PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

In le Figaro.fr – le 8 février 2013 :

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«Aujourd'hui, cet accès est immédiat», note Michel Serres.
«Aujourd’hui, cet accès est immédiat», note Michel Serres

 

INTERVIEW – Philosophe, académicien et historien des sciences, Michel Serres dresse le portrait d’un homme nouveau, né de la révolution du numérique, qui va devoir tout réinventer.

LE FIGARO MAGAZINE – Quelles sont, pour vous, les inventions en cours et à venir qui vont bouleverser notre vie?

Michel SERRES. – Les inventions à venir, je ne les connais pas. Elles sont toujours imprévisibles, inattendues. Je préfère rester lucide sur le temps présent, comprendre les bouleversements en cours et ce que pourraient être leurs implications. Ce sont, par exemple, la disparition du monde paysan – nous comptions de 40 à 45 % de paysans au début du XXe siècle, ils ne sont plus que 0,8 %! -, la hausse du nombre de cols blancs, qui n’ont cessé d’augmenter en parallèle, les progrès dans le traitement des maladies infectieuses et l’allongement de l’espérance de vie, et bien sûr l’essor des nouvelles technologies et du tout numérique. Ils entraînent une métamorphose de l’homme, de ses rapports sociaux, et changent sa façon d’appréhender l’existence.

Vous brossez un portrait de ce nouvel humain dans votre livre Petite Poucette*. Et c’est une femme…

Oui, parce que j’ai assisté depuis un demi-siècle, partout dans le monde, à la victoire des femmes. Elles sont plus professionnelles, plus sérieuses. Je l’ai surnommée Poucette du fait de son habileté à jouer de ses deux pouces pour envoyer des textos. Elle a une trentaine d’années, et est l’enfant d’internet et du téléphone mobile. Pour elle, l’ordinateur n’est pas juste un outil, il fait partie intégrante de sa vie. Poucette n’a plus le même corps ni la même intelligence. Elle n’a plus confiance dans les anciennes appartenances. La paroisse, la commune, et même la nation se défont. De fait, elle crée de nouvelles appartenances, de nouveaux liens sociaux, bouscule le rapport au savoir et le rapport à l’autorité. Elle construit un nouveau monde…

Comment appréhende-t-elle ce nouveau monde?

Elle a trouvé le sens réel du mot «maintenant». Pour elle, «maintenant» signifie «tenant en main». Elle tient en main son portable et, si elle le souhaite, tous les lieux du monde, toutes les informations, elle peut communiquer avec tous à tout moment… En quatre coups de téléphone – 4,74 exactement – elle peut être reliée à n’importe quelle autre personne sur la planète, cela s’appelle le théorème du petit monde. Elle tient en main ce monde nouveau.

Et, dites-vous, la voilà «condamnée à ne devenir qu’intelligente». Pourquoi?

L’accès au savoir était le grand problème que rencontraient nos aïeux. Il exigeait des efforts, des voyages, du temps… Aujourd’hui, cet accès est immédiat. Lorsque j’entre dans mon amphi pour enseigner, il est fort probable que mes étudiants se soient préalablement informés sur internet du sujet traité en cours. Ils sont compétents, c’est ce que j’appelle la «présomption de compétence». Pourquoi se déplaceraient-ils pour écouter ce qu’ils savent déjà? Je suis donc obligé de faire un cours intelligent. C’est une chance.

Le savoir et la culture changent. Mais la vie quotidienne?

Je reviens d’un voyage en Asie, et j’ai vu dans le métro, à la place des affiches publicitaires, des figurines qui permettaient aux usagers de passer commande à l’aide de leur portable. Ils se faisaient ensuite livrer. L’économie, le travail, les loisirs, tout va être bouleversé… Nous avons dépensé des millions d’euros pour construire La Très Grande Bibliothèque, alors que les nouveaux outils numériques nous apportent tous les livres à domicile. De même, la relation aux médias se transforme. Autrefois, on comptait quelques personnes à l’émission et l’immense majorité à la réception. Aujourd’hui, elles sont aussi nombreuses à l’émission qu’à la réception. Cela implique une évolution du pouvoir qui se dilue. Qui pouvait dire «maintenant, tenant le monde» autrefois? Quelques rois et dirigeants. Aujourd’hui, ils sont 3,750 milliards de personnes à pouvoir le dire. C’est le nombre précis d’individus qui possèdent des portables avec un ordinateur intégré.

C’est donc aussi l’avènement d’une nouvelle démocratie…

Virtuellement, elle est déjà là. Comment elle se réalisera, je n’en sais rien. C’est très exactement une utopie. C’est l’utopie contemporaine. Il n’y a pas de nouveauté dans l’histoire qui n’ait été précédée d’une utopie.

Comment rêvez-vous les années 2020? Iront-elles forcément dans le sens du progrès?

Si je pouvais les prévoir, elles seraient déjà là. Mais nous n’avons pas accès à l’avenir, il est imprévisible. Tout au plus peut-on anticiper. Dans les années 70, lorsque j’écrivais les cinq volumes d’Hermès, j’expliquais que la société de demain serait une société de communication, mais sans pouvoir dire ce qui allait se passer ni porter de jugement. A l’époque, on se moquait de moi. Qu’importe. Le physicien Max Planck déclarait: «Ce n’est pas parce que les expériences et les théories de la physique sont vraies que la science fait des progrès. Non, c’est parce que la génération d’avant a pris sa retraite.»

* «Petite Poucette», par Michel Serres, Editions Le Pommier, 9,50 €.

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Categories: 4.2 Société

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