PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

Arts et artistes à l’école
Théâtre du Rond Point – Mercredi 15 décembre 2004
Intervention de Philippe Meirieu

Une obsession envahit aujourd’hui le débat éducatif : celle des bases, des fondamentaux, des incontournables… On ne sait pas très bien comment cela a commencé, ni quand nos contemporains se sont mis à défiler dans les rues et sur les écrans en répétant : « Ils manquent de bases… Nos enfants manquent de bases… ». Mais le fait est là.
On se souvient quand même qu’un ministre, en 1984, il y a déjà vingt ans, avait, à l’occasion d’une illumination derrière le troisième pilier de Notre Dame, découvert que les enfants devaient aller à l’école pour apprendre à lire, écrire et compter. Un siècle après Jules Ferry, le miracle était patent et la découverte fit grand bruit !
Certes, il n’avait pas ajouté que les enfants devaient aussi apprendre à parler ! Sans doute par ce que, pour lui, les élèves devaient rester des infans, des êtres privés de parole… en attendant leur majorité où ils deviendraient, enfin, par un mystérieux phénomène de transsubstantiation, de véritables citoyens éclairés, capables de s’exprimer dans le débat public !
Et, depuis, nous sommes toujours en quête des bases ! Comme on craint, semble-t-il, qu’elles nous échappent, on semble leur préférer aujourd’hui « le socle ». Effectivement, l’image est plus prometteuse : c’est sur le socle qu’on pose la statue. Sur une maçonnerie solide qu’on peut installer l’œuvre. Et ceux qui ne disposent pas de socle peuvent toujours attendre… ou tenter de consolider pierre à pierre le tas de gravats dont ils ont hérité !
Tout cela relève d’une « pédagogie des préalables » complètement contraire à ce que nous apprend, précisément, l’histoire de la pédagogie. Ainsi, il faudrait attendre de savoir nager pour avoir le droit d’aller à la piscine. Attendre de savoir lire pour pouvoir ouvrir des livres. Attendre de savoir écrire, parfaitement et sans faute, pour griffonner sa première lettre d’amour. Attendre de savoir faire l’amour pour faire l’amour.
Plus précisément, la « pédagogie des préalables » place toujours « les savoirs » comme un condition indispensable en amont de « la culture ». Comme si l’homme des cavernes avait dû passer un examen avant de pouvoir s’essayer à quelques graffitis sur les parois de Lascaux. Comme si l’on avait exigé la connaissance parfaite de la versification classique pour assister aux représentations du Misanthrope…
La « pédagogie des préalables » trouve toujours des prétextes pour reculer le moment de la confrontation avec la culture : « Il manque de bases ; il lui faut d’abord consolider ses acquis ; le temps fait défaut et il vaut mieux se concentrer sur le fondamental… » Mauvais calcul : la « pédagogie des préalables » coupe, en réalité, les ponts qu’elle prétend construire.
Elle empêche les enfants d’entendre la vie gronder derrière les connaissances fossilisées que l’école leur enseigne. Elle fabrique de la mort avec du vivant… quand il faudrait, à l’évidence, faire le contraire : restituer le projet culturel qui a donné naissance aux savoirs.
Tel est l’enjeu : donner du sens aux savoirs en permettant à chaque enfant de se confronter à une démarche de création. Donner du sens aux savoirs en permettant à tous – et, en particulier, aux plus démunis – de rencontrer des créateurs et de s’engager eux-mêmes dans une démarche de création. Donner du sens aux savoirs en découvrant qu’ils aident à grandir…

Ainsi rien ne peut remplacer cette expérience fondatrice d’un petit d’homme qui monte sur une scène. Il lève la main. Fait un signe. Tous ses muscles se tendent et lui font mal. Toute son intentionnalité passe dans un salut. Il sort de la gesticulation et fait, enfin, un geste. Un vrai. Il ne vit plus dans un agrégat informe où les êtres se bousculent sans se regarder ; il entre dans un espace symbolique où chacun peut occuper une place sans prendre toute la place…
Expérience essentielle de la salle obscure qui permet de sortir des limbes de l’imaginaire médiatique du lunapark planétaire sous vidéosurveillance permanente que constitue l’assomption du Loft. Expérience qui ne requiert aucun préalable, mais qui est toujours une occasion précieuse – infiniment précieuse – d’accéder à l’humain en l’homme. D’accéder à une société où il fait bon apprendre. Où l’on ne fait pas pousser les fleurs en tirant sur les tiges. Mais où l’on tente de donner à chacun le courage de grandir. Où chacun a droit à ce que les hommes ont réalisé de plus abouti pour dire leur « humaine condition ».

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