PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

Séminaire d’actualité concernant le logement et la mixité sociale urbaine Séminaire « Diversité sociale, ségrégation urbaine, mixité »
Compte-rendu de la séance du 15 Novembre 2004

La mixité et les bailleurs sociaux

Cette séance est la première de trois séances consacrées aux politiques à l’égard de la mixité sociale, politiques des bailleurs sociaux, des collectivités locales et de l’Etat. Derrière l’injonction à la mixité et la cohésion sociales, quels objectifs, implicites ou explicites, poursuivent, à l’échelle locale et à l’échelle nationale, les acteurs des politiques de logement, par quels dispositifs et avec quels effets ?

Christine LELEVRIER (CRETEIL-IUP-Université de Paris XII)
Pratiques de logeurs : de la mixité aux processus de regroupements

J’ai mené des recherches de 1997 à 1999 sur quatre sites , trois grands ensembles et une copropriété, pour lesquels l’observatoire du peuplement de l’IAURIF donnait les entrées et sorties de population sur un an ; puis des recherches plus qualitatives sur la façon dont se logeaient les gens qui arrivaient, enfin des études sur les relogements suite à démolitions. Je développerai trois points : comment l’on passe de l’objectif de mixité à la gestion du risque locatif ; quelles sont les pratiques de réduction des risques ; et quels en sont les effets territoriaux.
Il faut tout d’abord distinguer deux cas de figure, celui des S.A. HLM et agences immobilières, pour lesquelles l’objectif est de réduire la vacance et d’atteindre une certaine rentabilité ; et celui des offices HLM municipaux ou OPAC départementaux, plus liés au pouvoir local et qui pratiquent prioritairement la préférence locale.
Pour les premières, globalement 95 % des attributions sont réalisées directement par le bailleur qui a donc une très grande autonomie de gestion. La population est recrutée sur un critère extra-local, par une politique commerciale et des annonces dans la presse, et les mutations internes ne représentent que 8 à 10 % des nouveaux arrivants. Cela implique une plus grande souplesse par rapport à l’origine immigrée, mais une sélectivité sur des critères de « comportement » et de solvabilité. Cela entraîne en termes de regroupements de population une plus grande instabilité et diversité des origines géographiques.
Pour les offices municipaux ou départementaux, du fait des alliances et dépendances du pouvoir local, la gestion des attributions est plus partagée, et la sélectivité repose sur des critères d’ancrage local et d’ancienneté de résidence, la demande locale étant prioritaire. Les processus de décohabitation sur place sont plus importants, les mutations internes représentent 25 % des nouveaux arrivants. Les effets en termes de regroupements sont une plus grande stabilité des populations, et un ancrage local de groupes d’immigrés d’implantation ancienne.
Sur trois des sites étudiés, entre 50 et 70 % des demandeurs sont des populations immigrées extrêmement pauvres ; il va donc y avoir un ajustement des critères habituels de sélection. Ainsi par rapport au risque locatif identifié par le bailleur, des catégories sont construites, qui peuvent devenir des catégorisations ethniques, et des pratiques sont mises en œuvre pour se prémunir de ce risque ; trois critères entrent en ligne de compte, la taille du ménage, sa solvabilité et son comportement – ce que les bailleurs appellent « la capacité à tenir ses enfants » et « la capacité à entretenir son logement ».
Par rapport à la taille du ménage, les risques ou incertitudes sont la suroccupation du logement avec les troubles de voisinage qui lui sont liés, le regroupement familial avec la polygamie. Les catégories à risque sont les « grandes familles » – plus de 3 enfants à l’entrée, plus de 7 enfants une fois sur place ; on en vient assez vite à des catégorisations ethniques, les familles polygames étant le plus souvent des familles d’Afrique Noire et les grandes familles étant d’Afrique Noire ou du Maghreb. Les pratiques d’évitement du risque sont le tri sur l’âge des parents et enfants (préférence pour des familles « stabilisées »), la décohabitation ou l’orientation vers un logement adapté. Par contre, les familles de moins de quatre enfants, les couples de 2ème génération maghrébine seront privilégiés. Par rapport aux risques d’insolvabilité ou de fausses déclarations de ressources, les catégories à risques seront les familles monoparentales, les primo-arrivants, les ménages aux contrats précaires, les grandes familles ; les pratiques d’évitement du risque seront la vérification des salaires auprès de l’employeur, ainsi que l’anticipation du comportement à partir de l’expérience locale (par exemple les Zaïrois et Haïtiens sont considérés comme ceux faisant de fausses déclarations). Enfin quant aux risques liés au comportement – dégradation du logement, enfants et adolescents dans l’espace public, troubles de voisinage, délinquance -, là encore les catégories à risques seront les grandes familles, les familles monoparentales, les familles immigrées de milieu rural. Pour se prémunir du risque, l’enquête sociale est systématique, un travail partenarial est fait avec la CAF, EDF, et on a des catégorisations entièrement construites sur l’expérience locale qu’en ont les gestionnaires, en fonction de critères variables, parfois la religion, ou le village d’origine, ce qui conduit à des catégorisations extrêmement mouvantes : ici les turcs seront considérés comme un groupe intéressant, là non. On passe ainsi de critères sociaux assez communs à des choses qui sont de l’ordre du jugement local.
Sur une grande partie de ces critères, une fois éliminées un certain nombre de catégories à risque, il reste pour hiérarchiser les autres demandeurs une grande incertitude, notamment quand il s’agit de demandeurs immigrés. Deux méthodes sont privilégiées pour la réduire, la suractivation des réseaux, et une gestion des risques de cohabitation. La première méthode consiste à s’appuyer sur la connaissance que des familles en place ont de la famille candidate. Cela implique des « agents intermédiaires » – selon le terme qu’Yves Grafmeyer appliquait au parc privé – qui peuvent être des gardiens, des agents chargés de gestion locative, des agences immobilières dans des copropriétés, ou des familles. La décision se prend alors avant la commission d’attribution. Cela peut être plus intéressant pour un chargé de gestion locative payé au remplissage des logements de favoriser la cooptation, les familles sur place ayant aussi intérêt à ce que les choses se passent le mieux possible en termes de comportement de l’arrivant ; il y a donc une relation d’interconnaissance à trois entre une famille intermédiaire, l’attributeur du logement et la famille qui arrive, ce qui produit de la régulation sociale. Cette solidarité n’intervient pas forcément sur le mode du regroupement affinitaire. On interprète ces réseaux d’interconnaissance comme des réseaux ethniques alors que l’on peut trouver la même chose du côté des familles françaises.
La deuxième manière de gérer l’incertitude consiste à gérer la localisation des familles dans le quartier. Les différenciations sont faites par les bailleurs entre les secteurs qui fonctionnent bien et ceux qui fonctionnent mal. On constate dans les quatre sites étudiés une gestion duale du territoire entre les franges et le cœur. On va trouver dans le cœur les tours et barres avec le plus de grands logements, ce que les bailleurs appellent le cœur du problème, tandis que les franges, avec des bâtiments plus bas et des logements plus petits, permettent aux habitants de se rattacher à d’autres territoires que ceux du grand ensemble. Du côté des franges, les bailleurs mènent plutôt des politiques de revalorisation et de résidentialisation, tandis qu’au cœur la stratégie de dédensification et d’accompagnement social passe aujourd’hui par la démolition.
Il en résulte deux types d’effets territoriaux, qui engagent des pistes de recherche différentes. Le premier effet territorial est la construction de communautés territorialisées. La politique de la ville a eu besoin d’avoir recours à des relais, des intermédiaires du côté des groupes communautaires, qui ne sont pas forcément issus des groupes en place ; il y a ainsi une construction des groupes « ethniques », même si la communauté en question est très hétérogène et éclatée ; c’est le cas des Turcs, qui sont répartis en groupes différents, de religions différentes, parfois en conflit important, mais qui sont considérés comme la communauté turque du quartier par les logeurs comme par les acteurs de la politique de la ville . Alors que les Portugais, qui fonctionnent beaucoup sur le mode de la cooptation en matière d’attribution des logements, ne sont pas considérés comme une communauté. Une question qui se pose avec les opérations de démolition est de savoir comment cette organisation construite avec la politique de la ville va évoluer face à une logique de dispersion ou du moins de recomposition des différents groupes en présence.
Le second effet territorial est un renforcement des différenciations micro-locales. La logique de la mixité n’est pas d’organiser à grande échelle un mélange résidentiel qui serait idéal en fonction de certains indices de ségrégation, mais d’essayer de préserver les sites qui fonctionnent bien ; on ne va donc pas fluidifier le système, mais adapter l’offre de logement aux populations en place, quitte à bloquer les gens qui veulent sortir de ce type d’espace. Il s’agit d’offrir aux personnes les plus solvables la possibilité de rester sur place. On va donc à l’encontre des dynamiques résidentielles, en faisant rester les mobiles et en essayant de disperser les immobiles.
En même temps il est difficile d’observer les mobilités, car quand la puissance publique intervient, une partie du bâtiment est vide et l’on ne peut observer que les personnes relogées dans le cadre de processus organisés de relogement. Ainsi une étude faite sur la région Ile de France et une autre sur La Courneuve montrent que 63 % des habitants sont relogés dans le même quartier en Ile de France (55 % à La Courneuve) et 26 % hors du quartier mais dans la même commune (36 % à La Courneuve). A La Courneuve, sur les 9 % relogés hors commune, 6 % le sont dans le même département. Donc quand on bouge, on ne bouge pas très loin. Par contre, dans les opérations de démolition-reconstruction, on découvre aujourd’hui des situations de suroccupation et d’endettement qui n’avaient pas été prises en charge par la politique de la ville. La question des familles polygames se pose également, pour qui un travail de réajustement de la taille du ménage à la taille du logement est fait par les chargés de relogement, par exemple en demandant à des familles polygames de se reloger dans des appartements à des étages différents.
L’incidence principale de ce mode dual de gestion du parc est qu’aujourd’hui les familles d’origine immigrée de plus de 5 enfants , même solvables et présentant des garanties de comportement, sont totalement captives et ne peuvent plus franchir le seuil de ces quartiers là.
Ainsi la non mobilité empêche-t-elle de parvenir à un idéal de cohabitation un peu plus mixte. La question qui se pose est celle de la mobilité résidentielle d’un segment à l’autre du parc. Les sociologues aujourd’hui travaillent sur cet aspect, mais il reste largement absent des politiques publiques.
En conclusion, je suis assez perplexe sur cette notion de mixité. Du côté des bailleurs sociaux, on raisonne en termes de mixité résidentielle et de cohabitation. Mais il faudrait regarder les dynamiques résidentielles sur ces espaces, car ce qui se passe là a à voir avec ce qui se passe ou non ailleurs. Je constate aussi un dialogue de sourds depuis 20 ans entre les chercheurs et les acteurs politiques ou les gestionnaires. La question qui se pose est : que veut-on faire avec la mixité ? Faute de la définir, il faudrait au moins en détailler les objectifs. Sont-ils avouables ?Le débat est à avoir y compris avec les citoyens.

Débat

Marie-Christine Jaillet
L’intérêt de cet exposé, qui questionne l’injonction à la mixité à partir des pratiques de gestion des bailleurs sociaux, est de montrer qu’il faut travailler non seulement sur les discours, mais sur les pratiques des acteurs, bailleurs ou collectivités locales, mais aussi des ménages. Une grande partie des travaux de recherche se sont souvent arrêtés à l’analyse des discours.

Roselyne de Villanova
Le cas des familles nombreuses, qui seraient privées de mobilité, soulève une question sur la notion de mixité résidentielle. On ne peut pas isoler la mixité résidentielle des autres mixités de la ville. Il faudrait réfléchir à mettre dans un îlot résidentiel différentes catégories de logements et ne pas les séparer au contraire de ce que l’on fait le plus souvent, notamment par des partenariats au niveau du financement.

Christine Lelévrier
Sur les trois sites que j’ai étudiés, il y avait des familles immigrées assez importantes en nombre d’enfants qui quittaient les ensembles HLM pour accéder à la propriété, certes par désir de propriété mais surtout pour sortir de ces espaces là, de ces cartes scolaires, quitte à acheter des logements peu confortables ou dévalorisés à proximité. Il leur était impossible de suivre la mobilité des familles françaises qui sortaient vers des segments plus valorisés du parc social. Ces familles immigrées susceptibles de bouger font partie des familles solvables qui devraient intéresser les bailleurs, s’ils ne raisonnent pas exclusivement avec des catégories comme « immigré » ou « grande famille ».

Jean-Paul Lacaze
Les travaux d’Halbwachs sur les images sociales des quartiers telles qu’elles sont présentes dans la mémoire collective, ceux d’Yves Grafmeyer, ont montré le rôle des professions intermédiaires, qui fabriquent de la ségrégation sociale en permanence, en orientant leurs clients, en fonction de l’idée qu’ils se font d’eux, vers certaines rues, certains immeubles. Ce mécanisme là va à l’inverse de toute recherche de mixité.

Claire Gillio
Le décalage entre chercheurs et décideurs pose la question de la destination des travaux de recherche, et à qui ces travaux peuvent être utiles. Si ce séminaire doit déboucher sur un appel d’offres, quelles sont les bonnes questions à poser, sachant que l’on a déjà de nombreux travaux théoriques ?

Michel Bonetti
Beaucoup de dirigeants des HLM connaissent les travaux de recherche. Le problème est que nombre de travaux de vulgarisation de la recherche ne font que conforter l’image négative que l’on a des cités. Un exemple : lors d’un séminaire organisé avec des chercheurs par l’OPAC du Val de Marne pour définir une politique de peuplement visant la mixité, notamment avec Didier Lapeyronnie et Serge Paugam, ceux-ci en s’appuyant sur leur observation de jeunes et de populations suivies par les services sociaux ont décrit une paupérisation et une ségrégation accrues qui ne pouvaient produire que de la violence. A cela les acteurs présents, élus, directeurs de gestion de l’OPAC et agents intermédiaires ont répondu unanimement qu’ils étaient impuissants face à ces processus. Or comme le montrent les travaux de Barbara Allen, on peut avoir des cohabitations sereines avec une paupérisation accrue, et les processus locaux peuvent être extrêmement différents selon les politiques de gestion.

Evelyne Perrin
La question du fonctionnement du marché du logement au regard de la mobilité des populations est importante, d’autant que la décentralisation en cours des politiques de logement et le transfert du contingent préfectoral aux élus renforcent leur tendance à privilégier la préférence locale, ce qui risque d’accentuer l’enfermement de certaines populations. Cette question des mobilités a été peu abordée dans le séminaire, à l’exception d’Alain Battegay et Alain Tarrius.

Marie-Christine Jaillet
Christine Lelévrier proposait que l’on se pose la question plus opératoire : que veut-on faire avec la mixité ? Quels en sont les objectifs ? Si l’on cherche à développer les échanges entre différentes populations, il y a d’autres lieux d’interaction sociale dans la ville que les espaces résidentiels. Par ailleurs, la cohabitation résidentielle est une question importante, mais la maxime « proximité spatiale, distance sociale » de Chamboredon et Lemaire est insuffisante. Monique Eleb et Jean-Louis Violeau nous ont montré que dans un immeuble mélangeant plusieurs catégories de financement, il y avait de la mixité de fait, mais que la différenciation sociale se jouait sur tout autre chose que ce sur quoi on l’attendait.

Laurence Porte
Lorsque les chercheurs disent « les classes moyennes refusent la mixité sociale », ou « les bobos ont des pratiques qui vont à l’encontre de la mixité qu’ils prétendent rechercher », ne font-ils pas insuffisamment confiance au discours des gens ?

Christine Lelévrier
Le malaise est aussi chez les chercheurs, dont les pratiques scolaires ne sont pas systématiquement des pratiques de mixité. Quant à la connotation résidentielle du terme de mixité, elle est inévitable compte tenu de l’origine du terme, qui vient de la pensée urbanistique et des vertus prêtées à la diversité de l’habitat, donc d’abord sous des registres techniques. Ensuite à partir des années 80, on passe au registre des valeurs, avec tous les débats derrière, comme celui sur le communautarisme.

Michel Bonetti
Les bailleurs sociaux face à une injonction paradoxale :
Loger les plus démunis et favoriser la mixité sociale

Mon exposé s’appuiera sur mon expérience de chercheur et consultant auprès d’un certain nombre de bailleurs sociaux, notamment l’OPAC de Villeurbanne, celui du Val de Marne, et l’ensemble des bailleurs qui gèrent le Mirail à Toulouse, et qui ont souhaité analyser les relations sociales et modes d’investissement des espaces par les habitants. Tout d’abord, selon l’échelle à laquelle on se situe, les résultats d’analyse de la mixité sociale sont tout à fait différents. Au Mirail, il y a vraiment deux sous-quartiers très marqués, la Reynerie et Bellefontaine, qui sont des univers sociaux très différents. D’autre part, comme l’a souligné Jean-Yves Authier, on ne peut confondre la mixité d’un point de vue statistique et du point de vue de la nature des relations sociales dans un quartier. Les enquêtes montrent des configurations locales à chaque fois particulières et des dynamiques résidentielles très hétérogènes, avec au sein des quartiers de fortes différenciations qui peuvent aussi bien produire de l’isolement social, de la tolérance sans échange, de l’échange, parfois du conflit et de la violence. Je m’inscris en faux avec l’analyse de Chamboredon et Lemaire qui ont forcé le trait sur un échantillon relativement limité.
Les configurations spatiales sont aussi le fruit de politiques urbaines, qui ont été historiquement ségrégatives à Toulouse et Strasbourg par exemple – le Mirail ayant été construit comme lieu de relégation à partir de la politique de rénovation du centre ville – alors que dans l’Ouest de la France, comme à Saint-Nazaire ou Nantes, des efforts ont été faits pour requalifier les centres villes mais aussi les périphéries.
Les travaux des chercheurs n’évoquent généralement pas l’importance des modes de gestion urbaine des villes et des modes de gestion des bailleurs alors qu’il s’agit d’un élément fondamental. Cette omission exonère les responsables politiques et les dirigeants d’organismes, et l’Etat, de toute responsabilité dans la production de situations conflictuelles dans l’habitat social. Or la mixité dans les quartiers dépend d’abord de la qualité de la gestion menée, et on peut totalement indexer les processus de dégradation et de paupérisation des quartiers aux modes de gestion des villes et des bailleurs. Dans les années 70 les bailleurs sont dans une culture de construction et ils ne vont pas gérer les logements qu’ils louent pendant des années. Ils découvrent ce problème de gestion plus tard pour des logements que leurs agents ne connaissent pas la plupart du temps. Or quand il y a abandon de gestion par le bailleur et la ville, les jeunes du quartier reprennent le contrôle du territoire avec une montée de l’insécurité. Le processus peut s’inverser s’il y a un travail de reconquête du quartier par le bailleur.
Dans les quartiers d’habitat social, on trouve effectivement une ségrégation socio-économique mais en même temps une très grande diversité sociale et culturelle, et c’est de là que viennent les plus grandes difficultés, notamment avec les conflits de générations et les conflits entre ménages sans enfants et familles. Il est en particulier difficile de faire accepter des familles nombreuses dans des quartiers concentrant des personnes âgées car ces dernières interviennent aussitôt auprès du maire.
Mon hypothèse est qu’il y a pas réellement de politiques de peuplement mais plutôt des ajustements très pragmatiques : les bailleurs souhaitent la mixité, ou tout au moins avoir une population la plus solvable possible. Lorsqu’ils parviennent à attirer des employés qualifiés ou des franges supérieures des couches inférieures, cela a pour effet d’accélérer la rotation, car plus les populations sont solvables, plus elles sont mobiles ; or le coût de rotation équivaut à un an de loyers. Ce sont des coûts cachés et peu anticipés.
L’évolution du marché local a aussi des effets sur la mixité : très souvent la ségrégation s’accroît quand le marché du logement se détend et quand l’accession devient plus facile. On voit alors des quartiers d’habitat social atteindre 20 à 30 % de taux de vacance.
Les bailleurs sont pris dans une injonction paradoxale dans la mesure où les pouvoirs publics énoncent d’un côté un objectif de mixité sociale et de l’autre leur demandent de loger les populations les plus démunies. Dans des ensembles en voie de paupérisation et concentrant des grands logements (ce qui peut générer dans certains bâtiments 800 enfants pour deux ascenseurs…), la solution pourrait être de réduire la proportion de grandes familles, mais l’on se heurte alors aux pressions de la préfecture et des services sociaux de la ville. A Villeurbanne, les élus accusaient l’OPAC de ne loger que des familles en difficulté et des immigrés, on a donc rédigé une charte d’objectifs que l’on a fait signer par les élus, ce qui n’empêche pas certains d’entre eux de téléphoner au directeur de l’OPAC pour telle ou telle famille à reloger. Les politiques de peuplement sont difficiles à mener car les attributions se font au goutte à goutte, sans qu’on ait l’occasion de définir des orientations.
Le rôle des agents intermédiaires est important pour arbitrer entre des logiques d’action contradictoires des bailleurs – logiques techniques, financières, commerciales, de gestion du personnel -. Les agents intermédiaires sont dans une sorte de concurrence interne sur le marché du relogement pour éviter d’avoir à loger les familles les plus en difficultés ; or plus un agent est compétent, plus il a de chance d’être muté dans un quartier du centre ville où il y a moins de populations en difficultés. Certains bailleurs ont une politique du personnel inverse avec des systèmes de prime de risque.
Un bailleur dispose en moyenne, pour assurer tout l’entretien de son patrimoine, de 500 euros par an. En même temps, en matière de démolition, on fait des investissements énormes, sans se rendre compte que les coûts de gestion d’un quartier sur 20 ans représentent en fait les investissements urbains nouveaux.
Les premières démolitions ont produit un renforcement de la ségrégation sociale, car les habitants les plus solvables anticipent et négocient leur relogement, et il ne reste ensuite que les gens en très grande difficulté ; c’est ce qui s’est passé aux Tarterêts. Si l’on construit aux franges des ILM pour petites couches moyennes, on risque de renforcer les tensions sociales avec les gens en grande difficulté à proximité.
En conclusion, on peut dire que plus les bailleurs sont dans la recherche d’une certaine mixité sociale par la venue de ce qu’ils appellent les bons locataires, plus ils sont dans la dénégation de la réalité qu’ils gèrent, qui aboutit à une impuissance et une incapacité à gérer ces situations, faute de pouvoir adapter sa gestion. C’est à partir du moment où un bailleur a renoncé à l’accueil des classes moyennes qu’il prend en compte la situation telle qu’elle est, commence à la gérer et peut arriver à des processus de requalification du quartier.

Débat

Marie-Christine Jaillet
Quand on insiste comme toi sur l’importance de l’effet de contexte et des configurations locales – ce qui est juste -, reste à savoir quel discours général on peut construire. Cela rejoint l’inquiétude des praticiens qui notent que l’on reste dans le discours de déconstruction.
D’autre part, les bailleurs sociaux en sont-ils encore aujourd’hui à attendre les classes moyennes ? N’ont-ils pas plutôt le discours inverse, tout aussi outrancier : « regardez combien nous n’hébergeons que les plus pauvres, alors que ce n’est pas historiquement notre rôle ! » L’explosion de l’usine AZF a montré que les plus pauvres n’étaient pas nécessairement dans le parc HLM mais dans les copropriétés aux franges des quartiers du Mirail.

Michel Bonetti
La contextualisation des dynamiques sociales ne signifie pas qu’on ne puiise avoir des processus d’analyse de ces dynamiques. On peut dans la déconstruction identifier des facteurs récurrents à l’œuvre. En ce qui concerne la façon dont une population s’inscrit dans des configurations spatiales, à peu près partout quand les bâtiments sont posés sur le vide -comme au Mirail où il n’y a pas d’espaces résidentiels ni d’espaces publics mais un no man’s land – on peut voir les difficultés que pose cette absence d’espaces intermédiaires. De même, on peut indexer le processus de dégradation d’un quartier sur la centralisation de la gestion. Ainsi à Vaulx-en-Velin, le taux de vacance moyen de 25 % allait de 4 à 40 % selon le bailleur et son mode de gestion.
Parmi les facteurs structurants, le taux de logements sociaux a aussi un impact sur la ségrégation. En Hollande où il est de 40 % de logements publics, les processus de ségrégation sont moins forts qu’en Italie où les logements sociaux ne représentent que 4 % du par cet logent les plus pauvres, comme au Portugal et aux Etats-Unis. La France et l’Allemagne sont dans des situations intermédiaires, avec entre 15 et 20 % de logements sociaux.

Christine Lelévrier
Il me semble qu’en matière de mixité, chez les bailleurs, il y a un réajustement vers le maintien des populations solvables sur place, ce qui n’est pas la même chose qu’il y a 20 ans. Quant à accepter les situations actuelles, cela n’est tenable que s’il y a une redistribution des moyens entre les bailleurs qui ont à gérer le plus de difficultés et les autres, ce qui renvoie à l’intervention publique de l’Etat.

Michel Bonetti
Les quartiers paupérisés sont en fait les plus rentables, car les plus pauvres paient pour les moins pauvres. Alors que le remboursement des emprunts représente en moyenne 50 % des loyers pour un bailleur, dans les quartiers mal conçus des années 70, les remboursements d’emprunts ne représentent plus que 20 à 30 % des loyers, tandis que dans les nouveaux quartiers en PLA, les emprunts consomment près de 80 % des loyers. Les bailleurs les plus prudents réinvestissent le plus dans les anciens quartiers. Logirep, par exemple, partant du constat qu’elle dépend des 40 % de logements qu’elle a en ZUS, réinvestit massivement dans ces quartiers en termes de personnel qualifié. Le problème est que la qualité de gestion d’un bailleur n’est pas appréciée par rapport à la qualité de vie des habitants, mais en fonction des coûts de gestion les plus bas, ce qui introduit de la part de l’Etat une pression à réduire les coûts de gestion.

Olivier Piron
En ce qui concerne le discours de l’Etat sur la mixité, il n’y a pas de dénégation de ce qui est en train de se passer, on en parle d’autant plus que l’on se sent coupable par ailleurs. On peut formuler une hypothèse : et si la politique de l’Etat était d’organiser la relégation pour laisser en paix les autres ? D’autre part, la loi SRU distingue le logement HLM, et les logements sociaux non HLM mais soumis à des conditions de loyer, qui sont hors pouvoir d’attribution du préfet. Que représentent ces logements dans le Plan Borloo ? Concernant le transfert du contingent préfectoral aux maires, quels sont les scénarios à l’œuvre ?

Christophe Robert (Fondation Abbé Pierre)
On ne souligne pas assez le rôle d’une bonne gestion comme moyen d’agir sur les quartiers.
On a encore peu de données sur les démolitions, mais l’on constate qu’ellesrenforcent la ségrégation. Le conventionnement global du parc HLM va participer du même phénomène en réduisant les coûts dans certains quartiers, en les augmentant dans d’autres, en bloquant les possibilités de sortie de certaines populations. Enfin les objectifs de construction laissent une bonne place au logement intermédiaire – un tiers – qui ne sera pas accessible à des populations bénéficiaires de l’APL.

Michel Bonetti
Il a fallu attendre 1998 pour que l’Etat commence à encourager la gestion urbaine de proximité, alors que dès 1981 la Commission Dubedout préconisait la « gestion adaptée » : dans certains quartiers on a un déficit de gestion de 20-25 ans. Quant à réinterroger la gestion des villes, c’est d’autant plus difficile que les maires sont devenus intouchables. Leur confier l’attribution des logements sociaux est le meilleur moyen de renforcer la ségrégation urbaine.

Evelyne Perrin
Quel a été le bilan des expériences de participation des habitants à l’attribution des logements ?

Michel Bonetti
Comme le montrait une expérimentation suivie par Christine Dourlens et Pierre Vidal-Naquet à Marseille, les attributions se faisaient par cooptation avec les habitants, mais les représentants d’associations à la commission monnayaient l’attribution, et les habitants recevaient des menaces de mort s’ils n’attribuaient pas les logements aux bonnes personnes. Cela peut aussi arriver à l’encontre des agents chargés de l’attribution, ce qui a conduit certaines agences à recentraliser les attributions pour protéger le personnel. Dans un sens, la bureaucratie peut protéger contre le clientélisme.

Marie-Christine Jaillet
Je vois dans vos propos sur les effets de la rénovation certaines contradictions : on dit que ceux qui ont la capacité de trouver à se loger par eux-mêmes partent les premiers et que restent les plus pauvres ou ceux qui ne parviennent pas à franchir le seuil du quartier ; qu’aux franges on construit du logement intermédiaire destiné à d’autres populations ; mais que la stratégie des bailleurs est de garder les plus solvables.

Christine Lelévrier
Sur l’Ile de France – ce n’est peut-être pas généralisable – l’intention est effectivement de garder les populations solvables. Mais il va falloir gérer à la fois la mobilité et la paupérisation de certains sites une fois parties les populations solvables. Qui peut réguler ces processus ? Les agglomérations ne jouent pas vraiment ce rôle, ni l’Etat. La question de la mixité, c’est aussi la question de l’accès au logement de certaines populations. L’autre question est celle de l’équilibre territorial, et de l’équilibrage financier entre communes, entre bailleurs.

Michel Bonetti
Une première remarque porte sur le lien entre les cycles économiques et les processus de décision politique : on a mis l’accent sur la démolition à partir de 1995-1997 au moment où le marché du logement était détendu avec de fortes vacances de logements. On arrive aujourd’hui à la décision politique de démolition et à la mise en œuvre des financements alors que le marché est très tendu. Ce qui suscite des oppositions d’associations d’habitants.
La deuxième remarque porte sur le poids des représentations magiques : on croit qu’il suffit de démolir-reconstruire pour changer ipso facto la réputation de certains quartiers. Autre problème, celui des temporalités. Entre la décision de démolir et la restructuration urbaine, il faut compter 6 à 8 ans, plus 3 ans pour la reconstruction, alors que pour les acteurs, le délai est perçu comme de 3 à 4 ans. La fascination des urbanistes, des élus, des bailleurs, et jusqu’aux habitants, pour le fait de remodeler la ville fait passer au second plan l’amélioration de la gestion quotidienne qui n’intéresse personne, et on peut aller vers des processus de dégradation accélérée en abandonnant la gestion.

Evelyne Perrin
La dégradation de la situation du marché du travail (travailleurs pauvres, CDD et emplois précaires…) fait que de plus en plus de gens ont du mal à se loger.

Jean-Paul Lacaze
En période de chômage et de bas salaires, il n’y a pas d’autre solution pour loger les gens les plus pauvres que de faire appel aux fractions amorties financièrement (mais souvent dégradées) du parc de logements, ce qui condamne l’idée de démolition-reconstruction…

Luc Faraldi
Pour sauver quelque chose de la catégorie mixité sociale après tout ce débat, ne faudrait-il pas la faire passer du statut prescriptif au statut de constat ? J’ai travaillé sur le quartier des Francs Moisins : de toute évidence la diversité y existe, et il y a beaucoup de façons d’être divers. Mais comment faire pour que cette diversité soit vécue positivement ? Pour qu’elle constitue une ressource ?

Michel Bonetti
Comme le montrent des démarches d’amélioration de la gestion sur lesquelles j’ai travaillé, et où la délinquance a chuté de moitié en un an, on peut gérer des populations très pauvres et recréer des situations sociales acceptables. Mais le problème central de la paupérisation, c’est la stigmatisation externe, qui est largement renforcée par l’ensemble des acteurs qui travaillent dans ces quartiers, policiers, assistantes sociales, animateurs, agents, gardiens d’immeubles, et surtout les travailleurs sociaux. Quand on montre comme le fait Barbara Allen qu’il y a des compétences, des réseaux de relations, de la sociabilité dans ces quartiers, on n’est pas entendu. On retrouve le discours sur les classes dangereuses porté par les professionnels de la compassion.

Marie-Christine Jaillet
Ceux que l’on appelle « les petits clercs » produisent un discours sur « ces quartiers » à partir de leurs représentations.
A quoi a servi la notion de mixité et comment a-t-elle été instrumentalisée par le politique ? S’agissait-il de la question de la diversité, qui peut être déclinée de différentes manières, ou de la question de la dés-ethnicisation, qu’on ne pouvait pas poser directement ? Une autre manière de rendre opératoire la notion de mixité est de se demander ce que l’on cherche à travers cette notion. Si l’objectif est l’échange social, faut-il le chercher à tout prix dans la mixité résidentielle, ou identifier des lieux et des moments d’opportunités d’interactions sociales dans la ville ?

Jérôme Boissonade (Université du Littoral)
La mixité peut agir comme un leurre. Quand on constate que plus le marché du logement est fluide, plus cela accentue la ségrégation, c’est un constat d’échec de notre société.

Michel Bonetti
On ne peut pas poser la mixité uniquement comme une affaire d’interactions personnelles. Cela renvoie à la construction institutionnelle de l’espace public. Il y a une responsabilité de la République à construire un espace institutionnel en y inscrivant des règles, cela commence en faisant des trottoirs et en traçant des places de parking, cela passe par le ramassage des poubelles et des épaves. On ne peut pas dissocier l’intéraction sociale des dispositifs institutionnels de régulation sociale et de construction d’espace public. L’enjeu des politiques publiques, c’est peut-être moins un enjeu de mixité sociale qu’un enjeu de régulation institutionnelle.

François Ménard (DIV)
Dans ce séminaire, on a d’abord déconstruit la notion de mixité pour mieux la dénoncer, mais on a avancé. Il faut sérier les questions qui se cachent derrière cette notion à la fois pour construire d’autres catégories d’analyse plus pertinentes, mais aussi pour décrire d’autres objets possibles de politique publique. Notamment, que serait aujourd’hui une politique publique de la mobilité liée à la solidarité ? Dans l’évaluation du programme de rénovation urbaine mis en œuvre actuellement, à périmètre constant, celui des ZUS, il risque d’y avoir plus de mixité puisqu’on aura démoli du logement social et reconstruit du logement en partie non social. Mais il y aura des phénomènes de micro-ségrégations.

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Categories: 4.2 Société

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