti­cu­la­tion du débat pu­blic avec les sa­voirs en marge ou en pé­ri­phérie de l’espace mé­dia­tique tra­di­tionnel. Il existe aujourd’hui de plus en plus d’espaces d’expertise sur le Web (La Vie des Idées, Non­fic­tion, Fon­dapol, Culture vi­suelle, Telos, les blogs de Paul Jo­rion ou de Maître Eolas, etc.) et ces es­paces sont aujourd’hui plus riches et plus vi­vants que les re­vues in­tel­lec­tuelles. Mais leurs ef­fets sont en­core dif­fi­ciles à ap­pré­cier. Contribuent-ils, par exemple, à trans­former les formes de l’activité in­tel­lec­tuelle en of­frant la pos­si­bi­lité d’une écri­ture plus ra­pide, plus « in­ter­ve­nante », plus ac­tuelle, sans ce­pen­dant connaître les risques de la perte d’autonomie d’une com­pro­mis­sion avec les mé­dias ?
Tout ceci reste, pour l’heure, in­fime. J’avais beau­coup suivi le mou­ve­ment al­ter­mon­dia­liste, qui s’était spé­cia­lisé sur de nom­breux dos­siers : la place des femmes, l’environnement, les droits in­di­gènes, l’eau, la taxe Tobin, etc. Il s’est dé­ve­loppé dans les ré­seaux al­ter­mon­dia­listes une qua­lité d’expertise très im­pres­sion­nante et celle-ci a joué un rôle à sa me­sure dans les arènes de fa­bri­ca­tion des po­li­tiques pu­bliques. Ce­pen­dant, la crise fi­nan­cière n’a pas contribué à donner à cer­taines de ces pro­po­si­tions une place plus cen­trale dans l’opinion pu­blique et le débat mé­dia­tique. Je pense par exemple à la taxe Tobin et à toutes les pro­po­si­tions de ré­gu­la­tion des mar­chés fi­nan­ciers. C’est un débat d’une grande com­plexité, mais alors que les évé­ne­ments sont venus donner raison à tous ceux qui de­puis dix ans tra­vaillent sur cette ques­tion, ils n’ont pas été cré­dités d’une clair­voyance et d’un ap­port pro­po­si­tionnel par­ti­cu­lier par ceux qui aujourd’hui se ral­lient (très par­tiel­le­ment) à leurs thèses après les avoir dé­ni­grées avec beau­coup de condes­cen­dance.
Nonfiction.fr– Dans les pro­jets d’open go­ver­nance ou de vote élec­tro­nique, il semble que l’on ac­corde une grande im­por­tance à la ca­pa­cité tech­nique et idéo­lo­gique d’Internet pour capter le débat po­li­tique et les pra­tiques démocratiques ?

Do­mi­nique Cardon– Sur le vote élec­tro­nique, il faut rester très pru­dent. Pro­poser un ré­fé­rendum sur In­ternet est très com­pliqué tech­ni­que­ment. On peut voter plu­sieurs fois. On ne sait pas dé­finir la po­pu­la­tion des vo­tants. Tout sys­tème tech­nique est « ha­ckable ». Et sur­tout l’idée d’un vote de confron­ta­tion entre deux op­tions que tranchent les élec­teurs ne cor­res­pond pas à la culture de l’Internet. Le mode de prise de dé­ci­sion de l’Internet est le consensus entre les plus agis­sants. Il y a une dif­fé­rence ma­jeure entre les tech­niques élec­to­rales de la dé­mo­cratie re­pré­sen­ta­tive où l’on cherche à faire voter l’ensemble d’une po­pu­la­tion dé­finie et connue à l’avance en don­nant le même poids à chaque voix et le pro­cessus de prise de dé­ci­sion dans les mondes en ré­seaux où l’on cherche à ob­tenir le consensus de ceux qui sont les plus mo­bi­lisés et donc les plus en­clins à dé­battre, ar­gu­menter et ac­cepter la dé­ci­sion col­lec­tive. De­puis les ins­tances tech­niques de l’Internet, comme l’IETF ou le W3C, jusqu’aux col­lec­tifs en ligne, comme les com­mu­nautés de dé­ve­lop­peurs de lo­gi­ciels libres ou Wi­ki­pedia, c’est la forme du « consensus ap­pa­rent », comme l’appelle Phi­lippe Ur­fa­lino 2, qui do­mine. On est d’accord jusqu’à ce que quelqu’un de la com­mu­nauté ex­prime pu­bli­que­ment un désac­cord. Dans ce sys­tème, ce sont les plus convaincus et les plus ac­tifs qui créent la ten­dance do­mi­nante ; par une sorte de di­vi­sion du tra­vail in­terne aux com­mu­nautés de l’Internet, ceux qui s’intéressent moins à la ques­tion ou sont moins convaincus dé­lèguent leur voix aux plus ac­tifs en se tai­sant, jusqu’au point de rup­ture. De sorte que sur In­ternet, ceux qui fa­briquent le mou­ve­ment, la ten­dance et les nou­velles connais­sances se­ront tou­jours d’abord ceux qui se sont mo­bi­lisés pour le faire. La ma­nière dont In­ternet agit sur l’espace pu­blic est beau­coup plus proche des tech­niques de mo­bi­li­sa­tion col­lec­tive, comme la ma­ni­fes­ta­tion ou la pé­ti­tion, que du choix électoral.

La ques­tion de l’open go­vern­ment est assez dif­fé­rente. Il s’agit de rendre le plus pu­blic pos­sible des élé­ments fac­tuels sur l’activité des gou­ver­ne­ments et des ad­mi­nis­tra­tions. L’accès à ces don­nées est une re­ven­di­ca­tion qui s’ancre aussi dans le pro­cessus d’élargissement des com­mu­nautés d’interprétation. Mettre les ci­toyens au contact di­rect des in­for­ma­tions brutes vou­drait court-circuiter les pro­fes­sion­nels de l’interprétation (ad­mi­nis­tra­tion, sta­tis­ti­ciens, jour­na­listes). Or il est pos­sible d’interpréter de mille ma­nières les mêmes in­for­ma­tions fac­tuelles si l’on créé des dé­pla­ce­ments in­édits. Plutôt que de li­miter ces in­ter­pré­ta­tions à un cercle d’herméneutes spé­cia­lisés qui pro­po­se­ront une lec­ture par­ti­cu­lière des don­nées en les agré­geant selon cer­taines ca­té­go­ries sta­tis­tiques, les te­nants des don­nées ou­vertes pensent qu’une ou­ver­ture plus large des don­nées pu­bliques per­mettra à de nou­velles com­mu­nautés in­ter­pré­ta­tives de ré­véler des si­gni­fi­ca­tions non-anticipées ou non vues. Le mou­ve­ment des don­nées ou­vertes (open data) ne fait que com­mencer et il est en­core dif­fi­cile de dire, s’il peut contri­buer à en­ri­chir le débat pu­blic. Il est sûr qu’il fa­vo­rise un contrôle ci­toyen des gou­ver­nants, comme l’a montré l’affaire des pe­tits frais des dé­putés bri­tan­niques qui n’ont pu être mis à jour que par la pu­bli­ca­tion du budget dé­taillé de la Chambre des com­munes. Il peut aussi pré­senter des risques, no­tam­ment celui de ren­forcer des modes d’entrées in­di­vi­duels dans les in­for­ma­tions pu­bliques qui font ou­blier les pré­oc­cu­pa­tions – et les so­li­da­rités – plus gé­né­rales et conduisent à la mise en ac­cu­sa­tion des por­teurs lo­caux de po­li­tiques dé­cidés au centre 3. Mais beau­coup de nou­veaux dis­po­si­tifs de pro­duc­tion du débat pu­blic peuvent être ima­ginés. Je pense par exemple au site Web lancé par La Ré­pu­blique des idées pour per­mettre à tous d’inventer leur propre ré­forme fis­cale en fai­sant va­rier les taux. C’est un mer­veilleux petit outil per­met­tant de pro­duire de la conver­sa­tion au­tour d’une expérimentation-simulation à partir de don­nées pu­bliques. Les sites de car­to­gra­phie des contro­verses ini­tiés par Bruno La­tour avec ses étu­diants au Me­dialab de Sciences Po construisent eux aussi des dis­po­si­tifs per­met­tant d’aider à se dé­ployer dans la so­ciété les dé­bats scien­ti­fiques.
Nonfiction.fr- Pensez-vous qu’il y a une ten­sion entre les po­li­tiques qui dé­ve­loppent des pra­tiques de plus en plus pous­sées pour mo­no­po­liser le débat sur les fo­rums ou les ré­seaux so­ciaux et les contre-experts sur In­ternet qui dé­noncent le jeu politique ?

Do­mi­nique Cardon– C’est tout le pa­ra­doxe de la si­tua­tion sur In­ternet. D’une part, on as­siste à un ren­for­ce­ment des tech­niques de cap­ta­tion de l’attention de l’électeur qui fonc­tionnent sur l’hyperpersonnalisation du can­didat, la peo­pli­sa­tion du mi­lieu, le sto­ry­tel­ling et les « élé­ments de lan­gage ». Ce for­ma­tage com­mu­ni­ca­tionnel et nar­ratif du dis­cours po­li­tique se re­pré­sente un élec­teur qui ré­flé­chit peu et at­tend de belles his­toires. Il suf­fi­rait donc de pro­duire les bons si­gnaux pour les faire cir­culer et sou­vent, sous l’effet de l’accélération mi­mé­tique, ils ac­cèdent à une large pu­bli­cité sur In­ternet. Certes, ces si­gnaux ne sont pas sans si­gni­fi­ca­tion. Ils convoquent des ima­gi­naires par­ti­cu­liers. Mais l’artificialisation du mes­sage po­li­tique y est aussi très grande. Le pro­gramme est pro­duit « par le haut », par les hommes po­li­tiques et leur ser­vice de com­mu­ni­ca­tion, pour des élec­teurs sup­posés pas­sifs. Ce qui change alors, dans l’esprit des pro­fes­sion­nels de la com­mu­ni­ca­tion po­li­tique, c’est que l’électeur n’est plus un spec­ta­teur inerte mais un in­ter­naute mi­mé­tique et qu’il faut lui servir des nar­ra­tions vi­rales pour faire l’opinion.

Mais d’autre part, et cette am­bi­va­lence ca­rac­té­rise très bien notre si­tua­tion ac­tuelle, on ob­serve sur In­ternet des at­tentes à l’égard de l’espace pu­blic qui sont toutes dif­fé­rentes : une forme de dis­tan­cia­tion cri­tique, une re­prise d’autonomie à l’égard des mes­sages mé­dia­tiques, une vo­lonté de par­ti­ci­pa­tion à la dé­fi­ni­tion des en­jeux pu­blics, etc. Comme le mon­traient en­core ré­cem­ment les mou­ve­ments des In­di­gnés, les per­sonnes de­mandent que les partis soient moins pro­po­sants qu’accueillants à la concer­ta­tion, comme dans le cas d’une co­opé­ra­tive (comme Gé­né­ra­tion Eco­logie), qu’il soit pos­sible de dé­finir, « par le bas », avec des pro­cessus d’auto-organisation de la conver­sa­tion très pro­cé­du­raux, des re­ven­di­ca­tions nou­velles.
Parmi les at­tentes qui nour­rissent ces formes po­li­tiques émer­gentes, les ques­tions de la vé­rité et de la trans­pa­rence sont om­ni­pré­sentes. L’augmentation gé­né­rale du ni­veau culturel dans nos so­ciétés, la mul­ti­pli­ca­tion des sources d’information, l’accélération de la de­mande d’actualité et les conver­sa­tions ho­ri­zon­tales ont placé dans une ten­sion cri­tique de plus en plus vive les formes des­cen­dantes de la com­mu­ni­ca­tion cen­tra­lisée. Le pa­ra­doxe est que la crise de la presse in­ter­vient dans un contexte où la de­mande d’information n’a ja­mais été aussi forte. Mais les ma­nières de la consommer, de la faire cir­culer et d’en user se trans­forment sen­si­ble­ment. Ce tour­nant se ca­rac­té­rise par une ou­ver­ture de l’espace d’interprétation des in­for­ma­tions à un cercle élargi d’usagers ac­tifs du Web et des ré­seaux so­ciaux. Si l’affirmation des sub­jec­ti­vités, le re­lâ­che­ment des formes énon­cia­tives, la lu­di­fi­ca­tion de l’information, l’humour et la dis­tan­cia­tion cy­nique, la ru­meur et la pro­vo­ca­tion, etc., sont en train de de­venir des ten­dances cen­trales du rap­port à l’information, l’exigence de vé­ra­cité et la quête de nou­velles don­nées ne cessent aussi de se ren­forcer. Il est très naïf de consi­dérer, comme le font beau­coup des dé­fen­seurs de l’espace pu­blic tra­di­tionnel, que le nou­veau rap­port à l’information promu par les in­ter­nautes ne vien­drait ap­porter qu’un as­sou­plis­se­ment des contraintes de vé­ra­cité, une re­cherche du sen­sa­tionnel, la pro­li­fé­ra­tion des in­ter­pré­ta­tions fra­giles et dou­teuses et le souci égo­tiste de la course à la nou­veauté. Le dé­ve­lop­pe­ment d’une « so­ciété d’interprètes » 4 aug­mente la di­ver­sité des points de saisie de l’événement, tout en ac­crois­sant les contraintes de vé­ri­fi­ca­tion et de cer­ti­fi­ca­tion des faits qui le sous-tendent. Dans une époque où le dé­ca­lage entre les dis­cours et les actes est de­venu si im­por­tant, l’invocation d’un accès plus large, et non dé­formé, à l’information est de­venue es­sen­tielle, non seule­ment pour les ci­toyens, mais aussi pour les jour­na­listes qui ho­norent le mieux la dé­on­to­logie de leur pro­fes­sion, comme l’a montré le tra­vail commun de grandes ré­dac­tions de jour­naux et de Wi­ki­leaks.
Nonfiction.fr– Est-ce qu’il n’y a pas une po­ten­tia­lité d’Internet dans sa va­leur d’éducation à la po­li­tique ou d’enrichissement via les ou­tils tech­niques qui se dé­ve­loppent comme dans le cas de l’Open Data ?

Do­mi­nique Cardon- Ce ne sont pas tel­le­ment les idées qui manquent sur In­ternet, mais les ar­te­facts per­met­tant de pro­duire des agré­ga­tions « par le bas » plutôt que des dis­po­si­tifs de consul­ta­tion, tou­jours pres­crip­tifs et pa­ter­na­listes, qui viennent « du haut ». La chose est très dif­fi­cile à ré­gler, no­tam­ment quand l’initiative vient des ins­ti­tu­tions ou des or­ga­ni­sa­tions po­li­tiques. La conver­sa­tion des in­ter­nautes trouve ses es­paces propres et se dé­ploie selon ses propres règles sur les blogs, Twitter et toute une série d’espaces du Web. Les in­ter­nautes ont dé­ve­loppé nombre de pe­tits ou­tils de re­pé­rage pour co­or­donner leurs dis­cus­sions, fil­trer, classer et hié­rar­chiser les flux. Le rus­tique ha­shtag (#) de Twitter en est sans doute le sym­bole. Simple et lu­dique, mais aussi par­ti­cu­liè­re­ment in­sa­tis­fai­sant et bruité. Dès lors, com­ment ar­river à ce que les bonnes idées puissent so­li­da­riser au­tour d’elles des ef­fets, des ap­pren­tis­sages et une ré­ap­pro­pria­tion pra­tique ? Un des en­jeux du futur d’Internet sera la pro­duc­tion de dis­po­si­tifs per­met­tant d’agréger les pro­duc­tions des in­ter­nautes, sans écraser les sin­gu­la­rités sous une moyenne sta­tis­tique ou algorithmique.

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