PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

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Depuis quelques années, la figure de « l’antipédagogue » s’est installée dans les médiasfrançais. Ce sont toujours les mêmes noms (une demi-douzaine) qui reviennent et le match « pédagogue contre antipédagogue » est devenu à ce point un classique qu’il a cessé d’être un événement. Pour autant il n’y a pas vraiment débat. Comment, d’ailleurs, pourrait-il y avoir débat ? Du coté des antipédagogues, l’attitude est celle d’une arrogance méprisante et d’un refus obstiné et paradoxal de prendre connaissance des savoirs produits sur l’éducation. En face des « antipédagogues », on ne trouve pas seulement les « pédagogues », contrairement à ce que la logique lexicale pourrait laisser croire. Car là est précisément le piège tendu, de façon plus idéologique que consciente, par les discours antipédagogiques : faire croire que le problème, c’est la pédagogie, et focaliser le débat sur ce mot. Face aux antipédagogues, il y a certes des pédagogues, comme Philippe Meirieu. Ils s’indignent et croisent le fer. Mais la grande majorité des chercheurs en éducation n’entre pas dans ce débat. Elle reste un peu perplexe et vaguement goguenarde face à ces hérauts du savoir qui semblent davantage intéressés par les effets médiatiques de leurs discours que par les résultats de recherche. Ouvrons le dossier, en entrant par la lettre « Â ». « Â » comme « Ânerie » car assurément ce n‘est une que de considérer que le problème pédagogique ne se pose pas, à une époque où,malgré leurs efforts, les sociétés dites « occidentales » et une part croissante des sociétés dites« du Sud » se heurtent à un échec scolaire qu’elles n’arrivent pas à réduire. Dans les pays industrialisés riches, huit à douze pour cent des jeunes d’une génération (soit, en France, 60 à70 000 jeunes) sortent chaque année de l’école sans maîtriser les bases que ces pays considèrent comme minimales. Les pays du Sud « émergents », ceux qui sont parvenus à assurer la scolarisation de base de tous les jeunes, découvrent à leur tour ce problème. Ainsi,le Brésil scolarise aujourd’hui 97 % de chaque génération, mais son ministre de l’Éducation déclarait récemment (Isto é du 11 juin 2003) que « 59% des enfants de 4è"’° année ne savent pas lire ». Bien sûr, que ce soit en France ou au Brésil, ce sont les élèves des milieux sociaux les plus populaires qui constituent la massa des élèves en difficulté scolaire. Dans ces conditions, il est clair que l’on ne peut s’en tenir à un refusa priori de poser la question pédagogique et que ceux qui tentent de le faire entretiennent, qu’ils le veuillent ou non, un élitisme scolaire et social. Et généralement on s’en tient là : point final, la question est réglée,ils disent des âneries, ils sont élitistes.Certes. Mais supposons que nous vienne l’envie de poser une question < à ne pas poser > , une de ces questions « bien naïves » qui, lorsqu’on les lance dans le jeu théorique, produisent parfois autant de désordres que le fameux éléphant dans le jeu de quilles: pourquoi ces gens intelligents (car lorsqu’ils parlent d’autre chose que de l’éducation les « antipédagogues »apparaissent généralement comme intelligents) disent-ils des âneries ? Le pédagogue et le chercheur peuvent difficilement refuser cette question car tous deux se font un devoir d’être capables d’entendre les logiques autres. Quelle est donc la logique des antipédagogues ? Ils sont élitistes, répond-on. C’est exact mais cela ne résout pas le problème : sauf à supposer qu’ils soient méchants (ce qui ne constitue pas une réponse vraiment satisfaisante sur le plan scientifique. . . ), reste à comprendre en quoi et pourquoi ils sont élitistes. Car il n’est pas a priori évident de considérer comme élitistes des individus qui soutiennent que la Raison est universelle et que tout être humain peut accéder au savoir et y a droit.

Revenons au constat qui, selon nous, doit être le centre de gravité du débat les sociétés découvrent aujourd’hui que l’accès à l’école est nécessaire mais non suffisant pour assurer l’accès au savoir. Le combat politique historique pour ouvrir l’école, primaire puis secondaire,aux enfants des classes populaires, débouche aujourd’hui sur le refus de l’école par une partie de ces enfants, qui considèrent l’école non plus comme un droit mais comme une malédiction,une oppression des adultes. Il y a là un fait qui, d’une certaine façon, est « impensable » pour les antipédagogues. Que l’accès à l’école n’entraîne pas l’accès au savoir constitue un véritable scandale métaphysique pour ceux qui ont posé que la Raison est universelle et en quête du savoir. Ce choc identitaire et métaphysique est particulièrement fort dans un pays où, comme en France, s’est noué historiquement un lien serré entre école publique, enseignants,universalisme et savoir. Il existe probablement une antipédagogie « à la française » comme il existe une école « à la française ». Ce scandale métaphysique induit des processus psychocognitifs : dénégation de la réalité,refus de savoir, discours délirant (discours logique mais reposant sur des bases fantasmatiques et fonctionnant dans une logique qui lui est spécifique). Il induit également, selon un processus fréquent dans ce type de situation, la recherche du coupable. Celui-ci a nom pédagogie, pédagogue. Dans le discours antipédagogique, le pédagogue incarne la figure du diable. Comme Satan, il a été créé par Dieu, mais s’est retourné contre son créateur : le pédagogue, prétend être au service du savoir mais en fait il le trahit. II est le tentateur, les éducateurs, celui qui offre le plaisir de la pomme en lieu et place de la vraie connaissance. Il est partout mais se déguise pour mieux tromper ses victimes.Dès lors, non seulement le dialogue mais même le simple débat devient impossible entre l’antipédagogue et celui qu’il perçoit comme une figure diabolique. Le pédagogue prétend que lui aussi vise le savoir, il met en avant des résultats de la recherche en éducation ? Vade retro,Satanas, tu es celui qui séduit, qui prend la forme de son interlocuteur pour mieux le tromper.On objecte à l’antipédagogue que, en fait, la « pédagogie » qu’il critique est fort peu répandue dans l’univers scolaire français, et que, à dire vrai, la grande majorité des enseignants voudraient bien enseigner comme le réclament les antipédagogues mais qu’ils ne peuvent pas,qu’ils ne peuvent plus le faire. L’antipédagogue répond que la pédagogie est en fait un état d’esprit, qui s’infiltre partout subrepticement.Il est aussi difficile au pédagogue de se défendre des accusations de l’antipédagogue qu’il l’està la sorcière de prouver qu’elle n’est pas responsable de la peste. Car ce qu’on leur reproche n’est pas ce qu’ils font mais ce qu’ils sont: l’incarnation du mal. En fait, le discours des antipédagogues est théologique, métaphysique, plus que social et politique. Mais il produit des effets sociaux et politiques.Premièrement, ce discours est tenu dans une société où l’école est à la fois traversée par de multiples contradictions et écartelée par la double tentation de l’innovation et de la résistance. D’un côté, l’antipédagogie flatte le bon sens et la nostalgie de l’école d’hier: si on « tient » les enfants et si on fait l’école comme on la faisait de mon temps, tout le monde apprendra. D’un autre côté, l’antipédagogie est peut-être quand même un peu trop rétro à l’ère d’Internet.L’opinion balance, hésite, veut à la fois l’école des années 30 et l’e-learning, son rêve serait de pouvoir aller sur la Lune en vélo.Deuxièmement, le discours des antipédagogues contribue à ancrer les enseignants dans la conviction que ce qui fonde leur légitimité, c’est leur savoir et non pas leur compétence à transmettre ce savoir (compétence qui suppose ce savoir comme condition nécessaire mais pas suffisante). Il y a là un point clef : pour l’antipédagogue, la fonction de l’enseignant est d’enseigner, pour le pédagogue, la fonction de l’enseignant est de faire apprendre et pour cela il ne suffit pas de « professer » son savoir (de le déclarer publiquement). Dans beaucoup d’écoles aujourd’hui, il ne suffit plus de professer le savoir pour que les élèves sachent. C’est à une source de souffrance pour beaucoup d’enseignants et à leur répéter qu’il n’y a pas d’autre conception possible de leur fonction, on contribue à accroître cette souffrance.Troisièmement, à poser qu’il n’y a pas de problème pédagogique, les antipédagogues renvoient la responsabilité de la difficulté scolaire sur l’élève lui-même. L’élève dispose de la Raison,comme tout être humain, donc s’il n’apprend pas c’est parce qu’il n’est pas sérieux, c’est de sa faute, tant pis pour lui, nous avons le droit de l’abandonner à son sort. Aujourd’hui de plus en plus nombreuses et fortes sont les voix qui s’élèvent pour réclamer que l’on mette fin au <collège unique > en France. Plus la souffrance enseignante est grande (mais aussi la souffrance des élèves) et plus grandit cette revendication, qui déjà n’apparaît plus comme honteuse. Le discours des antipédagogues contribue ainsi à produire la dichotomisation de l’école entre les « eux » et les « nous » qui s’installe peu à peu aujourd’hui dans l’école et, plus largement, dans la société française: d’un côté les blancs, sérieux, qui travaillent, etc., de l’autre les migrants (sauf ceux et surtout. celles qui sont correct(e)s), les délinquants, les chômeurs, les assistés, etc.Pas du tout, répondent les antipédagogues, nous ne sommes pas élitistes, nous défendons l’égalité des chances. Ils la défendent, effectivement, et en ce sens ils relèvent de ce que le ministre Jean-Pierre Chevènement avait appelé l’élitisme républicain. Car parmi les questions« bien naïves », « à ne pas poser », en voici une autre : s’il y a égalité des chances, pourquoi n’y-a-t-il pas égalité des résultats ? Que l’on écoute les réponses de ceux à qui l’on pose cette question, antipédagogues ou politiques, et toujours on y trouvera l’affirmation, explicite ou implicite, de l’inégalité naturelle entre êtres humains. On donne la même chance à tout le monde, mais certains vont en profiter et d’autres non, ou moins, car tout le monde n’a pas la même intelligence, la même volonté, etc. Lorsqu’on va jusqu’au fond du discours des antipédagogues (lorsqu’ils acceptent de répondre aux questions qu’on leur pose, ce qui est assez rare…), on observe un étrange retournement : le discours explicite met en avant l’universalité de la Raison humaine mais au fondement de leur posture antipédagogique on trouve un principe d’inégalité naturelle entre les hommes. C’est ce principe qui est au fondement de leur élitisme.Le problème scolaire fondamental, aujourd’hui, nous semble être le suivant il y a des élèves qui sont inscrits administrativement à l’école, qui la fréquentent physiquement, mais qui n’y «entrent » jamais, au sens où ils n’entrent jamais dans les logiques symboliques spécifiques de l’école. On dit aujourd’hui que ces élèves « décrochent », c’est là une interprétation un peu optimiste : car pour « décrocher », encore faudrait-il qu’ils aient un jour « accroché ». Nier que ces élèves posent un problème, que l’on nomme pédagogique, c’est évidemment une ânerie. Mais, inversement, c’est une escroquerie de prétendre résoudre ce problème en dévalorisant la fonction spécifique de l’école comme lieu d’appropriation des savoirs, ou en« adaptant » le niveau des savoirs transmis aux « capacités » (souvent fantasmées) des élèves de milieu populaire. Or, il arrive que le souci pédagogique débouche sur ce renoncement à transmettre. Il faut reconnaître que sur ce point le discours antipédagogique contribue malgré tout à maintenir une grande sensibilité à ce risque de renoncement.Ce problème de l’entrée dans les logiques symboliques spécifiques de l’école est difficile à résoudre. Il suppose que l’on prenne en considération les rapports des élèves aux savoirs et à l’école, le fait qu’il existe des formes d’apprendre hétérogènes, dont certaines sont irréductibles au savoir scolaire et entrent en concurrence avec lui, etc.. Ce n’est pas avec le simplisme du« yaka », ni celui de l’antipédagogie, ni parfois celui des potions pédagogiques miracles, qu’on avancera dans la résolution d’un tel problème. C’est avec du travail, celui de la recherche,celui de l’enseignement au quotidien, celui que produit l’activité intellectuelle des élèves.


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