« Ne lâchez pas une prise si les trois autres ne sont pas assurées » Célestin Freinet

J’ai décrit à plusieurs reprises au terme de quel processus j’étais arrivé à cette école du 3ème type. J’ai dit que c’était le prolongement logique des pédagogies actives, Freinet, Montessori… lorsqu’on se libère peu à peu d’un certain nombre de contraintes ou de rigidités et surtout lorsqu’on place les enfants dans d’autres conditions.

On peut dire « je vais appliquer la pédagogie Freinet ou Montessori ou autre dans ma classe » ou bien « Nous allons créer une école Freinet, Montessori ou autre » bien que cela soit beaucoup plus facile dans le second cas, en particulier lorsque ces écoles s’adressent à des familles qui ont aussi fait ce choix : il suffit de lire la littérature les concernant et d’appliquer plus ou moins ce qui y est dit, d’utiliser leurs « méthodes », leurs outils, encore que, même dans le second cas, ce ne soit pas si évident que cela. Mais on ne peut pas dire "Je vais appliquer l’école du 3ème type" !

L’école du 3ème type, c’est ce à quoi on peut aboutir lorsqu’un ensemble d’acteurs de l’école poursuit un cheminement qui aboutit alors à une transformation radicale de la conception même d’école. L’important est ce cheminement. Je suis flatté lorsqu’on me dit parfois « Je vais faire l’école du 3ème type en classe » ou « Nous allons créer une école du 3ème type ». Mais je suis inquiet et je me vois obligé de tempérer quelque peu l’enthousiasme pour éviter les désillusions immanquables. Certes, un jour qu’on peut souhaiter ne pas être lointain, ce sera l’école de tous, on n’aura plus besoin de la qualifier « de 3ème type », peut-être ne s’appellera-t-elle d’ailleurs plus école. Il n’y aura plus de cheminement à faire, elle ne surprendra ou n’inquiètera personne, elle sera devenue naturelle dans le paysage. Mais, en attendant… il faut défricher !

Tout d’abord, il ne s’agit pas de classes de 3ème type, mais bien d’une école du 3ème type. Les constructions cognitives et sociales des enfants s’effectuent de façon non linéaire mais dans un continuum de vie qui a pour chacun son propre temps, sa propre cohérence, sa propre sinusoïde et s’effectue dans des entités sociales. Le découpage par classes, par niveaux, des temps, est incompatible avec ce que l’on sait maintenant des apprentissages. D’autre part, tous les enseignants désirant pratiquer des pédagogies différentes connaissent les difficultés qu’ils ont à le faire quand ils sont isolés au sein d’établissements classiques. Bien sûr, ils peuvent introduire un certain nombre de pratiques de ces pédagogies, modifier leur comportement et position, tenter de tenir compte de ce que nous avons mis à jour dans une école du 3ème type, mais cela restera toujours difficile, insatisfaisant, limité et mal compris. Il est urgent d’obtenir que chaque établissement scolaire soit cohérent dans la même approche de tous ses acteurs. C’est l’objet de l’appel que je rappelle à nouveau.

Il n’est pas étonnant que l’école du 3ème type se soit développée dans des classes uniques. Elles étaient évidemment cohérentes, incluaient le continuum de six ou sept années, permettaient pour beaucoup le choix des parents (dont les enfants pouvaient aller dans l’école du chef-lieu via les ramassages scolaires du canton) et surtout étaient multi-âge.

Le multi-âge est la seconde condition nécessaire. Les pédagogies actives, dont la pédagogie Freinet, n’ont pas résolument mis en avant cette condition. Certes, dans l’école publique, l’Education nationale éradique les dernières classes uniques, limite au maximum le multi-âge dans les regroupements en en faisant même un de ses objectifs. Mais on constate toujours une certaine crainte d’une majorité des enseignants se réclamant de Freinet à aller vers le multi-âge. A contrario, les collègues et amis qui travaillent dans le sens d’une école du 3ème type et de ses principes cherchent tous à se retrouver au moins dans une classe de cycle (3 niveaux), quand elles existent. Le multi-âge est incontournable[1], j’en ai expliqué longuement les raisons qui ne sont pas que celles du temps.

On peut rajouter, dans les conditions, la disposition d’espace. Nos classes uniques disposaient de cette condition matérielle puisqu’elles étaient devenues classes uniques de par la suppression des autres classes. Une des premières actions des enseignants étant, dans tous les cas, l’aménagement de cet espace, à la fois comme habitation (l’école est habitée par des enfants !) et comme atelier (l’école est un espace où l’on doit pouvoir faire).

 Mais, que les conditions soient plus ou moins favorables, voire même complètement remplies dans le cas d’écoles alternatives ou de classes uniques, la transformation ne peut jamais être immédiate. Celles et ceux qui ont voulu le faire abruptement se sont tous heurtés à de grandes difficultés.

La principale, c’est le poids de nos représentations. Ce que j’ai pu décrire et théoriser, c’est à partir de la fin d’un processus qui avait conduit à un autre paradigme. Si intellectuellement et même philosophiquement on peut y adhérer comme à ce qu’ont aussi écrit les Yvan Illich, John Holt, Arno Stern et bien d’autres, il y a un pas à franchir quand on passe dans la réalité.

Il y a d’abord ses propres représentations et habitus d’enseignant. Même convaincu d’avance, même déjà pratiquant une pédagogie active, il va falloir se convaincre qu’une bonne part des béquilles qui confèrent habituellement une certaine sécurité sont inutiles, ne sont que des freins embarrassants. Les pédagogies apportent ces béquilles parce qu’elles ont été pensées pour être appliquées dans des classes et dans le cadre de l’Education nationale (sauf pour Montessori et Waldorf). Même ceux qui sont considérés comme pédagogues aujourd’hui (des pédagogues de salon !), parlent de programmes (nouveaux bien sûr !), d’évaluation, d’apprentissage de la lecture au CP, de bons ou mauvais manuels, etc. C’est de toutes ces fausses sécurités, de toutes ces fausses certitudes, qu’il va falloir se débarrasser peu à peu.

En matière d’éducation, que l’on soit enfant, enseignant ou parent, chacun a besoin d’être dans un état sécure. Célestin Freinet se servait beaucoup de la métaphore montagnarde « Ne lâchez pas une prise si les trois autres ne sont pas assurées ». Chaque avancée va bien consister à relativiser d’abord l’importance et l’utilité de ce qu’on pensait nécessaire, puis à le lâcher pour s’accrocher à autre chose de nouveau, jusqu’au sommet où l’on n’a plus besoin de rien. Quand on lâche une prise, c’est qu’on a découvert que cela se passe mieux par d’autres voies. Je pourrais aussi prendre la leçon que m’avait donnée un jour un vieil apiculteur. « Quand j’ai débuté, je faisais des opérations très compliquées et savantes avec mes ruches pour augmenter la production de miel. Je les ai abandonnées peu à peu et maintenant je ne fais plus rien, je vais les voir et mes abeilles me donnent encore plus de miel ! » Oui mais, si vous débutez en installant vos ruches n’importe comment et en ne faisant rien, vous avez toutes les chances de les voir dépérir. Le « rien » dont parlait ce vieillard n’était pas… rien ! Ces ruches n’étaient pas posées, disposées comme par hasard, il faisait une multitude de petits gestes apparemment insignifiants dont il ne se rendait même plus compte. Son rucher était un aboutissement. Je pourrais prendre une autre leçon que m’avait donnée cette fois mon professeur d’aïki do[2] pour la maîtrise des mouvements (katas). « Au début, tu travailles comme si tu étais entouré de terre, puis c’est entouré de sable, puis d’eau, puis d’air, et enfin c’est dans le vide, tu es libre »

Il y a aussi les représentations et les habitus des enfants. Une école du 3ème type c’est la liberté, c’est elle d’ailleurs qui fait le plus peur, non sans raisons puisque nous sommes dans une telle société d’ordre institué que toute liberté prise par rapport à cet ordre met chacun en danger en même temps que l’ordre. Les initiatives sont limitées à celles autorisées (voir le billet). La liberté est devenue insécure dans une société qui met pourtant le mot sur son fronton.

C’est donc aussi dans un processus[3] que les enfants peuvent s’emparer de cette liberté inhabituelle pour beaucoup, oser prendre et assumer des initiatives, être autonomes et conduire cette autonomie parmi celle des autres et dans une entité dont ils sont les auteurs et les acteurs. Dans un premier temps, les pédagogies offrent un cadre rassurant aussi pour eux. Je dis souvent à mes jeunes collègues qu’un plan de travail, des fichiers, un emploi du temps… ont surtout comme principal intérêt d’être au début sécures, pour eux comme pour les enfants. Ouvrez la cage au canari, il se fera manger par le premier chat rencontré. Ouvrez la cage au lion, il dévorera la première personne rencontrée ! Mais, pour rassurer, je peux dire que les enfants rentrent beaucoup plus vite que les adultes dans cet autre paradigme où la liberté et son auto-organisation deviennent sécures et fécondes.

Enfin il y a les représentations des parents, même lorsque ceux-ci ont fait délibérément le choix d’une autre école et je dirais, même lorsqu’ils la créent. S’il leur est assez facile d’admettre (ou de vouloir) le nécessaire épanouissement de l’enfant, le respect de sa personne et de ses rythmes, l’ouverture au monde, il n’empêche que, légitimement, tous désirent que leurs enfants sortent de l’école en étant armés de ce que notre société demande, ceci encore plus pour les parents moins privilégiés. Ce n’est peut-être pas la différence, la perte des repères habituels qui rebutent le plus mais l’incertitude. Les exemples sont encore trop rares, peu connus, marginalisés, pour lever d’emblée les incertitudes. Il faut donc que peu à peu d’autres repères se substituent à ceux connus, que les incertitudes se lèvent peu à peu. C’est lorsque les parents ont constaté, à la fin de la première année, que les enfants de Moussac suivaient au moins aussi bien que les autres au collège, que leur adhésion et leur participation est devenue de plus en plus délibérée et que nous avons pu avancer progressivement plus loin. Encore et encore la nécessité absolue de l’état sécure des uns et des autres.

D’autre part, les parents sont nécessairement partie prenante dans une école du 3ème type. On ne peut y être comme simple usager ou consommateur (ce qui est possible avec l’agriculture biologique). Ah ! La démocratie participative ! Elle ne se décrète pas ! Il n’y a pas encore d’habitus ! Il faut que se crée peu à peu un collectif qui ne soit pas seulement institué mais fait des apports de tous dans des interrelations d’où doivent émerger des consensus, donc aussi dans une auto-organisation. Il faut que chacun trouve aussi la posture qu’il doit adopter dans ce qui n’est plus son espace familial. Il faut que se crée un fonctionnement permettant les relations entre un collectif de parents et un collectif de professionnel. Il faut aussi et surtout que les positions et les pouvoirs de chacun et leurs rapports dans l’entreprise éducative soient reconnus et respectés. Il faut qu’une autre culture de la vie sociale s’instaure. L’école du 3ème type, ce sera, pour quelque temps encore, une aventure sociale dans laquelle les uns et les autres se lancent. J’ai souvent dit que les pédagogies nouvelles, c’était facile, c’est tout ce qui est autour et les permet qui l’est moins. C’est ce que constatent tous les jours les collègues et amis qui entreprennent ce changement.

L’avancée vers une école du 3ème type ne peut qu’être celle d’un ensemble d’acteurs qui crée peu à peu son propre modèle et le fait évoluer. Si cet ensemble est d’emblée constitué d’éducateurs et de parents qui le désirent, c’est plus facile (leur nombre croît !). Mais, tout ce que j’ai pu suivre depuis une ou deux dizaines d’années, toutes les informations qui me sont remontées, prouvent qu’on ne peut faire l’impasse d’un cheminement collectif, d’un tâtonnement collectif. Le sachant et en l’acceptant d’entrée, il y a toutes les chances d’y arriver. En lui-même, le tâtonnement social est aussi riche et fécond que son aboutissement.



[1] Si le multi-âge va de soi pour une classe unique, il ne demande que des aménagements de la structure quand l’établissement est plus important. Des écoles comme celle d’Armand Ballard à Montpellier s’étaient structurées en une dizaine d’unités classes uniques dans le même bâtiment, d’autres comme l’IMP de Clarjoie en Saône et Loire fonctionnaient en une seule unité en ayant fait éclater les cloisonnements habituels et les attributions d’une classe à un seul enseignant.

[2] Art martial qui consiste à utiliser et à retourner l’énergie d’un agresseur dans le mouvement.

[3] Ce processus est à la fois individuel et collectif. En particulier lorsqu’ils proviennent d’une autre école et pour certains enfants, le processus peut être plus long que pour d’autres, ils peuvent être perdus ou être perturbateurs. Collectivement aussi il n’est pas évident de passer d’une situation où simplement obéir à des règles imposées est d’une certaine facilité, à une situation où la liberté impose de créer les règles qui la permettent. Mais c’est aussi cela le processus de la socialisation.