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Morale « laïque » à l’école… sortons des ornières

 Depuis que Vincent Peillon a réaffirmé à l’occasion de la rentrée scolaire 2012 son projet d’instituer une enseignement de la morale laïque, de la maternelle au lycée, les commentaires n’ont cessé de nourrir un débat profus et parfois confus. Les critiques ont été vives, aussi bien de la part d’enseignants et de philosophes de gauche que de la part de dirigeants politique de droite. Pour les uns, c’est le retour à l’ordre moral rance et à l’endoctrinement d’État. Pour les autres, ce n’est ni plus ni moins qu’un aveu de pétainisme maladroit. Nombreux encore, sont ceux qui brandissent comme un slogan que la morale ne s’enseigne pas, ne peut pas s’enseigner, et qu’on ne peut au mieux que la faire vivre à l’école. Un commentateur, militant de la cause palestinienne, a même perçu dans ce projet une volonté de stigmatiser la religion musulmane. Enfin, et souvent sur un ton très polémique, certains exégètes de la chose laïque, philosophes ou juristes, contestent à Peillon sa compréhension de la laïcité et des textes fondateurs. Au-delà de certaines attaques personnelles invoquant le supposé besoin d’un ministre de manifester un ego démesuré, la plupart se retrouvent pour l’accuser de vouloir détourner l’attention de l’opinion par un débat douteux comme l’avait fait son prédécesseur immédiat, Chatel, un an plus tôt. Fermez le ban. 

Oui, mais… voilà qu’un sondage d’opinion laisse clairement entendre qu’une immense majorité des Français approuveraient le projet de Peillon. Avec même des scores rarement atteints dans ce genre de sondage et alors que les cotes de confiance du Président de la République et du Premier ministre sont en chute sévère depuis la fin août. 91 % des sondés sont favorables à cette initiative, dont 48 % « très favorables », relève l’Ifop, qui qualifie le projet de « fédérateur et consensuel ». Chez les électeurs de François Hollande, le score s’élève à 98 % : un score invraisemblable si l’on s’en tenait au flot des critiques dont la presse et Internet se sont fait l’écho. Ce phénomène montre une chose : l’immensité du désarroi des Français sur la question de la morale. Il y a à l’évidence dans ce domaine un besoin dont l’ampleur est considérable.

Comme tout le monde s’en mêle, et compte tenu du fait que j’ai quelque intérêt professionnel à me montrer sensible à ce sujet (en tant qu’inspecteur du premier degré, en tant que formateur en IUFM, et en tant que responsable syndical engagé dans ces questions), je me permets de faire moi  aussi le point sur ce sujet, mais sans autre autorité que celle de la citoyenneté.

En premier lieu, actuellement, il y a un consensus dans notre société française pour admettre que l’éthique est affaire personnelle, tandis que la morale est affaire sociétale.

Cela dit, les deux mots, l’un d’origine grecque, l’autre d’origine latine, ont pour étymologie le même sens : les règles. Il s’agit bien des règles de comportement personnel dans un environnement social. L’éthique, ce serait le domaine des règles que l’on s’impose soi-même, dans son for intérieur, au nom de sa conscience, parce qu’on y souscrit intimement. L’éthique a bonne presse. La morale, ce serait le domaine des règles qui s’imposent à chacun dans la société que l’on soit d’accord ou non sur le plan intime, que l’on doit respecter sous peine de conflit récurrent avec autrui. La morale a mauvaise presse. On la regarde avec suspicion. Mais dans un cas comme dans l’autre, un phénomène s’impose : ces règles peuvent être soit le fruit d’une transcendance religieuse, soit le fruit d’une transcendance rationnelle. Éthique ou morale chacun de ces mots ne dit rien en lui-même de la transcendance dont il émane. Il faut donc opérer un choix préalable, quand on les revendique.

En accolant l’adjectif laïque à la morale, Peillon a largement exprimé dans les médias qu’il avait choisi le fondement du rationalisme appliqué aux règles s’imposant à tous dans la société, que l’on soit personnellement d’accord ou non avec leur respect.

Cependant, il y a des intellectuels, à droite comme à gauche qui pensent que l’État ne doit pas se mêler de morale, que c’est à la famille d’éduquer et donc de construire la morale des enfants, l’État devant se borner à « instruire », c’est-à-dire à transmettre des connaissances objectives sans chercher à influencer le libre arbitre. Enfin, pour certains, le plus souvent à droite de l’échiquier politique, par principe, les professeurs (douteux idéologues…) n’ont aucune légitimité à éduquer et doivent se borner à transmettre des connaissances dont ils sont garants par leur culture académique. Dans ce champ idéologique, on trouve aussi bien des néolibéraux abhorrant l’État tentaculaire que des prétendus « républicains » invoquant systématiquement les mânes de Condorcet. Je dis « prétendus » au sens où ils se prétendent d’abord et avec une certaine pureté philosophique « républicains ».

À l’évidence, les tenants de ces deux courants ont des certitudes d’une solidité à toute épreuve. Ils sont convaincus et n’abdiqueront jamais. Ils se montrent invariablement irréductibles dans leur détestation de tout projet de légitimation de la compétence éducative de l’école publique, fut-elle républicaine et d’inspiration démocratique et humaniste. 

Ce débat faisait déjà rage lors des premières années de la Révolution. Les tenants de l’instruction publique se confrontaient en effet aux tenants de l’éducation nationale. Ce clivage théorique tend désormais à être dépassé par un fait assez têtu : toute organisation didactique repose sur un modèle sociétal aussi bien que philosophique qui s’inspire, qu’on le veuille ou pas, de valeurs qu’il tend lui-même à imposer plus ou moins diffusément aux élèves. Ce faisant, il participe à la dimension éducative, même si ce n’est pas explicite. Et donc, qu’il s’en réclame ou non, tout enseignant, par son attitude, par ses choix scolaires, par le rapport qu’il institue avec ses élèves et l’ensemble de l’environnement scolaire, transmet un modèle moral à ses élèves. Dans ce cadre, il participe au processus d’inculcation de normes éducatives qui font cohérence.

L’organisation même du système scolaire national est porteuse d’une idéologie sous-jacente. Et ce faisant, il promeut une certaine morale. En l’occurrence, notre système promeut de fait le principe selon lequel l’individualisme prévaut dans une progression compétitive des apprentissages, avec des ordres scolaires hiérarchisés comme l’étaient les ordres de la société avant la Révolution. Avec sa vie scolaire fondée sur une société close, gouvernée de main de fer par les maîtres, avec l’exigence d’une autorité qui se proclame transcendantale et absolue par la grâce d’un savoir élitiste, et qui est trop souvent exprimée de manière purement discrétionnaire, notre système véhicule lui-même une morale contraire à la morale républicaine qu’il devrait pourtant observer dans son fonctionnement.

On peut donc dire qu’il y a une éducation scolaire qui est le fruit de l’enseignement, même si celui-ci prétend se réduire à une pure transmission de connaissances. Dès lors, dans un système scolaire public qui se réclame de l’humanisme et de la raison, cette éducation scolaire procède de valeurs qu’il est évidemment préférable d’identifier et de délimiter sauf à risque de se fourvoyer dans un modèle contraire à ces finalités. 

Mais notre système actuel a de plus en plus de mal. Il est attaqué profondément par le reste de la société. La vertu de la chose scolaire n”est plus reconnue, elle est même contestée de toute part. L’école, cette machine vouée à faire la société ne se retrouve plus légitime dans la société ; ses valeurs morales implicites, même les plus évidentes comme la patience et le respect de la longueur du temps, mais aussi le rationalisme, sont contestées, moquées, trahies, humiliées dans une époque qui se voue à l’immédiateté, aux pulsions, à l’obsolescence permanente.

Or n’est-ce pas justement ce que ressentent profondément les Français qui plébiscitent le projet de Peillon ? Nous vivons depuis un peu plus d’une trentaine d’année dans une époque marquée par la mainmise de la communication commerciale sur tous les systèmes de communication dont les progrès technologiques ont été fulgurants. Dit prosaïquement, c’est la publicité qui finance tout : la presse écrite, les radios, les télévisions, et même Internet. Cette publicité n’a qu’un but : former des esprits individualistes voués au culte du matérialisme, sans autre valeur que celle de posséder, d’acheter, et cela de manière compulsive et permanente. Tout ce qui peut contrarier cela est moqué, ridiculisé, discrédité. Seule la fin justifie les moyens. L’esprit d’entreprise est réduit à l’ambition de faire du fric par tous les moyens. Le capital s’est dématérialisé. Le travailleur salarié est devenu la variable d’ajustement de la machine à produire de la richesse monétaire et non plus humaine. Les actionnaires anonymes sont devenus les maîtres du monde, mais ils sont eux-mêmes esclaves d’une économie financiarisée à l’extrême, au rythme des microprocesseurs qui gèrent désormais automatiquement les transactions financières dans les bourses.

Dans ce contexte, c’est aussi la valeur de la raison qui est contestée. L’irrationnel tend à la supplanter comme explication du monde. Les fondamentalistes, les extrémistes, les absolutistes de toutes les religions et sectes, voire de certains courants politiques, s’en donnent à cœur joie pour contester à l’école son propos. Chacun y va de son explication révélée du monde, explication sacrée, incontestable, et qui se présente forcément comme étant victime du discours scolaire classique, discours qui véhicule normalement la pensée des Lumières. Nous vivons dans les temps du relativisme, un relativisme qui nourrit le grand courant du complotisme.

Une fois que l’on a pris conscience de cela, une question se pose : sur quoi l’école publique française peut-elle se fonder pour instituer un enseignement autour de la morale ? Car il s’agit bien de clarifier des règles fondamentales de comportement individuel en société.

Chatel s’était cristallisé sur l’idée très contestée d’un corpus de « maximes » officielles en tant que vecteur principal de l’étude scolaire de la morale. Serait-ce là une approche de droite ? Peillon, quant à lui, fait appel à la réflexion rationnelle et à l’esprit critique dans la construction d’une morale d’inspiration explicitement laïque. Est-ce là une approche de gauche ? On ne peut pas réduire ces deux approches l’une à l’autre. Les mots et les stratégies ont un sens. Peillon, puisqu’il s’agit actuellement  de son projet, a passé une grande partie de sa vie à explorer la pensée philosophique républicaine. Il est lui-même imprégné de la dialectique des Ferry, Jaurès, Buisson qui cultivaient l’amour de la raison au nom de l’Homme et du Citoyen, cet homme moderne qui s’extrait de sa seule individualité pour assumer sa part sociale, civique, et solidaire à l’égard du projet humain. Mais le contexte est bien autre que celui qui dominait à l’époque de ces géants de la pensée. Si l’intention est méritoire, dès son esquisse le chantier est parsemé de pièges et d’ornières.

Une de ces ornières n’apparaît pas spontanément aux yeux des uns alors qu’elle paraît fondamentale aux yeux des autres. On pourrait la résumer ainsi : la morale ne vaut que si elle est vécue. En d’autres termes, la morale qui ne serait qu’un discours sentencieux à mémoriser et à restituer lors d’examens n’a aucune portée opératoire dans un environnement scolaire. Pour reprendre un penseur et activiste du XXe siècle, Léon Trotski : « La vraie morale ne s’occupe pas de ce que nous pensons et voulons, mais de ce que nous faisons ». C’est en cela que les militants du courant de l’école moderne prônent affirment que la morale ne s’enseigne pas, mais qu’elle se vit. Ils constatent « l’écart entre les bonnes paroles enseignées et les faits réels ». Pour eux, « Cette dichotomie entraîne à partir du collège le rejet de la normalité scolaire, de ses règles et de ses obligations qui s’étendra au reste de la société quelques années plus tard. C’est également un terreau fertile aux intégrismes de toutes sortes ». Ils demandent donc que la morale civique ou laïque soit d’abord intégrée par l’appareil scolaire dans son fonctionnement, et en premier lieu dans la classe où se joue l’essentiel. Ils souhaitent et encouragent les pratiques actives dans ce domaine :

  • Vivre et non apprendre les valeurs de la République, les droits de l’enfant et du citoyen.  
  • Donner son avis et participer aux espaces démocratiques et de vie des établissements scolaires.
  • Être acteurs et auteurs des règles de vie et des règlements, adultes comme enfants et jeunes.
  • Accueillir toutes les singularités dans les établissements et transformer les pratiques pédagogiques pour qu’elles s’adressent à tous les enfants.
  • Donner à chacun le temps d’apprendre et à tous celui de vivre ensemble.
  • Préférer la coopération à la compétition au cœur des temps et des espaces éducatifs.
  • Mettre la philosophie au cœur des établissements scolaires, de la maternelle au lycée pour construire la réflexion au lieu d’inculquer des formules magiques comme « la liberté commence… » et autres adages. 

Ils ont évidemment raison. Mais un autre écueil doit alors être pris en considération : celui qui consiste à ne s’occuper que des pratiques sans se soucier de leur fondement. Dès lors, les règles pratiquées risquent d’apparaître comme tombées du ciel. Il est donc indispensable, dans une dialectique permanente entre l’approche intellectuelle et la pratique concrète, de s’appliquer à définir les fondements des règles qui peuvent constituer la morale laïque.

Car le dernier écueil, et peut-être pas le moindre dans le contexte que nous vivons, c’est celui de la légitimité des fondements des règles constituant cette morale. Elle doit être solide, c’est-à-dire validée par la raison, mais aussi par nos choix démocratiques publics.

Ces règles ne tombent pas du ciel. On les trouve dans les textes fondamentaux de notre société. Ainsi, la Constitution, en particulier dans son préambule et ses composantes, exprime plusieurs valeurs morales qui sont censées fonder les règles du vivre ensemble dans notre république. Mais on le trouve également dans les grands textes internationaux ratifiés par la France, à l’échelon de l’Europe comme de l’ONU. Enfin, on les trouve dans l’ensemble de notre appareil juridique, et en particulier dans le Code civil et dans le Code pénal.

C’est donc en ce sens qu’un enseignement de la morale ne peut s’extraire d’un enseignement civique, juridique et politique soumis à l’aune critique de la philosophie. Sa mise en œuvre lui donne alors une portée éducative.

C’est là un projet ambitieux qui mérite qu’on s’y intéresse sérieusement.

Qu’on n’en doute pas. Il y aura encore du monde pour crier au scandale.

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