PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

In Le Monde Société – le 29 mars 2013 :

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Jean Viard, sociologue, directeur de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), a beaucoup travaillé sur les "temps sociaux", des loisirs aux 35 heures. Il est l’auteur, entre autres, de Repenser les temps (2003), et Nouveau portrait de la France : la société des modes de vie (2011).

La réforme des rythmes scolaires a suscité une opposition importante chez les professeurs des écoles et les parents d’élèves. Leurs inquiétudes vous surprennent-elles ?

Pas vraiment. Le temps renvoie à quelque chose d’extrêmement intime. Toucher au temps, c’est toucher aux habitudes du quotidien, aux petits arrangements qui font que, chaque jour, on trouve un équilibre entre vie intime et vie professionnelle – déposer les enfants à l’école, attraper un bus, arriver à l’heure à une réunion, réussir à voir des amis entre deux rendez-vous… Toucher au temps, c’est toucher à cet équilibre, et cela coince, même quand on "donne" du temps aux gens.

En 1936, la création des congés payés a parfois suscité de fortes inquiétudes, une semaine de temps libéré était alors synonyme soit de chômage, soit de maladie. Les congés, les loisirs, les voyages… le temps se construit, et le sentiment de perdre la maîtrise de son emploi du temps génère des peurs.

En cinq ans, les enseignants se sont adaptés à la semaine de quatre jours. Ils n’ont pas de gros salaires ; même quand ils enseignent en ville, ils vivent souvent en périphérie, car ils peuvent faire des allers-retours importants sur quatre jours.

Rétablir une demi-journée d’école supplémentaire, aussi rapidement, demande des adaptations. Cela revient à sous entendre que ces enseignants ne travaillent pas beaucoup, qu’ils "doivent" à la société cet effort – une société où les salariés travaillent en moyenne 35 à 39 heures par semaine, et pas 27 heures "officielles" comme les professeurs des écoles… La blessure symbolique est forte.

Cette réforme fait aussi naître des craintes du côté des familles…

On s’apprête en réalité à toucher à l’emploi du temps de plus de 30 millions de personnes – 12 millions d’élèves, deux fois plus de parents, des centaines de milliers d’enseignants, d’animateurs, de personnels… Pour revenir à la semaine d’école de quatre jours et demi telle qu’elle existait avant 2008, il faudrait que ces millions d’individus soient extrêmement convaincus du bien-fondé de faire machine arrière.

Et puis il y a la peur d’une rupture d’égalité. Que l’école à Neuilly-sur-Seine n’offre pas le même accueil que l’école à Bondy. Donner aux communes la possibilité de se prononcer sur la date d’application de la réforme donne l’impression de vivre dans une "république des maires", plutôt que dans une "république des citoyens". D’une ville à l’autre, il peut sans doute y avoir des modèles d’organisation différents, mais le sentiment d’égalité doit être préservé.

Le ministre de l’éducation nationale, Vincent Peillon, a évoqué le 24 février, sur BFM-TV, un raccourcissement des vacances d’été. Qu’en pensez-vous ?

Il me semble logique de réduire la durée des vacances scolaires – les parents salariés n’ayant, eux, que cinq semaines de congés par an. C’est un pas que ferait l’école vers un temps plus souple, le temps de la société moderne.

On a longtemps vécu dans un temps rigide, rythmé par la vie agricole puis par l’usine, avec huit heures de travail par jour, cinq jours par semaines. Ce modèle, construit dans les années 1930 avec l’avènement de la société industrielle masculine, a perduré jusque dans les années 1980.

Mais il y a vingt ans, on a cassé ce modèle pour entrer dans une société où l’enjeu est d’avoir du pouvoir sur son emploi du temps. Une société où les femmes travaillent – une sur deux après Mai 1968, et 80 % aujourd’hui. Une société où 25 % des enfants ne vivent pas avec leurs deux parents, où 2 millions d’enfants ne vivent qu’avec leur mère, où un divorce sur deux est prononcé avant la cinquième année de vie de l’enfant…

Dans cette société de la discontinuité, où tout un chacun peut au long de sa vie changer de profession, de lieu de vie, de partenaire… l’école est restée une structure rigide, évoluant suivant son rythme propre.

En cela, et même si je ne conteste pas le fait que notre école a évidemment besoin de plus d’heures de cours, mieux étalées, la semaine d’école de quatre jours me semblait être plutôt une avancée : elle a mis l’école en harmonie avec le temps de la société, le temps de l’entreprise, le temps des salariés, celui des femmes notamment qui, pour plus d’un-tiers, travaillent à temps partiel.

Pour défendre sa réforme, Vincent Peillon avance des arguments pédagogiques ; il évoque "l’intérêt de l’enfant"… Mais pour moi, le "bon" rythme de l’enfant doit être inscrit dans celui de ses parents ; il ne peut pas être considéré "hors sol", hors du terreau social.

De nombreuses voix ont réclamé le retour au samedi matin travaillé, plutôt qu’au mercredi matin. Pourtant, dans les sondages, les Français sont majoritairement opposés au samedi matin travaillé…

Le samedi a beaucoup changé d’usage ces dernières années, surtout après l’instauration des 35 heures. C’était auparavant une journée consacrée au travail domestique – rangement, course, travaux, ménage… Maintenant on fait plus souvent cela dans la semaine.

L’intérêt de la réforme mise en place par le gouvernement Jospin au début des années 2000 est d’avoir libéré le samedi au bénéfice de la famille. Quand les parents vivent sous le même toit, le samedi est une journée qu’ils peuvent consacrer, ensemble, à leurs enfants et à leurs amis. Quand ils sont séparés, qu’ils ne voient leurs enfants que certains week-end, ils sont d’autant plus attachés au samedi matin "chômé" – et cela concerne tout de même 3,3 millions d’enfants !

Sans compter qu’à Paris, contrairement à ce qu’on peut penser, les classes moyennes ne quittent que rarement la ville en fin de semaine. Il y a des tas de choses qu’on ne peut pas faire en semaine, parce que les problèmes de transports sont complexes notamment… et qu’on reporte au week-end. Il faut y penser les rythmes éducatifs de manière plus souple qu’ailleurs si l’on veut que les familles puissent profiter, au mieux, de ce temps du week-end.

Les communes ont jusqu’au 31 mars pour faire savoir si elles engageront la réforme en 2013 ou en 2014. Cet étalement vous semble-t-il faire obstacle à la réforme ?

On s’accommode déjà, depuis de nombreuses années, de modes de fonctionnement différents en France et de "cas particuliers" – à La Réunion par exemple, on a un mois de vacances deux fois par an, et ça ne gêne personne.

La vraie difficulté, c’est qu’on se refuse à mener une vraie réflexion sur le temps dans sa globalité. On veut conserver un temps de l’école rigide dans une société où le temps est de plus en plus souple.

Il faut sans doute penser les deux en même temps. On gagnerait à instaurer un ministère du temps – on avait d’ailleurs commencé à créer des "bureaux du temps" dans plusieurs villes il y a une vingtaine d’années, pour essayer d’harmoniser le temps de l’école, le temps de la famille, le temps du travail, le temps de la démocratie, le temps public… Mais il n’y a pas eu de reprise au niveau national.

Depuis 1936, c’est la première fois qu’un président de gauche n’a pas de ministère du temps libre, et donc de l’ordre commun du temps ! Il me semble utile d’y remédier.

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